Christian Lhopital
Dossier mis à jour — 05/08/2024

L'imagination hallucinatoire ou la célébration des invraisemblances

L'imagination hallucinatoire ou la célébration des invraisemblances (extrait)
Par Lorand Hegyi

In Splendeur et désolation, Catalogue de l'exposition au Musée d'art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole, SilvanaEditoriale, 2013

[...] Les œuvres graphiques de Christian Lhopital décrivent un monde dense, vivant, vigoureux, qui évolue constamment, un monde exaltant, vibrant, élémentaire et coloré, composé d'éléments obscurs qui se déploient à différents niveaux et dans plusieurs directions et de scènes qui se déroulent à différents endroits, donnant l'impression que toutes ces créatures peuvent évoluer à l'infini. Ces personnages énigmatiques remplissent les espaces virtuels dynamiques, fluctuants, très variés et déjà bien fournis de l'image. La métamorphose permanente des personnages provoque une instabilité très marquée et une sorte de flottement hallucinatoire au-dessus des objets et des espaces immobiles. Tout semble être en mouvement ; tout semble prendre une forme fluide, morbide, douce, et indéfinie. Mais en même temps, des gestes et des mouvements durs, puissants, voire blessants, violents ou agressifs se cristallisent, insinuant la présence permanente d'un fort potentiel de violence. Les petites créatures personnifiées qui se cachent les visages et les yeux agissant de manière très concrète, très nette, rapide et personnelle, les personnages agressifs et imprévisibles, malveillants et fantomatiques se détachent à tout moment du système et de l'ordre établis, menant leur action de manière totalement incontrôlée, librement et sans limite. Nous nous trouvons ici dans un état d'urgence psychologique permanent, où les règles de la prévisibilité ont été abrogées, tout comme les autres systèmes et arrangements conventionnels. Christian Lhopital réussit à représenter l'absence de substance, ce qui au fond revient à évoquer un problème éthique, en l'occurrence celui de l'absence de système, de la vulnérabilité et de la subordination. Dans ce processus, la nudité psychique, la subordination à laquelle nous sommes exposés, l'extrême vulnérabilité prennent forme et prennent corps, non pas à travers les actes de violences manifestement brutaux et excessifs d'une grande fresque héroïque, mais à travers ces légères errances sans repères, à travers ces vagues de peur presque imperceptibles, ces menaces, ces incertitudes, à travers ces moments sombres de terrible solitude, ce manque de perspective, cette remise en cause des cadres et des structures considérés jusqu'ici comme un ordre établi. [...]

De manière récurrente, Christian Lhopital démontre que même les images fantaisistes, énigmatiques, délibérées sont en fait une invention artistique poétique intentionnelle, un artefact, un exemple d'une grande efficacité poétique, un théâtre imaginaire intentionnellement construit autour de l'esthétique, avec une signification métaphorique. La seule réalité est ce processus de perception émotionnelle  et intellectuelle, dans lequel le spectateur confronte les récits métaphoriques imaginaires à ses propres expériences et façonne aussi sa propre histoire. Christian Lhopital joue avec ses personnages énigmatiques, invraisemblables et pourtant si vivants comme avec des marionnettes : il leur confère une autonomie apparente, fait apparaître au grand jour leurs petits jeux, leurs effets psychologiques, leurs rôles imaginaires, optant pour une double stratégie assez ironique ne laissant place à aucune interprétation définitive et décourageant toute interprétation uniforme. En fait, il n'y a pas selon lui une possibilité unique, exclusive et omnipotente d'interprétation, mais plusieurs : par exemple, l'approche sentimentale de l'isolement existentiel, ou encore l'approche purement psychologique de l'inquiétude personnelle, de la perte d'orientation fondamentale, du développement d'un sentiment d'anxiété ou de confusion émotionnelle par la perception de cette désorientation. C'est ici que se révèlent l'ironie intelligente et subtile de Christian Lhopital. [...]

Il utilise souvent la répétition rythmique de certaines images, qui dynamise l'ensemble de la structure et décrit une progression continue presque hystérique, exaltée et agitée. Cette exagération excessive des mouvements exaltés, déroutants, inexplicables va de pair avec l'accentuation de l'instabilité, de la fluidité, de l'absence de substance des différents éléments, qui suggèrent l'impossibilité fondamentale de toute catégorisation rationnelle ou hiérarchisation de choses, de toute transparence du monde.

Cette perception psychique, émotionnelle, quasi inattendue et intense du spectateur crée un lien vibrant et sensible entre les personnages multicolores, extrêmement élaborés, très sensuels et d'une beauté frappante, et l'observateur qui se tient à l'extérieur de ce monde imaginaire tout en images ; en ce sens, la perception psychique et émotionnelle très personnelle de ce récit en images ouvre des voies et des possibilités d'interprétation complètement libres. Cette palette de couleurs presque surréaliste, ces nombreuses possibilités d'interprétation connotative renvoient pourtant constamment à un vocabulaire bien défini, à travers lequel les différentes façons d'être, les diverses formations anthropomorphiques, les formes animales et végétales véhiculent une vision sensible et empathique du plus profond de notre âme cachée. Au centre de ce récit, on retrouve une inquiétude de tous les jours complètement intériorisée devenue ordinaire, sans exagération pathétique et sans théâtralisation, qui se chosifie à travers des scènes énigmatiques et hallucinatoires.

Ironie et pathos, maniérisme enjoué et soudaineté troublante, excès et complexité métaphorique s'incarnent dans ce théâtre d'une beauté frappante de l'événement psychologique caché, qui se révèle à nous comme quelque chose d'invraisemblable, étranger, lointain et pourtant dangereux. C'est à ce moment que Christian Lhopital laisse le spectateur livré à lui-même pour qu'il ressente cette proximité troublante et inquiétante.

© Adagp, Paris