Entretien avec Marc Donnadieu
Entretien avec Marc Donnadieu
Semaine n°36, Éditions Analogues, 2006
Marc Donnadieu : Qu'est-ce qui vous a amené à répondre à ce concours pour l'Espace de Deuil de l'hôpital-clinique du Pays des Hautes Falaises de Fécamp ? La proximité géographique, le fait que vous viviez dans la ville même de Fécamp depuis plusieurs années déjà ? Ou le sujet même de cette commande, ce rapport si particulier au deuil et à la mort, thème incontournable de l'histoire de l'art et auquel vous vous étiez déjà attaché dans votre travail de peinture, je crois ?
Bruno Carbonnet : Il y a effectivement cette question du voisinage géographique. Mais l'essentiel, en effet, est que ce sujet s'inscrit dans la suite logique de mes recherches et des mes œuvres précédentes. Ne serait-ce que le fait d'avoir exposé dans la Synagogue de Delme, par exemple. Ou ma toute première collaboration avec la Fondation de France, pour laquelle j'avais travaillé avec des toxicomanes en postcure. C'est une autre branche de ma démarche d'artiste que de me soucier de ce genre de lieu, d'espace, de contexte, et de savoir ce qu'on peut y faire, ce qu'il est possible d'y faire...
M.C. : Mais comment alors, fort de ces expériences précédentes, avez-vous plus particulièrement abordé ce projet ?
B.C. : Je voulais un projet où il y ait une présence de la couleur. Je ne voulais pas d'une dimension trop "endeuillée", cette manière habituelle par laquelle la question du deuil est représentée, cette ambiance grise, blanche et noire... Le deuil n'est qu'un moment de passage, au-delà il y a de la "ré-ouverture". La couleur, c'est la présence de cette "ré-ouverture" dans l'espace. J'étais d'accord pour concourir si cette position sur la couleur pouvait avoir lieu.
M.C. : Cette "ré-ouverture", c'est, pour vous, ce qui spécifie le deuil ?
B.C. : Oui. Il y a une grande différence entre la question du deuil et celle de la mort. La mort, c'est toujours l'autre qui meurt : le mort meurt ! Les vivants, eux, font l'expérience du deuil. Ils ne font l'expérience de la mort qu'à travers celle d'un morceau d'eux-mêmes. Ainsi, est-ce moins une expérience de la mort qu'une expérience de la perte.
M.C. : La perte de quelque chose de cet autre qui est mort et que l'on portait en soi ?
B.C. : Exactement !
M.C. : Mais d'où vient cette volonté d'échapper à cette symbolique commune des couleurs liée au deuil et à la mort ? C'est parce que vous ne vous y retrouvez pas d'une manière générale, ou c'est parce que vous en avez déjà vécu l'expérience ?
B.C. : J'ai, bien sûr, fait l'expérience de deuils très proches. Mais, c'est surtout mon rapport à d'autres civilisations — l'Inde ou le Cambodge, par exemple... —, et la manière dont la mort y est là-bas envisagée comme faisant partie intégrante du cycle du vivant. C'est donc une tentative de déplacement de la question du deuil. La personne est de toute façon "endeuillée" ; mon projet n'est pas là pour la "dé-deuiller"... Il est là comme une présence "autre", comme il y a ce temps "autre" de l'après-deuil, ce temps de la "ré-ouverture".
M.C. : Cette question de la couleur s'incarne à travers la présence d'une succession de tableaux très précisément disposés dans l'Espace de Deuil.
B.C. : Oui, une suite de tableaux, verticaux, hauts et étroits, tous du même format, comme en lévitation vis-à-vis du mur. Ils sont peints sur du bois, donc possèdent une certaine stature, une certaine stabilité, une certaine épaisseur... J'ai d'ailleurs du mal à les appeler "tableaux", je les appelle simplement des panneaux, des panneaux peints. Ils oscillent entre la peinture et l'élément mobilier. Ce sont des "panneaux de peinture". Par ailleurs, ils sont excessivement vernis pour qu'il puisse y avoir sur eux des reflets de lumière. Il y a ainsi, dans la verticalité de ces panneaux, une sorte de remontée du sol, une tentative de faire remonter le regard. Au fond, je pourrais dire que le sol et l'ensemble de ces panneaux ne font qu'un ...
M.C. : Des panneaux de peinture ni totalement abstraits, ni totalement figuratifs...
B.C. : Ni abstraits ni figuratifs. Il y en a même certains qui vont vers le monochrome pur. Ce sont surtout des vibrations colorées. Comme un paysage...
M.C. : Un paysage en correspondance avec le paysage extérieur, celui de la Normandie ?
B.C. : De par leur tonicité et leurs contrastes, oui ! C'est pour cela que, dans la salle d'attente, il y a un panneau noir à côté d'un panneau bleu. C'est un effet nuit-jour qui peut arriver dans le Pays de Caux. Ces changements brusques, ces transformations rapides du temps qu'il fait, ces passages de nuages, ces arrivées d'orages, ces éclats de lumière, c'est cela la qualité du paysage de Fécamp. Et puis la présence des falaises, cette question de la rupture, de la coupure comme partie intégrante du paysage, la question de la verticalité.