Bertrand Stofleth
Dossier mis à jour — 13/10/2022

Déplacer les bords du monde

Déplacer les bords du monde
Par Raphaële Bertho, 2021

Cinq artistes, cinq photographes sont envoyés sur les routes de la région Grand Est pendant une année pour tenter de figurer ce territoire en quête d'identité : l'histoire n'est pas nouvelle. Elle nous rappelle celle de tant d'autres projets, et en premier lieu celui de la Mission photographique de la DATAR (1984-1988) 1. Dans les années 1980, c'est l'État français qui missionne vingt-neuf photographes pour tirer le portrait d'une France d'après les Trente Glorieuses, prise entre les feux de la désindustrialisation et ceux de la mondialisation. Quarante ans plus tard les questions ne sont plus les mêmes. Il s'agit pour cette région née des remaniements territoriaux de 2015 de susciter un imaginaire qui puisse réunir l'Alsace, la Lorraine et la Champagne-Ardenne, qui fasse la synthèse entre les bulles de la montagne de Reims et les tranchées de Verdun, entre les crêtes pré-ardennaises et le Kochersberg. Pour répondre à cette commande, les cinq photographes vont, sans concertation préalable, adopter le même parti-pris : celui de tourner le dos à ce pittoresque qui fonde nos représentations des territoires en France depuis plus d'un siècle maintenant. Éric Tabuchi, Beatrix von Conta, Bertrand Stofleth, Olivia Gay et Lionel Bayol-Thémines contournent les centres-villes, évitent les monuments, cherchent l'envers de la carte postale. Ils plongent dans ce territoire, en apnée, dans le silence de ces grandes étendues. Ils sont attentifs à ses bruissements, à la recherche des récits qui traversent une topographie marquée par la grande histoire. Au paysage politique de John B. Jackson, au plan d'aménagement et aux découpages administratifs ils préfèrent une vision du vernaculaire et du vécu 2. Dans les images qu'ils nous livrent à l'issue de cette quête d'une année se mêlent les traces d'un passé douloureux et les prémices d'un avenir incertain. Champs à perte de vue, usines désaffectées, artificialisation des voies navigables, croix de Lorraine : l'histoire du Grand Est, marquée par les conflits européens et l'exploitation des ressources naturelles, reste omniprésente. Ancrés dans cette permanence, les photographes évoquent aussi les questionnements écologiques, économiques et sociaux qui traversent l'époque, ici avec la figuration de pratiques agricoles respectueuses du vivant dans les Ardennes ou là avec le portrait d'un musicien de jazz manouche à Forbach. Les cinq photographes de la mission font feu de toutes les techniques photographiques contemporaines, de la chambre aux imageries satellites, et de modes d'écritures visuelles allant de la sérialité à l'association narrative. Pourtant à travers cette pluralité de formes une seule ligne se dessine, celle de réapprendre à « habiter » le monde. À l'écoute des signaux faibles, Éric Tabuchi, Beatrix von Conta, Bertrand Stofleth, Olivia Gay et Lionel Bayol-Thémines nous invitent à « habiter poétiquement le monde » pour reprendre ici les termes de Friedrich Hölderlin.
Il ne s'agit pas seulement de réenchanter notre rapport au quotidien, quête aujourd'hui datée, mais plus profondément d'abandonner une forme d'emprise au profit de la recherche d'une posture empreinte d'empathie. En parcourant les travaux de ces cinq photographes, il y a lieu de se demander s'ils nous proposent ici le portrait d'un territoire, ou celui de notre époque. [...]
Bertrand Stofleth fait de la mise en critique de la vision moderne du territoire la matrice même de son travail. Dans ces paysages du Grand Est aux accents picturaux, le photographe traverse les époques, du Néolithique à la Seconde Guerre mondiale en passant par la patrimonialisation de l'histoire industrielle. Loin de mythifier ce territoire, il inclut les marques d'une modernité prosaïque. Tout est dans le cadre : les supermarchés et les églises en tôle, les piliers des lignes à haute tension et les centrales photovoltaïques, les panneaux d'affichage et les enseignes-objets, les installations industrielles comme de loisirs. Il ne cède rien au pittoresque, au contraire. Il incorpore cette artificialité aux espaces viticoles, agricoles ou forestiers, dans une synthèse visuelle que les légendes viennent bousculer. Le texte pointe les tensions environnementales, économiques et sociales qui viennent fissurer cette harmonie de façade, en mentionnant le caractère toxique de ces jolies fleurs jaunes ou le risque d'endettement qu'induit cette installation flambant neuve. Bertrand Stofleth soulève le voile du paysage, le creuse de significations imperceptibles, en proposant une réflexion sur les limites du visible et la puissance du dicible. La légende n'ancre plus le sens de l'image mais au contraire elle le dérange, le « désorganise » pour reprendre les termes de Roland Barthes 3, en donnant à voir contexte et métatexte. De ce point de vue, l'image de la RD 952 est exemplaire. Au premier abord il s'agit d'un coin de pays, d'une vue pour le moins banale, icône de la platitude de ces croisements de routes départementales perdus au milieu des champs. Au centre de la composition, le bunker, reliquat des conflits européens du XXe siècle, est devenu support de publicités et de slogans militants. On imagine très bien ici cette structure de béton à l'abandon, à l'écart de tous les lieux de vie et promise à un oubli certain dès lors que la nature aura « repris ses droits ». En quelques lignes pourtant, le photographe inscrit ce lieu tant dans l'Histoire que dans une actualité sociale et économique, n'omettant pas de mentionner les problématiques liées à la biodiversité. Ce bout de pays se retrouve connecté à l'Amérique du Nord et à l'Asie, partie d'un tout mondialisé. En cela ce paysage, avant d'être du Grand Est, est foncièrement terrestre 4. Car Bertrand Stofleth nous rappelle avec finesse à notre condition in fine humaine, contingente de considérations tout à la fois locales et globales, économiques et environnementales. Une complexité d'interactions et d'équilibres qui se dissimulent dans ce bord de route totalement anodin et pourtant en lien avec le reste du monde.
Cette exploration de l'ordinaire comme singularité exemplaire se retrouve dans l'Atlas des Régions Naturelles (ARN) d'Éric Tabuchi. La mission menée sur le territoire du Grand Est s'intègre à un projet de création d'une archive photographique initié en 2017 par le photographe, ayant pour objet de constituer un large aperçu de la diversité des bâtis mais aussi des paysages qui composent le territoire français métropolitain. [...]

