Avant Propos
In Ilôt d'Amaranthes, Édition Galerie Tator, 2008
L'îlot d'Amaranthes est né d'une triple rencontre entre un artiste, une galerie d'art contemporain et un territoire urbain.
Pressentie de très longue date, cette rencontre fut initiée par un apprentissage commun sur les bancs de l'école des beaux-arts de Lyon. École où les fondateurs de la galerie Roger Tator, Eric Deboos et Laurent Lucas, s'essayaient déjà à des projets urbains utopiques au sein de l'option "design d'espace public" et où Emmanuel Louisgrand, futur artiste et déjà jardinier, commençait à se rapprocher des végétaux.
Quelques saisons plus tard, sa pratique artistique affirmée avait trouvé maturité lors d'une résidence au sein de la ville d'Istres où il fut question, déjà, de jardin contemplatif, de grillage et de poules !
Le moment du territoire approchait et cette troisième rencontre attendait depuis encore plus longtemps. Il n'y avait qu'à choisir parmi les parkings improvisés, dents creuses et autres délaissés urbains de la Guillotière, quartier de croisement multi-éthnique de la rive gauche de Lyon.
Le choix se porta sur le plus grand, le plus beau, le plus emblématique de ces espaces en devenir, à l'angle des rues Montesquieu et Sébastien-Gryphe. La rencontre ne pouvait être ailleurs, entre penseur et imprimeur.
Quelques esquisses plus loin, Emmanuel Louisgrand proposa l'îlôt d'Amaranthes. Ce fut l'année caniculaire et la serre ensemencée des plantes céréalières d'Amérique du Sud livra sa jungle, moins urbaine celle-là.
Successivement, sur quatre années, l'ilôt n'eut de cesse de s'agrandir. Offrant aux riverains des carrés de terre à cultiver en 2004, puis une place publique ombragée en 2005 et enfin une prairie à fleurir en 2007. Mais aussi au quartier, une identité à entretenir.
L'amarante a la réputation de ne pas se faner : d'autres associations, dans le sillage végétal et urbain de l'îlot, ont vu le jour et avec elles des jardiniers ont reverdi quelques dents creuses, à eux maintenant d'alimenter cette œuvre.
Nous autres, galéristes, voguons pour d'autres... utopies.
In Ilôt d'Amaranthes, Édition Galerie Tator, 2008
L'îlot d'Amaranthes est d'abord un projet. Celui d'un galeriste confiant à un artiste un espace donné au sein de la ville. Il s'agit d'une commande relayée par divers interlocuteurs publics et privés, puis pris en charge par un certain nombre d'intermédiaires. Jusqu'ici le cadre de la proposition reste relativement classique : depuis quelques années, les projets artistiques hors les murs se multiplient, les biennales dans l'espace public sont légions (Biennale de l'Estuaire de Nantes à Saint-Nazaire, Biennale de Seine-Saint-Denis...) et la commande publique se porte relativement bien. La pertinence de la proposition d'Emmanuel Louisgrand est de répondre à la commande qui lui est faite en choisissant d'investir sa parcelle sans projet préalable – ce qui, au vu de la complexité des instances administratives, est en soi une gageure et un exploit.
Par ailleurs, il prend position avec une intention à la fois floue quoique très déterminée : jardiner cet espace. C'est-à-dire non pas concevoir un jardin, ce qui aurait donné lieu à différentes étapes de travail (dessins, plan, études de faisabilité, choix préalable de végétaux, etc.), mais plutôt appréhender cet espace comme un espace à jardiner, avec tout ce que cela convoque comme part d'incertitude et d'évolution.
Avec le projet de l'Îlot, Emmanuel Louisgrand se glisse dans les interstices du tissu urbain et se livre à une expérimentation collective et à ciel ouvert dans laquelle il redistribue les rôles (de l'artiste, des spectateurs et du commanditaire) pour donner du jeu dans le déplacement des lieux, des gens, des formes. En somme, il s'agit de voir comment s'approprier du réel pour en détourner l'usage et la fonction. Il n'y a, à mon sens, aucun désir de révolution utopiste au cœur de ce travail, il s'agit plutôt de générer des micro utopies quotidiennes (1), de créer des situations d'échanges au sein d'un espace que l'on pourrait qualifier d'alternatif. Emmanuel Louisgrand est un contextuel, c'est-à-dire un artiste qui se nourrit de ce qui l'entoure, des contingences du temps, des rencontres effectuées sur le site, des aléas administratifs des politiques publiques...
Situé à l'intersection de plusieurs rues, au coeur de la complexité urbaine, l'Îlot d'Amarantes se trouve également au croisement de plusieurs pratiques artistiques qui ont balisé les dernières décennies. L'idée ici n'est évidemment pas de vouloir à tout prix circonscrire ce jardin dans un quelconque territoire artistique, mais plutôt de baliser l'itinéraire qui a conduit à une telle proposition. Sa démarche évoque, en premier lieu, les prises de positions des artistes du Land Art avec leur volonté de "sortir l'art de la prison des musées" et de travailler avec des matériaux naturels pour réinterroger l'idée de nature. Mais l'on pense surtout aux propositions artistiques que l'on a rassemblé sous le terme "d'esthétique relationnelle", celles de Rikrit Tiravanija ou Felix Gonzalez-Torrès, pour citer les plus représentatifs, qui ont centré leur pratique sur une théorie de l'échange et du partage. Par ailleurs, la pratique du jardinage, qui est au cœur du projet, entretient un lien de parenté avec les artistes de l'Art Ecologique qui se sont saisis des discours écologiques, notamment Amy Balkin qui a réalisé un jardin californien avec la volonté d'alerter sur la dégradation de la qualité de l'air. Le terreau de l'Îlot s'est ainsi constitué avec ces différentes postures artistiques et s'est nourri de cette diversité des pratiques.
Si l'histoire des jardins est également liée à celle de l'art pictural, ce qui caractérise le projet d'Emmanuel Louisgrand, c'est plutôt une prise de position sculpturale. On pourrait presque parler d'action sculpturale dans ce sens où le geste de jardiner s'apparente ici à celui du sculpteur et s'inscrit dans une temporalité. L'acte sculptural ne porte pas sur les végétaux – comme c'est le cas dans les travaux de Nils Udo ou de Bruni/Babarit, - ici, c'est la mise en œuvre du jardin comme forme en mouvement qui relève de la sculpture. Les éléments sculpturaux convoqués par Emmanuel Louisgrand dans ce projet se déterminent par rapport à leur usage : l'installation inaugurale de la structure métallique vaut aussi bien comme élément plastique fort que comme support possible des végétaux à venir. De la même façon, le lettrage qui encercle le jardin souligne l'identité visuelle du lieu au sein de la ville, en même temps qu'il protège les plantations. Cette dernière intervention, qui fonctionne presque comme une tautologie, évoque, avec un certain décalage, le vocabulaire conceptuel. Elle représente aussi un acte de résistance fort, une volonté affirmée de nommer un lieu que l'on s'est approprié.
Flibustier espiègle, Emmanuel Louisgrand place l'expérience sociale au cœur du processus de création et produit de la valeur d'échange et du partage. L'Îlot d'Amaranthes est le contraire d'une robinsonnade, c'est un lieu hospitalier, social, convivial, dont les usages et les formes s'inventent au fil des saisons. Un peu comme avec l'amarante – dont l'étymologie nous apprend qu'elle ne fane jamais – chacun fera sa petite cuisine et décidera de l'apprécier dans un vase ou le creux d'une assiette.
1. Le terme est emprunté à Nicolas Bourriaud, auteur de Esthétique relationnelle, Les Presses du réel, 2001