Highway to the stadium
Highway to the stadium
Par Vincent Duluc, 2017
Le derby trace des frontières géographiques et sentimentales, il fait défiler la route et fait défiler le temps. Quand on songe aux anciens derbies, il nous revient des chemins dorés et de longs tunnels, les années 70 complètement stéphanoises, les années 2000 absolument lyonnaises, et toujours la route, les vallées et les ponts, qui nous dirigent, dans une aspiration consentie, vers le point le plus éclairé de la nuit, de l'autre côté.
Aimer le derby, c'est aimer l'attendre, passer l'année à rêver de célébrer la défaite des voisins, en s'adossant aux frontières imaginaires ou réelles qui séparent deux histoires. Les footballeurs de Lyon et de Saint-Étienne disputent le derby depuis bientôt soixante-dix ans. Ils ne le jouent pas réellement pour eux-mêmes, ce sont même les deux seuls soirs de l'année où ils représentent infiniment plus qu'eux-mêmes ; ils sont de passage dans une histoire qui les dépasse, qui les fait se retrouver solennellement sur le pré pour un duel avec témoins, mais pas à l'aube, plutôt la veille au soir. Ce n'est jamais une manière de régler les querelles de voisinage, plutôt de les entretenir, en cachant des différences fondamentales sous le folklore, et inversement.
Ce n'est pas seulement d'avoir un père stéphanois et des enfants lyonnais, mais on n'a jamais su exactement où se situait la frontière. En venant de Lyon, qui fut notre chemin le plus commun, le prix du centralisme médiatique, l'appel du Sud commence en dépassant les raffineries de Feyzin, au moment précis où l'on échappe à la métropole et où s'élargit l'horizon, mais la sensation du match du soir à Geoffroy-Guichard nous gagne en quittant l'A7 pour tourner à droite et glisser vers le pont de Givors. La file de voitures est souvent longue, immobile, et si les gens klaxonnent ce n'est pas seulement parce que le conducteur de devant est peu réactif, c'est plutôt parce qu'il porte un maillot vert, ou qu'il a bloqué un drapeau de l'OL à l'aide de la vitre électrique. On klaxonne pour le chambrer, ou pour l'encourager en revendiquant la même appartenance. On klaxonne.
Où est la frontière, alors ? Elle ne peut pas se situer lorsque l'on quitte le département du Rhône pour entrer dans la Loire, ce serait trop simple, si banal, indifférent à l'usage comme aux sentiments. Or nous avons justement le sentiment de franchir la frontière quand survient l'évidence que nous sommes en procession, déjà, slalomant sur cette autoroute qui épouse la vallée en des noces tourmentées. Les soirs de derby survit cette chaleur d'une passion partagée, cette griserie de savoir que nous allons au même endroit, en même temps, avec le même espoir, la même impatience. Les soirs de derby, encore, les supporters utilisent le paysage moderne : de Givors à Saint-Chamond, ils déploient des banderoles sur les ponts qui surplombent l'autoroute et qui s'envoleront au vent quand il sera l'heure d'aller au stade, ou alors ils peignent directement sur les piliers quelques slogans qui passeront l'hiver.
À Rive-de-Gier nous sommes encore dans l'entre-deux, et même si ce n'est pas vrai c'est une impression diffuse et partagée ; mais une fois arrivés à Saint-Chamond les Lyonnais sont dans le territoire de l'autre et ils touchent au but, une expression qui a du sens pour les supporters voyageurs. Il faudra grimper encore un peu avant de plonger vers la plaine et le Stade Geoffroy-Guichard, que l'on voit plusieurs kilomètres à la ronde et que l'on entend les soirs de grand vent - et de tempête à l'intérieur.
