Émilien Adage
Dossier mis à jour — 04/07/2024

Entre la mer de nuages et le lapiaz...la forme simple.

Entre la mer de nuages et le lapiaz... la forme simple.
Par Anthony Lenoir
Pour l'exposition Au-dessous de la mer de nuages, Centre d'art de Flaine, 2014

En 1818, un homme, vu de dos, s'appuyant sur son bâton de marche, se trouve représenté au sommet du mont Rosenberg. Face au précipice, il surplombe une mer de nuages tumultueuse de laquelle jaillit tout autant la pénombre du gouffre que les quelques rayons de lumière provenant de la réverbération du soleil sur la masse blanche.
Dans cette huile sur toile de 74 cm par 89 cm, Caspar David Friedrich nous invite à la contemplation d'une nature qui se scinde du monde construit par l'homme pour se réinvestir d'un rapport spirituel à l'espace. En prenant de la hauteur et en tournant le dos au regardeur, l'homme semble également vouloir nous protéger de ce qui se trame au-dessous de cette mer de nuages. De ce voile opaque offert par Friedrich peuvent alors naître toutes les fantaisies puisqu'il active dès lors notre capacité d'interprétation voire d'imagination.

En 2014, l'exposition Au-dessous de la mer de nuages présentée au Centre Culturel de Flaine ne donne pas de réponse sur ce qui se trame sous la masse nuageuse. En revanche, la forme simple qui se décline de diverses manières, laisse, elle aussi, une large place à l'interprétation et à l'imagination du regardeur, attisant là encore sa curiosité.

Avant de tenter d'identifier ses caractéristiques, revenons sur l'œuvre de Friedrich. Dans le grand vide que le peintre nous propose de combler, les pics rocheux qui transpercent le voile brumeux prennent l'apparence de plateformes de survie, ou plus justement d'oasis permettant à l'homme de se ressourcer avant de basculer à nouveau sous la surface.
Il se trouve que depuis peu, Émilien Adage s'est mis à identifier puis photographier dans la nature des ruines de constructions de l'homme comme pour La forme simple d'une oasis. Ce sont ces mêmes plateformes qu'il a cherché à faire émerger afin de les requalifier en tant que « respirations », usitées comme des sortes de dispositifs de ré-humanisation de l'homme au sein d'un espace sauvage. Le rôle de la ruine est de permettre à l'homme de ne pas oublier ce qu'il fut, voire ce qu'il est, c'est-à-dire avant tout un constructeur, dans un contexte naturel qui pourrait le pousser à l'amnésie de par sa grandiloquence. De plus, lorsque la ruine est investie de symboles comme c'est le cas avec la présence de la forme simple d'Émilien Adage sur l'une des faces du bloc de béton photographié, le discours se trouve augmenté.
Ainsi, tout comme ont dû le penser Jean-Marie Chauvet et son équipe lors de la découverte de la grotte éponyme1 et de ses motifs picturaux, trouver sur l'une de ces oasis une forme simple gravée dans la pierre revient à l'inscrire dans l'histoire d'une construction identitaire de l'humanité. Et lorsque ses apparitions se multiplient, la forme simple n'est plus uniquement une manifestation anodine au coin d'un lapiaz ou sur un vestige moderne, mais bel et bien une vision récurrente restant pour le moment inexpliquée mais pas pour autant déliée de notre nature-même. L'homme représente ce qui l'entoure car c'est ce qui l'entoure qui constitue son être et ce sont ces représentations qui lui permettent de dépasser son état puisque, comme l'écrivait Gaston Bachelard, « la vie est cause de formes »2. Dès lors, la forme simple d'Émilien Adage est avant tout vie et ce, au sein d'un lieu sauvage aujourd'hui domestiqué qu'est la station de Flaine.