Missionnés pour tirer le portrait de la région Grand Est, les cinq photographes ont finalement répondu à une question plus vaste : comment habitons-nous le monde ? Ils sont allés chercher la communauté dans le commun, dans les interstices, ils ont tenté de déplacer le regard pour mieux construire une identité partagée. Ils ont voulu saisir le tissu humain qui constitue un territoire, ces manières d'être dans l'espace et le temps qui existent dans les villages, les banlieues, dans ces marges qui sont au centre de nos existences collectives. Les résultats photographiques de cette recherche ne manqueront pas d'étonner spectateurs et commentateurs. Cherchant à reconnaître une région, ils trouveront dans ces travaux avant tout un questionnement fondamental sur notre époque. Parce qu'elles proposent des points de vue d'auteurs et d'autrices, ces images déstabilisent, critiquent, bousculent parfois même nos représentations et nos a priori. Dans les années 1990, face au pari similaire fait par les photographes de la Mission photographique de la DATAR, le philosophe Alain Roger dénigrait cette posture comme une forme de complaisance pour un paysage « du déclin, de la déception et de la décrépitude 5 ». En sera-t-il de même pour les cinq photographes du Grand Est ? Certes, l'histoire ne se répète pas, mais il est toujours bon de rappeler que l'art est une recherche. Il n'est pas voué à la satisfaction de nos goûts esthétiques. Il arrive même qu'il fasse grincer des dents.
In fine, l'art nous dit toujours quelque chose du monde mais le plus souvent de façon implicite ou latente. « L'art est un mode de prédiction qui ne se trouve pas dans les graphiques et les statistiques », nous rappelle John Dewey 6. En parcourant le Grand Est, Lionel Bayol-Thémines, Olivia Gay, Beatrix von Conta, Bertrand Stofleth et Éric Tabuchi cherchent à voir au travers, à déplacer les bords du monde.

  • — 1.

    Il s'agit de la Délégation à l'aménagement du territoire et à l'action régionale. Voir Raphaële Bertho, La Mission photographique de la DATAR, Un laboratoire du paysage contemporain, La Documentation française, Paris, 2013 et Raphaële Bertho et Héloïse Conésa (dir.), Paysages français, une aventure photographique, 1984-2017, cat. exp., BnF Éditions, 2017

  • — 2.

    John B. Jackson, Discovering the Vernacular Landscape, Yale University Press, 1986d, « Folio essais », 2010

  • — 3.

    Roland Barthes, « Photo-chocs », Mythologies (1957), Paris, Seuil, 2003, p.105-107

  • — 4.

    Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s'orienter en politique, Paris, La Découverte, 2017

  • — 5.

    Alain Roger, Court traité du paysage, Paris, Gallimard, 1997

  • — 6.

    John Dewey, L'art comme expérience, trad. dirigée par J.-P. Cometti, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2010