Didier Tallagrand
Dossier mis à jour — 15/07/2025

Textes

Texte de démarche

Par Didier Tallagrand, 2025

Noir & Blanc

Par Philippe Piguet, 1998
Catalogue d'exposition Noir & Blanc, Fondation d'art contemporain Daniel & Florence Guerlain, Les Mesnuls

Le peintre à la campagne

Par Jean-Yves Jouannais, 1993
Catalogue monographique, Galerie Catherine et Stéphane de Beyrie, Paris

Ouvrir les yeux

Texte de Catherine Grout, 1993
Catalogue monographique À la campagne épuisée, Espace arts plastiques, Villefranche-sur-Saône

Au gré des lieux d'exposition et du spectateur - celui-ci devant s'approcher, trouver l'angle de vue, et regarder attentivement - les œuvres de Didier Tallagrand semblent évoluer, tout en affirmant un besoin de durée, détaché de tout aspect narratif.

L'intérieur de la surface1.

Didier Tallagrand parle peu de peinture. Il a mis délibérément de côté la matière, le recouvrement, et pourtant ses œuvres sont en elles-mêmes riches d'événements picturaux. Au lieu des toiles depuis plusieurs années, il travaille avec de la soie, et ce n'est pas dans l'idée d'avoir un support un peu moins banal qu'un autre, car alors il ne ferait que susciter une vague curiosité, en apportant la séduction déjà attachée à ce tissu ; même si le choix est déterminé par la richesse chromatique de la soie, Didier Tallagrand apprécie sa résistance matérielle lui permettant de l'inclure dans le processus de fabrication de l'image, au point d'en faire un de ses constituants essentiels, au même titre que le dessin.

En un travail lent et soutenu, l'artiste frotte pigments naturels ou poudre de graphite2 sur la soie ; celle-ci, usée par la répétition du geste, incorporera la matière poudreuse en elle. Le rapport pictural habituel fond-forme, voire plein-vide, a perdu de sa pertinence, et ce pour deux raisons principales ; en premier, la forme est autant donnée par les masses ajoutées que par la réserve (ce qui est le cas dans le dessin), ensuite, la forme issue du frottement n'est pas sur le fond, mais en lui. Ainsi l'impression visuelle de profondeur ou d'espace nait réellement de l'intérieur de la surface. Ces diverses opérations et leur résultat ont un caractère maniériste, tel qu'il s'est développé au XVIe siècle chez certains artistes qui exprimèrent un doute par l'insistance d'une pratique en léger décalage et néanmoins référentielle. Autrement dit, on peut parler, avec Didier Tallagrand, de peinture malgré tout, malgré son impossibilité et à cause d'elle.

Le contenu de l'image placé à l'intérieur échappe à un regard immédiat qui n'accrocherait que les surfaces, et verrait - non pas rien - mais une seule couleur avec des reflets. Quelque chose, pourtant, est là, quelque chose d'indissocié de la matière tissée et des reflets, et qui néanmoins leur serait étrangère, une image tatouée en quelque sorte. Ce travail de l'image et du support (l'un l'autre s'interpénétrant et exigeant une durée de vision) s'oppose à l'esthétique du choc, qui est pour Walter Benjamin un des signes du moderne dans l'art ; Didier Tallagrand ferait-il pour autant un art passéiste, placé sous le signe de la contemplation telle qu'elle est vécue et demandée avant Manet ? Or, l'exercice - car il s'agit bien de cela - demandé au regard, empêche toute contemplation immédiate et peut-être même, n'est-elle jamais stable. Car si la visibilité de l'image est retardée, il est difficile par ailleurs de dire si elle sera totale à un moment donné. La compréhension de l'image globale est réalisée mentalement lorsque la mémoire intervient et recompose une vue dont on ne distingue, en fait, que des parties successivement. L'étrange insistance de l'image, non fixée pour autant, évoque le phénomène de la persistance rétinienne.

La représentation en difficulté.

L'illusion ne peut être une fin en soi, elle est le signe d'une inquiétude au sein de l'image et de son mode d'apparaître. L'illusion dans les œuvres de Didier Tallagrand laisse en suspens la description et oblige le spectateur à prendre en considération dans la durée, ce qui fait venir l'image ; d'où vient-elle ? quelle est son actualité ?

Il serait faux de croire que les tableaux de Didier Tallagrand ne font que répéter des œuvres du passé, car ils représenteraient des sujets ayant disparu de la peinture du XXe siècle ; alors que dans la réalité, nous voyons toujours des vaches, des fruits, des routes dans la campagne et des jardins à la française. Ces sujets chez lui ne sont ni des prétextes anodins, ni des copies directes, car à la fois ils renvoient à son histoire personnelle et ils ont une valeur métaphorique d'origine. L'allusion à la nature, l'émergence de l'image, la séduction de la soie participent, à des registres divers, à la même métaphore qui est celle de la création, ou comment la forme garde en elle le mouvement dû à son mode d'apparaître, un léger flottement dans sa détermination. La représentation est en difficulté parce qu'elle n'est pas dans une relation d'achèvement de ses formes, de son contenu et de sa façon d'apparaître.