Tout comme les autres espaces naturels et particulièrement les montagnes, Flaine ne déroge pas à la règle. Elle est, et a toujours été, une machine à illusions. De l'illusion première de faire de ce cirque une station de ski, à la volonté de venir installer au sommet de la Grande Platière un hôtel en forme de fer à cheval, jusqu'aux légendes qui entourent sa formation – servant par exemple d'oreiller pour le repos d'un géant -, il semble que Flaine ait toujours été un lieu où les illusions étaient fortes. Elles pouvaient certes devenir réalité par la force de persuasion et par l'investissement de doux rêveurs, mais certaines devaient simplement nourrir la légende du lieu. Ce n'est ni de la première ni de la seconde définition que relève la forme simple mais plutôt d'un entre-deux peut-être encore plus propice à l'illusion.
Si pour nous, regardeur, la définition de cette forme est complexe, pour Émilien Adage, sa description est claire. Il s'agit de « quatre sections tubulaires de taille égale portant une cinquième section tubulaire plus importante, qui se dresse verticalement ». Nous pourrions ajouter que cette cinquième section dirige notre regard dans un axe vertical et le pousse à se porter vers ce qui se situe au-dessus ou au-dessous en fonction de son installation. De plus, les matériaux de constructions peuvent être divers (bois, plâtre, carton, savon, etc.) car seule la forme importe. Pour autant sa définition n'en reste pas moins obscure car sa fonction reste sans réponse. Enfin ,la forme simple tient place tout autant dans la réalité que dans l'esprit obtenant dès lors la capacité d'être à la fois visible et perceptible.
Celle-ci joue avec ce que le philosophe Clément Rosset tentait de définir en 2012 dans L'invisible3, c'est-à-dire l'illusion de perception. Car la forme simple est tout à la fois omniprésente et totalement absente. Tout autant visible qu'invisible, elle vient continuellement perturber notre vue et du coup notre esprit. Ainsi, que nous l'apercevions au sein du Centre culturel, que nous la croisions sur un lapiaz au détour d'une randonnée ou qu'elle se laisse repérer sur un plan de la station ou sur les pancartes d'indications des remontées mécaniques, son omniprésence se trouve doublée de sa quasi absence. Cet état la faisant basculer dans ce que Rosset nommait le non-visible qui « s'appliqu[ait] également au non perceptible en général, lorsque la perception ne parvient pas à révéler ». La forme simple ne donnant pas d'indication sur sa fonction, ni sur sa provenance, ni même sur sa destination et ce, tout en multipliant les apparitions. Celle-ci passe très vite inaperçue et pour emprunter les mots de Rosset : « Elle est ce qu'on ne voit pas mais qu'on finit par croire voir, à force d'en tenir l'existence pour certaine ». Car toujours pour citer Rosset, l'illusion chez l'homme est avant tout la « faculté de croire voir et de croire penser, alors que rien n'est vu ni pensé »4 et surtout qu'« entre l'illusion et le réel, c'est toujours l'illusion qui gagne ». Dès lors, les différents montages photographiques d'Émilien Adage montrant la forme simple dans diverses situations, ou les casquettes de Flaine affublées d'un empiècement la représentant, participent de ce sentiment d'omniprésence mais également d'absence par la faiblesse du geste qui les constitue. Rappelons-nous à cet instant la prouesse de Caspar David Friedrich qui, en ne nous montrant presque rien, avait la capacité de nous laisser penser un monde ! Dès lors, si nous définissons la forme simple comme illusion, c'est-à-dire comme objet capable d'apparaître n'importe où et n'importe quand dans notre esprit comme dans notre champ de vision tout en jouant de sa possible invisibilité, celle-ci devient un potentiel. Ou plutôt, pour reprendre le terme de François Le Lionnais et de l'OuLiPo, une potentialité. Pour ce mouvement littéraire des années 1960, la potentialité était une contrainte (refus d'utiliser la voyelle « e » chez Georges Perec, volonté d'écrire Cent mille milliards de poèmes pour Raymond Queneau, etc.) devant ouvrir de nouvelles pistes de recherches, de nouvelles voies propices à la création. En admettant que la forme simple d'Émilien Adage soit une potentialité, sa contrainte serait formelle tandis que son ouverture serait avant tout discursive. C'est dans le dégagement d'un « potentiel symbolique »5 qu'il nous faut la saisir et ce, tout comme le reste de la pratique de l'artiste qui, comme l'écrivait Anna Frera à propos de Spécimens6, prend forme en « déjouant et en détournant le potentiel fonctionnel des objets qu’il s’approprie. » […] Et c'est par son ultra simplicité, son refus de se définir totalement et sa capacité à occuper n'importe quel type d'espace, que la forme simple devient une potentialité inépuisable de réflexion qui se porte tout autant sur la forme qui la constitue, la manière de la réaliser, sa fonction mais également sur le lieu dans lequel elle s'inscrit.

Dès lors, tout comme Kenneth White l'exprimait à propos de la fin de la post-modernité en architecture qui aurait mené à « faire de l'architecture une expérience des lieux »7, la forme d'Émilien Adage est tout autant une expérience du lieu par le prisme de l'objet qu'un objet marquant le lieu d'une expérience.

