Extrait du texte Provoquer un pas de côté
Extrait du texte Provoquer un pas de côté... De la citation comme procédé d'écriture voire comme art du « mélancolique »..., par Delphine Alleaume, paru dans la revue Hippocampe - n°11, automne 2014
« Une myriade de petites vies » - Les îles1 de Christelle Franc
Christelle Franc, artiste stéphanoise, use de procédés rigoureux, exigeants. C'est ce que l'on ressent au premier abord. Le cadre est là. « J'utilise des définitions du dictionnaire »2, dit-elle. Ce qui apparaît dans un second temps, c'est la liberté qu'elle prend à l'intérieur de ces limites pour bousculer l'ordre établi. Son travail qui consiste en l'accumulation d'images, de mots, de textes extraits et combinés par des associations d'idées est le fondement de sa pratique. Seulement, pour saisir un tant soit peu cette activité, elle doit déjà être racontée. Tout d'abord vient l'élaboration du livre par lequel on entre dans un univers, une progression lente. Dans le procédé même par lequel elle pense et agence le montage du livre, Christelle Franc fait exister l'idée du voyage, de la déambulation. Une idée, un mot, une image en appelle toujours d'autres. De l'image de l'île par exemple surgit celle du volcan, puis le souvenir d'une lecture de Stendhal quand il est à Naples et presque dans le même temps la rencontre avec un tableau de Ingres. Et de poindre le premier mot : « personne ». La « lecture » se poursuit avec L'Agression de Saint-Antoine par les démons, peint par Grünewald et La partie carrée de Watteau. De là, surgissent de nouvelles analogies de formes, de couleurs qu'elle associe à une grande roue croisée sur une place dans sa ville, qu'elle photographie. Ces images et ces « citations » vont susciter chez elle un désir de regarder encore, de chercher, de savoir. Une façon sans doute d'y voir plus clair et aussi pour elle, une façon d'écrire. « Mon écriture, elle se fait là dans mes livres. C'est une forme d'écriture pour moi ». 3
La deuxième étape est celle des panneaux, ou « tableaux » qui matérialisent le temps du livre. Ils fonctionnent comme par strates, par couches successives où là encore la méthode est de mise. En écho avec les livres qu'elle bâtit, elle va superposer des listes de mots, faire le contour de reproductions d'œuvres d'art qui vont apparaître en transparence, s'entrecroiser, parfois disparaître sous l'accumulation des couches de papier. Elle va ajouter des photographies prises au détour de promenades. Les listes de mots inscrites manuellement sont établies à partir des définitions du dictionnaire. Par exemple dans Les îles, le premier mot d'un des tableaux de la série est « masque », la liste de mot affiliée à ce terme est longue. Ne surgiront au final, par un système d'encoches dans le papier, que ceux qui résonnent avec la somme des éléments qu'elle a glanée au fil du temps et avec laquelle elle compose dans l'instant, « je suis dans un flux où les mots viennent parler de ce que je suis en train de faire » 4
En s'inscrivant dans le cours des choses, par le montage, elle éprouve de façon subtile l'univers des autres qui, mêlé au sien va faire naître des contrepoids. C'est ce va-et-vient entre les choses établies et les « envolées » qui fait toute la richesse, l'intérêt et la justesse de cette œuvre. La question de la somme donc, et du désir de savoir. Quand elle fait allusion à tel écrivain ou tel artiste, elle explique : « Je veux savoir ce qu'il raconte, comment il envisage les choses. Savoir, pour après, sans présomption, l'utiliser. J'ai besoin, non pas de me justifier, mais d'en savoir plus... en connaissance de cause. Peut-être pour établir un lien tacite avec l'autre ». 5
La profusion du savoir et le désir de le rassembler dans une même forme chez cette artiste, nous permet l'analogie avec le mode d'écriture qu'emploie Burton. (...)