L'origine de la vision.

Toute représentation d'un espace sur une surface à deux dimensions fait appel à des codes illusionnistes liés à la question du point de vue. La construction de l'image, puis de l'illusion, fonctionne avec un point de vue induisant une manière de voir et de se placer face à l'image. Didier Tallagrand s'inspire des schémas liés à l'histoire de l'art et aux techniques de reproduction (la peinture du XVIIe s., la photographie du XIXe ou du XXe s., le cinéma). Ces points de vue qui s'incarnent dans une image sont autant de discours sur le rapport au monde, que sur l'éducation du regard. Ici, le choix des points de vue dépend des genres : pour les tableaux des vaches ou des fruits, la composition est, comme l'indique déjà la tradition, délimitée par un espace restreint dans le but d'une valorisation des masses et des effets tactiles, la vue se présente alors plutôt frontalement. Le sujet est assez proche du spectateur, voire même il vient vers lui (La rentrée du troupeau). Avec les paysages, le point de vue diffère, car si des vues renvoient encore à la peinture classique, d'autres indiquent un changement dans la composition, donc dans la relation à l'espace ; c'est ainsi que l'on peut reconnaître la vision issue de l'usage de la photographie. Une certaine banalité alliée à l'absence de composition (en comparaison avec les codes anciens de la peinture) proviennent du fait que la photographie capte et restitue tout ce qui est dans son cadre sans faire de choix. La mutation suivante apportée par le cinéma est, de même, à l'origine de la manière de présenter l'espace, par exemple la route apparaît comme un élément dans un développement (évoquant le travelling). Ceci transforme l'impression d'une permanence (La Nature idéale) en celle de vision fugitive, miraculeusement réchappée de l'oubli. Les vues de jardins à la française, quant à elles, sont partielles et d'une lecture compliquée, en raison soit de l'extrême géométrisation des lignes et des masses (due à l'architecture imposée aux végétaux et renforcée par les structures minérales), soit d'une "butée" du regard sur un premier plan aveugle. Les Tables de jardin, qui sont ses œuvres les plus récentes, apportent un nouveau point de vue3. Sortes d'énigmes abstraites disposées sur le sol, elles se laisseront lire lorsque le spectateur, ayant tourné autour, aura trouvé le point où il doit se placer pour comprendre la représentation et découvrir un jardin à la française, comme il le ferait en regardant par la fenêtre d'un avion. Ces images ne font plus appel au souvenir d'une vision éduquée, mais à une expérience réelle, où par un effort d'équilibre tant visuel que physique, l'angle de vision initial - et avec lui le sens de l'image - est retrouvé par le spectateur.

Par ailleurs, les différents points de vue représentés ne coïncident pas toujours avec la meilleure vision de l'image, celle-ci étant estompée dans la soie ou dans la mousse. De là naîtra un possible inconfort qui mettra l'accent sur la visibilité plutôt que sur la représentation. La différence entre le point de vue reproduit et celui du spectateur qui regarde, déstabilise le premier et place le second dans un processus. Dès lors, il ne peut y avoir de donnée fixe ni permanente. Le point de vue est dans une variable et seule l'actualisation d'un regard ajuste l'ensemble.

Ces différentes conditions du regard (illusion et point de vue) entraînent le spectateur par une forme de jeu à une prise de conscience de sa position : être face à l'image, ou légèrement de biais, fixe ou en mouvement, devant ou au-dessus. Cette conscience, qui s'accompagne d'une série d'interrogations soutenues par le caractère incertain des images (réalité ou fiction), pourra aboutir à la découverte que sa propre vision est un acte, une décision individuelle sur ce que l'on voit. En quelque sorte, ce serait, par un appel à l'expérience et à l'intuition, une façon de faire sentir que le contenu de l'image, de la peinture, n'est pas là, mais à partir de là.

  • — 1.

    William Hogarth, Analyse de la beauté, p. 50, édition Ensba Paris, 1991.

  • — 2.

    Le choix du pigment et de la couleur de la soie est lié au sujet traité, s'il s'agit de vaches, la couleur est ocre, noire pour un paysage, les jardins eux auront plusieurs possibilités de couleur et les Tables de jardin sont bleues.

  • — 3.

    On peut noter que les Tables de jardin ne sont plus en soie mais en mousse. Le changement de matériaux (support et couleur mais non de la manière de les travailler, en faisant pénétrer la couleur) est lié aux conditions de pesanteur : le tissu risquait de se creuser, et surtout l'image aura un aspect plus opaque, elle semblera plus neutralisée, plus sourde, afin de moins jouer sur des effets de surface et plus sur une intériorité (épaisseur).