Le « cinéma intérieur » de Christian Lhopital
Entretien avec Jean-Emmanuel Denave, Le petit bulletin, 23 novembre 2016
Christian Lhopital expose ses nouvelles œuvres : des dessins essentiellement, qui nous entraînent dans un monde halluciné de personnages et d'objets traversés de bizarrerie et de sentiments ambigus. L'artiste nous confie ici sa manière de travailler et ce qui constitue son « cinéma intérieur ».
Que présentez-vous à la galerie Domi Nostrae ?
Plusieurs séries de dessins réalisées entre 2013 et 2016. Une série pour moi est constituée par un même type de support, un même matériau, et naît à partir d'une pensée (à partir de bribes de textes ou de paroles entendues, à la radio notamment), ou à partir d'une image...
Je travaille toujours en même temps sur plusieurs cycles de dessins. Ces derniers s'enfouissent, s'empilent les uns sur les autres à l'atelier et j'aime, ensuite, avoir la surprise de les redécouvrir et les retravailler.
D'où viennent ces images ?
De sources bien différentes : de croquis réalisés sur des carnets, d'images prises dans des journaux, des magazines, des arrêts sur image du net, voire même les images publicitaires dans la rue ou le métro... c'est peut-être mon côté pop-art !
En fait, j'ai beaucoup d'images dans ma tête et il s'agit pour moi avant tout de les décanter ! Quelque chose doit, à partir de cette masse d'images, se densifier et s'amalgamer. J'essaie dans mes dessins à la fois de saisir quelque chose de très dense et d'y insuffler beaucoup de légèreté.
Je pourrais citer beaucoup d'artistes qui m'ont marqué, beaucoup de films aussi (de Bergman, que j'ai découvert très jeune, aux derniers films de Jodorowsky vus tout récemment). J'aime la poésie des images et je suis sensible aussi à la musique et aux mots. Je conserve dans des carnets des phrases et des titres possibles pour mes dessins et mes sculptures, car les titres entrent en écho avec les dessins mais ne les expliquent pas, ils cheminent en parallèle. « Rencontres fortuites » par exemple, est un emprunt à une pièce de musique d'un compositeur que j'aime beaucoup, Luc Ferrari.
Toutes vos œuvres semblent frappées d'ambiguïté, d'incertitude ?
Les incertitudes (enchevêtrement des traits, ratures...) sont intégrées dans le jeu de construction du dessin. Et j'aime en effet les notions de frontière, de limite, de passage. Ce que j'apprécie dans le médium dessin, c'est son énergie et sa spontanéité, sa liberté nomade, et aussi sa capacité à saisir l'accidentel et à inviter l'irrationnel. Plus je dessine, plus je me sens libre, le dessin m'entraîne là où il le désire...
Parfois dans des univers assez fantomatiques ?
Le fantôme ou le spectre, c'est probablement cette part d'invisible ou d'inconnu que l'on peut faire émerger à la surface par le dessin. C'est comme une mémoire enfouie, un monde rempli d'images que j'interroge de manière un peu nostalgique. Ces images enfouies qui peuplent notre mémoire sont les images qui accompagnent nos existences.
Mais je pense aussi à l'idée d'images hallucinées. Face aux dessins, le spectateur peut se demander ce qu'il voit, douter de ce qu'il a vu. Je ne cherche pas à tromper l'œil mais à le solliciter de différentes manières pour le dérouter. L'image, pour moi, ne doit jamais être complètement « fixée », immobile. L'écrivain et poète Alain Jouffroy disait que mes personnages sont autant d'hameçons qui happent l'œil du regardeur.
L'œil qui est un motif central et récurrent dans vos œuvres...
Oui, je cherche à travers ce motif, (le regard, l'orbite oculaire...) à démultiplier les regards possibles. Ces yeux indiquent différents trajets à la surface du dessin.
Les regards peuvent être terribles, exprimer l'étonnement, l'effroi ou la peur, et instiller alors un certain malaise chez le spectateur. Mais les regards peuvent aussi faire basculer l'histoire, la narration vers l'humour. Mon but premier est de ne pas faire quelque chose d'immédiatement dramatique ou pathologique. Et, dans ce balancement, on retrouve mon goût pour l'incertitude, l'ambiguïté. La question de l'informe est elle aussi centrale dans mon travail, tout comme celle des états embryonnaires : quelque chose pourrait apparaître ou non, pourrait être présent ou pas.
Le mouvement semble primordial lui aussi ?
Oui, notamment dans mes séries dites « cinématiques » qui relèvent presque de la danse et surtout du cinéma. Les personnages, les motifs sont comme dédoublés (mais en réalité ils sont légèrement différents) à la manière des photogrammes d'une pellicule de cinéma, avec l'idée peut-être que ce mouvement ne s'arrêterait jamais... Ce qui m'intéresse ici c'est le « presque pareil », la copie et la variation, les similitudes et les petites différences. Il se passe beaucoup de choses entre deux personnages, dans les interstices, dans les failles... Ce dédoublement infini a un rapport avec ce que je pourrais appeler mon « cinéma intérieur ».