Bruno Carbonnet
Dossier mis à jour — 11/09/2020

“Maisons”

“Maisons” (extrait)
Par Frédéric Valabrègue
In Arte Factum n°28, Anvers, Belgique, 1989

Il est toujours étrange de constater l'omission dans beaucoup d'articles qui concernent la peinture, de son élément prépondérant, la couleur, comme si celle-ci n'était qu'un accessoire ou un fard libidineux dont la séduction ne convainc plus personne. Ainsi, on peut parcourir les pages les plus doctes et les plus subtiles sans qu'il soit fait mention de celle-ci et plus personne ne se hasarde à parler d'Untel comme d'un coloriste ou à faire illusion au terme suranné de palette. En tout cas, à travers la désuétude de ce dernier terme, ce que l'on peut constater, c'est que la couleur, comme les matériaux, s'est toujours transformée selon un contexte plus vaste, celui des usages technologiques d'une société. Ainsi, la couleur de Bruno Carbonnet est-elle plus proche du nuancier industriel – celui, par exemple, qui vous permettrait de choisir votre voiture – que de l'inventaire du marchand traditionnel. Ses laques et ses pigments répondent aux aplats éclatants et compacts de l'image publicitaire. Ce sont des couleurs qui appartiennent à un présent dont elles rassemblent le goût.

Bruno Carbonnet a mis un certain temps à s'en tenir aux termes mêmes de la peinture dont beaucoup annoncent la fin pour des raisons plus ou moins bonnes. Il a fallu qu'il passe par-dessus ce débat ou du moins qu'il finisse par penser que ce débat ne le mettrait jamais au pied du mur. Le voici donc avec les instruments du genre, sans béquille et sans faux-fuyant, face à des rectangles de toile de formats modestes, c'est-à-dire qui ne concèdent rien à l'actuelle convention du gigantisme ni au contrepied de la miniature. Pas d'attitudes, le moins possible, mais certainement une mise à l'épreuve. Il se trouve que, de cette façon très peu délibérée ni ostentatoire de s'inscrire sur un territoire réputé exténué, naît encore du non-dit, ou plutôt un jamais-vu que je vais essayer de dire.

Au commencement est une image qui se nomme aisément : Maison. C'est une petite demeure, comme les jeux de cubes des enfants peuvent nous permettre de la construire, inscrite en creux, dans la matité, dans l'effacement et selon des couleurs usées, que l'on reconnaît d'abord, avant que la simplicité de sa forme nous invite à une pluralité de lectures : diaphragme d'appareil-photo, châsse d'un temple, cercueil. La symbolique de la maison est d'une richesse incomparable. Rappelons quelques-uns des thèmes : le retour au bercail, puisque Bruno Carbonnet revient à la peinture, mais sans nostalgie, sans goût pour la référence, sans la sentimentalité de l'adorateur, et surtout sans impulsion réactionnelle ; la maison, c'est le père et c'est donc la fondation ; construire sa maison, ça n'est pas tant assurer ses arrières que chercher à encrer son existence. On se fixe une règle : celle du lieu. Bruno Carbonnet n'a pas d'origines nomades, autrement il saurait que construire en dur, même dans la toile, c'est proposer un temple à la divinité.

Mais il y a pensé. Peut-être pas aux dieux, mais au silence du sanctuaire, certainement. Lieu d'accueil pour quelque chose de sublime, car le mot, dans sa prétendue emphase, recouvre aujourd'hui notre attente. Maintenant, dans la tradition extrême-orientale, la maison, dans sa représentation la plus rudimentaire, signifie pour toujours la solitude érémitique. Cette œuvre est celle d'une solitude, ce que les fastes de la couleur ne démentent pas. La solitude n'est pas forcément désolée. Mais de l'un à l'un, de la maison à la série, c'est cette unicité qui se constitue, cette volonté de rassemblement de l'être et ce désir de méditation. [...]

Carbonnet en a fini avec un regard périphérique : celui du bon sociologue, celui de l'artiste malin. Il en a terminé avec les tours de passe-passe et s'est mis en quête d'une rigueur du sensible, c'est-à-dire munie de quelques principes mais sans théorie et sans interdits. Jamais la série présente ne peut donner un sentiment d'enfermement. Au contraire, l'ensemble se dilate et se rétracte comme une pupille parfois marquée d'un point aveugle. Il se module sur la lumière. En même temps, il rassemble des couleurs qui appartiennent à notre quotidien. S'il y a une fable de l'absolu, elle est hospitalière. Cette mesure au fond classique appartient sans doute à un état d'esprit d'aujourd'hui. Je ne veux pas parler d'un classicisme du juste milieu, mais de celui qui consisterait à faire son chemin seul, à désirer une particularité sans exclusion, à se poser un peu plus les problèmes inhérents à une pratique, que ceux, ambiants, qui relèvent d'une situation dans l'époque. Il est certain que cette concentration sur ses propres forces détonne et fait la différence aujourd'hui.

© Adagp, Paris