Christelle Franc
Dossier mis à jour — 18/01/2024

Textes

Présentation

Par Christelle Franc, 2014

Christelle Franc : le poème à dessein

Par Jean-Christophe Royoux
Pour l'exposition Je mehr Ich zeichne - Zeichnung als Weltentwurf, Museum für Gegenwartskunst, Siegen, 2010

Texte d'Eva Schmidt

In Je mehr Ich zeichne - Zeichnung als Weltentwurf, Museum für Gegenwartskunst, Siegen, 2010 (extrait ENG)

Une visibilité tactile, une justesse accrue

Par Jean-Christophe Bailly
Catalogue monographique, Éditions Adera, 2009

Décrire est peut-être le plus difficile, mais c'est ce qu'il faut, au moins pour commencer. Qu'est-ce qu'on voit ? D'une part des livres (on pourrait dire aussi bien des cahiers) qui sont faits de collages, de citations, avec des mots et des images. D'autre part des panneaux de papier tendu, parfois assez grands, faits de couches superposées montrant des dessins de contours avec de petites fenêtres découpées, parfois nombreuses, où apparaissent des mots. Et la première chose qui vient à l'esprit, devant ces livres et ces panneaux, c'est une sensation d'inconnu : non seulement à cause de la nouveauté de ce que l'on voit (qui ne ressemble à rien qu'on ait déjà vu), mais aussi et d'abord du fait de la sensation que l'on éprouve d'être devant un travail en cours, un chantier de papier et d'encre qui se développe et dont on n'imagine pas qu'il doive finir. Les pages des livres, les couches des panneaux, les livres comme une archive, les panneaux comme une projection ou comme des pages élargies ou émancipées, tout cela configure un dispositif complexe où écriture, lecture et regard se proposent de façon étale, comme au sein d'un pur commencement. Ce devant quoi nous sommes, c'est devant une collecte (c'est la logique du livre, de l'empilement des pages) et devant une distribution (c'est la logique des panneaux, qui s'inscrivent dans le régime classique de l'exposition frontale au regard). Sauf que collecte et distribution se croisent, les couches superposées et les mots traversants du panneau formant eux aussi une sorte d'archive et les livres ouverts se proposant eux aussi, sous vitrine, à la vue.

Mais par-delà ce croisement, qui est une affaire de méthode, il y en a un autre, qui est une affaire de sens, qui concerne la venue même du sens : en effet, qu'il s'agisse de mots (ces étranges colonnes où ils émergent comme des rescapés) ou d'images (ces contours de figures, pâles ou affermis, qui forment sur les panneaux une chorégraphie de traits parfaitement immobiles), la question qui est posée, il me semble, et elle ne peut être que reposée sans fin, est celle de notre plus ancienne technique d'approche, celle du langage, celle des régimes de signes par lesquels nous avons appris à relever les signaux envoyés par le monde. Il y a une origine et une réalité figurative de l'écriture, que marquent chacun à leur manière les hiéroglyphes et les idéogrammes. Cette origine, dont les signes alphabétiques se sont détachés, les mots pourtant s'en souviennent : les mots envoient des images ou ce que les penseurs du Moyen Âge appelaient des copies - il y a dans toute désignation un effet de calque. Inversement, les contours des formes - et tel serait l'effet, la gravure même du hiéroglyphe mais sans doute aussi, là est le vertige, de la figure - les contours désignent, ou nomment.

C'est cet entrecroisement des régimes du nom et du contour (i. e. de l'écriture et du dessin) que Christelle Franc a décidé d'explorer. L'a-t-elle d'ailleurs décidé, je ne le crois pas, ce n'est pas la bonne expression, c'est ce qui est venu à elle, c'est ce qui s'est imposé à elle comme tâche : au lieu de simplement lire, découper le langage en unités de sens indivises, au lieu de simplement regarder, prélever les contours, calquer. Et dans les deux options (simultanées), le faire à partir de matériaux divers dont le dictionnaire est le paradigme. Le dictionnaire, autrement dit le paradis de la liste et de la définition, le paradis du stockage et de l'envoi et sans doute aussi le paradis d'une forme de pensée voyageuse qui utilise les définitions et leur caractère sec comme les pierres d'un pas japonais servant à traverser la masse fluide du pensable.

Car la définition du dictionnaire et, plus généralement, le document, ne sont pour Christelle Franc que des points de départ, des encoches ou des sites d'enclenchement - c'est en quelque sorte comme si la définition n'était pas vraiment acceptée et qu'entre sa déconstruction (dont chaque mot sauvé ou revenu témoigne) et l'acte du calque et du contour le parallélisme le plus étroit s'observait, ce qui donne un double mouvement, d'inquiétude et de confiance, de détachement et de proximité, exactement comme lorsqu'on touche quelque chose en tâtonnant, et je pense bien sûr au jeu de colin-maillard, qui pourrait donc être un peu comme l'allégorie de ce que Christelle Franc a entrepris de faire dans la forêt des signes. Travail qui est comme un (re)commencement, c'est-à-dire aussi comme une enfance, ou comme en enfance : ne pas revenir de l'arbitraire des signes, et chercher à tracer à partir des amas et des formations une ligne claire, non arbitraire, qui aurait la joie d'une existence. Pas une existence déjà là, pas une résidence, mais quelque chose de beaucoup plus léger, qui serait comme en train de venir ou de revenir, à partir d'une trace attestée, qui peut être aussi bien un monument de culture, comme la tour de Babel ou La Leçon de musique de Vermeer, qu'un frémissement à la surface de l'eau, un ricochet, ou, encore, du lierre enrobant un tronc d'arbre.

À la fin ce qui est exploré de la sorte, c'est le mystère de l'infinité du sens et celui, contigu, de la possibilité d'expansion infinie de chaque encoche pourtant donnée au départ comme finie : la définition ou le contour, qui sont de telles encoches, ou de tels encodages, et qui, comme tels sont de parfaites figures de ce qui se donne comme fini, ne sont en même temps que des affleurements ; et c'est en tant que tels cette fois, qu'affleurant, effleurant, ils élargissent sans fin notre champ d'expérience. En dessinant le langage et en écrivant le contour (scribe des contours, tel était le nom donné au peintre en Égypte ancienne), Christelle Franc travaille patiemment, un peu comme une brodeuse, à redéfinir et à nettoyer de ses scories l'outil de notre approche : avec ce qu'elle fait, et ouvre, on a l'impression de suivre du doigt la couture même du sens. Cette dimension tactile dont se soutiennent le visible et le lisible, elle la suscite à même la peau du papier, en une suite d'interventions à la fois décisives et discrètes d'où surgit, spectralement, une image qui ne semble fragile que parce qu'elle est en équilibre entre l'apparition et l'effacement. Or c'est à cet équilibre que tient qu'il y ait une justesse.

Dialogue

Entretien avec François Pierre-Jean et Philippe Roux
In De(s)générations n°03, Le mythe nécessaire ?, Éditions Jean-Pierre Huguet, 2007