Lorsque l'on fait la route dans l'autre sens, un soir de derby, il nous semble que Lyon commence difficilement avant Givors, en tout cas pas avant d'avoir fini de traverser les rares terrains neutres revendiqués par les deux camps. Un peu plus loin, la traversée de Feyzin devrait mieux entretenir l'ambiguïté d'une ville qu'on pense bourgeoise et soyeuse. Mais les derbies modernes escamotent la visite historique, cette manière de longer le Rhône et de parvenir au confluent pour tomber sur le stade de Gerland ; ils contraignent à suivre la rocade de l'est, comme on suivrait une déviation impersonnelle, à l'écart des traces de nos jeunesses et de nos souvenirs, pour découvrir le nouveau stade de Lyon en bord d'autoroute, architecture monumentale, soucoupe géante dans la brume les soirs d'hiver, une histoire sans rien autour, sans passé ni restaurant apprivoisé, sans rituels autres qu'une carte de parking, un ticket de tram, ou une navette qui débarque les conducteurs des parkings lointains.
Dans ce stade où les mouvements de population sont endigués par les arrêts préfectoraux qui interdisent les déplacements de supporters, limités du frigo au salon, et retour, pour n'en rien manquer à la télé, le derby n'est qu'une histoire unilatérale avec bande-son en mono : la frontière a été remplacée par un mur. Le derby est une manière de faire la route mais aussi de rendre visite, de s'affronter tout en vivant la même chose. Si on ne fait plus la route pour le derby, la route n'existera plus et le derby sera mort. Il ne restera plus qu'une autoroute pour partir au boulot le matin, revenir, et plus qu'un match de plus dans une saison, avant lequel on convoquera les anciens au coin du feu pour qu'ils racontent leurs souvenirs. Les anciens et les souvenirs seront toujours les mêmes, puisque la chronique et le spectacle modernes seront impuissantes à les recouvrir.
Un jour, une autorité avait décidé qu'il n'y aurait plus de derby, mais une seule équipe régionale, qui réunirait Lyon et Saint-Étienne, et jouerait dans la capitale du Rhône : cela avait été la vision et la décision du gouvernement de Vichy, en 1943, sous les ordres du colonel Pascot, qui était une manière de ministre des sports de la collaboration. Ils avaient contraint des joueurs professionnels à faire la route, mais les supporters avaient refusé, ils étaient restés à Saint-Étienne, soutiendraient une équipe amateurs plutôt que d'accepter le mariage forcé et la résidence nouvelle. Casino avait délivré de faux certificats de travail à certains joueurs pour faire croire qu'ils n'étaient pas réellement professionnels et devaient échapper à l'exil, et un autre, Jean Snella, futur grand entraîneur des Verts et du football français, avait avancé qu'il tenait un bistrot à Saint-Étienne et ne pouvait pas s'absenter. Un an plus tard, la guerre terminée, chacun avait regagné ses territoires et retrouvé sa véritable identité : chacun chez soi et le derby serait bien gardé. Dans les faits, il attendrait la création de l'OL en 1950 pour prendre une ampleur véritable, et vivre enfin sur cette alternance : Geoffroy-Guichard à l'aller, Gerland au retour. On ne dit plus Gerland. On dit Groupama Stadium, à Décines. En vendant son identité, ou en la louant à une société d'assurance, le club a accepté, finalement, que l'OL et Lyon aient disparu de l'intitulé et de la localisation du stade. Cela décrit une trajectoire, donne l'idée d'un autre voyage, aux marges du football d'avant et de la ville de toujours.
On a le droit de vivre avec son temps sans rien oublier : Gerland, vraiment, c'était autre chose ; en venant de Saint-Étienne, on voyait le stade au loin en longeant le Rhône, et pour y accéder on tournait au pont Pasteur, en laissant sur sa gauche la Saône qui venait d'apparaître à la Mulatière. On voyait la colline de Fourvière, au loin, on devinait le plateau de la Croix-Rousse, le crayon de la Part-Dieu, bien sûr. Le monde était simple, binaire : le derby entre Lyon et Saint-Étienne avait lieu tantôt à Lyon, tantôt à Saint-Étienne, pas à Décines. Désormais, les Lyonnais doivent défendre leur camp sur un nouveau territoire, qu'ils doivent commencer par s'approprier ; les supporters qui ont des souvenirs sont une force réactionnaire, ils accepteront le changement quand ils auront de nouveaux souvenirs et qu'ils auront participé à repousser les limites de la cité. Pour qu'ils se sentent complètement chez eux, pour que s'accomplisse chaque rituel, il faudra aussi que les Stéphanois viennent leur rendre visite plus souvent, plus nombreux. Il faudra rouvrir la route.