C'est ainsi que nous revenons aux fondamentaux de la pratique d'Émilien Adage qui a fait de l'expérience et de l'expérimentation ses préoccupations premières. Défini alternativement par Élise Grognet comme un « géotrouvetout sous acide »8, par Alexandrine Dhainaut comme « jou[ant] les apprentis électriciens et pla[çant] au cœur de sa pratique l’expérimentation du sujet électricité »9, ou encore par Dixit qui le voyait comme un « chercheur » qui « expérimente, détourne, teste, court-circuite et pousse jusqu’aux limites du possible et de l’invraissemblance l’électricité, ses performances ou ses instruments »10, Émilien Adage crée avec la forme simple, tout autant son espace d'expérimentation ou son laboratoire, que son éprouvette ou son potentiomètre, donc son outil. Et s'il quitte un temps l'énergie électrique, il ne renonce en rien à son approche première ; celle de l'expérimentateur. Qu'il soude entre elles 154 piles pour fabriquer sa Batterie domestique11, qu'il documente ses activités quotidiennes autour de l'électricité dans #0812 ou qu'il parte à la recherche de « traces d'une éventuelle vie en cours » grâce à ses Maps Eploration Rovers 1 et 213, l'artiste conçoit avec les moyens du bord, par son attrait pour le bricolage, la combinaison propice à l'étude de son sujet. Pour cela, il se met dans la position de celui qui tâtonne, construit, fait marche arrière, court-circuite puis oublie d'émettre son diagnostique dans le seul et unique but de trouver ce qu'il ne cherche pas.
À Flaine, il offre même la possibilité au regardeur, devenu acteur, de penser ce dispositif comme il le souhaite et donc de l'expérimenter ou de s'en servir comme lieu d'expérimentation. Attendant sagement sur le lapiaz au-dessus de la station de Flaine, et juste au-dessous de la mer de nuages, la forme simple est accessible aux différents randonneurs du GR 96. Celle-ci permet aussi bien de marquer le lieu comme l'arrivée sur la station, dans le rôle habituel du phare, que de l'utiliser en tant qu'observatoire sur lequel tout un chacun peut s'essayer à escalader pour observer les gypaètes barbus, bouquetins et autres choucas. En le laissant ainsi basculer vers une sorte de « matrice à l'intersection de deux courants : action et réflexion » Émilien Adage crée l'outil et les conditions de notre expérimentation.
Cette dernière citation, tirée du site internet www.artpool.hu n'est en rien la définition de la forme simple ou d'une autre œuvre de l'artiste mais celle du Poïpoïdrome imaginée et conçue par Robert Filliou et Joachim Pfeufer en 1963. Il s'agissait d'un espace de 24m sur 24, délimité par différents moyens, et qui se pensait comme un « centre de création permanente ». Une fois contraint dans un espace pourtant ouvert mais divisé en six parties distinctes, la création devait en être facilitée.
Si la forme simple ne cherche pas à s'inscrire pas dans la mouvance du Fluxus des années 1960, son spectre de production allant de l'autocollant à la structure en bois de 6 m de long en passant par une multitude de montages photographiques et autres vidéos, démontre la générosité de cette pratique et sa capacité à devenir un centre de création, une matrice sensible.

  • — 1.

    La grotte de Chauvet-Pont-d'Arc a été découverte le 18 décembre 1994 par Jean-Marie Chauvet, Eliette Brunel et Christian Hillaire.

  • — 2.

    Bachelard Gaston, La poétique de l'espace, Paris, Presses Universitaires de France, Quadrige, 2012 (1ère édition : Paris, Presses Universitaires de France, 1957), p.112. Dans ce passage, Gaston Bachelard explique comment J–B Robinet dans Vues philosophiques de la gradation naturelle des formes de l'être, ou les essais de la nature qui apprend à faire l'homme (Amsterdam, 1768) tente de démontrer que les fossiles ne sont plus « simplement un être qui a vécu, c'est un être qui vit encore, endormi dans sa forme ». Ainsi, la simple représentation de la coquille, gravée dans la roche conserve la vie par l'image qu'elle donne d'elle-même.

  • — 3.

    Rosset Clément, L'invisible, Paris, Les Éditions de Minuit, 2012, p.34.

  • — 4.

    Rosset Clément, L'invisible, op.cit., p.38.

  • — 5.

    Ce terme est emprunté à Frederik Leen à propos de l'œuvre de Panamarenko. in Leen Frederik, « Vol d'un rêve, rêve de vol – Panamarenko et la figuration d'un rêve de liberté », in Panamarenko – la rétrospective, Bruxelles, Musée royaux des Beaux-Arts de Belgique, Ludion, 2005, p.18.

  • — 6.

    http://www.emilienadage.fr/works/specimens

  • — 7.

    White Kenneth, Le Plateau de l'Albatros, introduction à la géopoétique, Paris, Grasset, 1994, p.85.

  • — 8.

    Grognet Élise, « Géotrouvetout sous acide », Slicker n°2, 2011.

  • — 9.

    Dhainaut Alexandrine, « Émilien Adage, ou l'art du sabotage », Lyon Capitale n°708, Février 2012.

  • — 10.

    Dixit, « Contrôle », texte produit à l'occasion de l'exposition Défense de nettoyer en marche, Ronchamp, 2011.

  • — 11.

    Émilien Adage, Batterie Domestique, 2010, 154 piles, 18 x 40 x 40 cm.

  • — 12.

    Émilien Adage, #08, 2008, Vidéo, 6'12.

  • — 13.

    Émilien Adage, M-E-R, 2012, Structures, ampoule, détonateur, photographie

  • — 14.

    Nous ne nous attarderons pas sur cet aspect mais il serait plus qu'intéressant d'observer la pratique d'Émilien Adage au regard de l'ouvrage de Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage dans lequel celui-ci défini notamment le bricolage comme « un univers instrumental […] clos, [où] la règle de son enjeu est de toujours s’arranger avec les « moyens du bord », c’est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l’ensemble n’est pas en rapport avec le projet du moment, ni d’ailleurs avec aucun projet.

© Adagp, Paris