Textes
Texte de Marie-Laure Bernadac
Extrait du Dictionnaire universel des créatrices, 2013
Texte de Marie-Laure Bernadac
Extrait du Dictionnaire universel des créatrices, 2013
Être plasticien aujourd'hui
Par Françoise Vergier, 2009
Être plasticien aujourd'hui
Par Françoise Vergier, 2009
Les raisons qui me poussent à créer sont une volonté de dire autant ce qui me paraît être tabou dans notre société que ce qui touche à mon identité de personne et de femme. Je n'ai pas envie de faire plaisir, je ne veux pas être décorative. Je tiens à parler de ma différence sexuelle, de mon corps qui a le pouvoir de mettre au monde les 2 sexes, et qui provoque à la fois l'attraction et la répulsion. Mon corps est soumis aux cycles, ma nature porte cette particularité. Ce que je veux toucher est la cause du mépris plus ou moins extériorisé envers les femmes. Je travaille là où est la blessure narcissique de l'homme. Elle est la cause souterraine de la violence et du pouvoir exercés contre les femmes. Cette réalité ne veut pas être entendue réellement par la société, ou bien elle est banalisée. Ça s'esquive à cet endroit. Mais ça s'esquive également du côté de la mort. Ma différence me fait penser autrement. En ce sens, je suis maudite comme les ¾ des femmes, au ban de la société lorsque je veux dépasser une certaine limite. Je crée parce que je suis révoltée. Je suis poussée par la nécessité de dire une parole enfouie. J'estime avoir de la chance d'être en vie et de voir la beauté du monde que l'instinct destructeur de l'humain saccage. Mes œuvres sont des bouées solitaires jetées à la face du regardeur dont je veux retenir le regard et l'impressionner malgré lui. Elles disent au monde "merci" et "oui". Je crée pour chanter une unité. Y a-t-il aujourd'hui, une reconnaissance pour une pensée non duelle ? Il existe une force créatrice de la nature qui se renouvelle sans cesse. Cette puissance, les humains des temps très anciens l'avaient nommée La Grande Déesse, elle est liée à la terre et au cosmos. Je pense qu'elle habite encore la psyché de tout être humain homme ou femme. Je veux réactiver et réaliser des œuvres qui font le pont avec cette puissance ancienne et sourde qui est d'essence féminine et qui n'a pas de sexe, mais qui a besoin de mon corps. Décider de la dire c'est ne plus participer à l'offense. C'est ainsi que je suis présente dans le monde et en quelque sorte non séparée.
Or que se passe t'il en moi, en tant qu'artiste, lorsque restent dans ma mémoire les propos hurlés par un spectateur excédé et frustré par la grève des intermittents du spectacle en 2005, en Avignon : "Ferme ta gueule, tu es là pour nous amuser". L'artiste serait donc là pour distraire les gens de leur ennui, même s'il en crève ? S'il en crève : on fait de lui une figure christique comme Van Gogh, ou une figure priapique comme Picasso, ou encore et dans le meilleur des cas, on en fait une aubaine pour les découvreurs et le marché. Les artistes ont vite compris qu'ils sont plus intéressants morts que vivants. Le mauvais caractère, l'exigence, les caprices qui n'en sont pas, en moins. Mais il semblerait que quelque chose a changé : on dirait qu'un artiste perdu, c'est dix de retrouvés. Le système est devenu une machine culturelle qui fonctionne tambour battant, la culture nous environne de toute part, mettant tout au même niveau. La France défend la culture, mais l'art a l'air cependant d'être toujours aussi rare. Yves Michaux parle de "cet artiste traditionnel qui anticipe le changement humain et sociétal, celui qui produit la fonction prophétique et utopique de l'art".
Lorsque, dans l'éditorial sur ArtParis.com d'André Rouillé, je lis les péripéties du pavillon Chanel Mobil Art, je constate l'utilisation sans vergogne des noms d'artistes réputés et les termes "art contemporain" utilisés comme une marque. Il s'agirait en fait d'une opération de communication d'envergure planétaire pour la firme Chanel, cela à des fins publicitaires et non pour la passion de l'art. Karl Lagerfeld a clairement dit que ne l'intéressait que l'extérieur du Mobile, et non les œuvres, affirmant qu'elles étaient aussi ennuyeuses que ce qui se voyait dans les galeries. L'impact de l'événement a réussi, mais les œuvres se sont évaporées (image et contenu). Il y a ici une abolition de l'œuvre, l'artiste est bafoué, et l'art utilisé et instrumentalisé comme un attrape-mouche.
Que va-t-il advenir aux professions de la culture et à l'artiste que je suis, lorsque les discours sur la culture de notre président recèlent les contradictions qui l'étoufferont : il trouve la culture si indispensable que sans elle la société en mourrait : cependant les aides sont rognées de toutes parts et les infrastructures livrées et soumises à l'idéologie de la rentabilité et de la concurrence. On ne sera pas loin de penser que si l'artiste ne s'en sort pas, c'est qu'il n'est tout simplement pas bon, le laisser donc disparaître, une suite logique, et si les lieux culturels ne peuvent plus fonctionner, qu'ils ferment, il y en a suffisamment comme ça !
Comme au paysan, il est demandé à l'artiste du XXIe siècle qui veut faire une carrière internationale de devenir entrepreneur, de savoir se vendre, séduire et naviguer dans les relations sociales. S'il produit une œuvre spectaculaire, une installation légère, amusante, transparente et immédiatement compréhensible, le tour est joué pour tout le monde. Pour sa renommée, cet artiste doit accepter avant tout le jeu du marché et l'importance de la valeur financière accordée à sa production, même s'il sait que "l'art qui gagne le client perd l'univers" (André Malraux). Nous savons que la fabrication artificielle et l'entretien de la côte d'un artiste est possible par des influences concertées entre des marchands, des collectionneurs, des directeurs d'institutions. La valeur financière d'une œuvre a toujours existé, elle a aussi toujours corroboré sa valeur artistique, mais aujourd'hui elle paraît être davantage la condition de sa reconnaissance, ce qui crée un déséquilibre et une confusion de la valeur.
Est-ce que je n'assisterais pas à une défaite de l'art, assimilé à un produit de luxe, en même temps que se produit la chute mondiale du capitalisme libéral financier ? On pourrait penser que l'art est devenu une force économique et un facteur d'enjeux politiques. J'entends des intellectuels, des artistes (Simon Hantaï depuis longtemps l'avait fait) dire leur intention d'arrêter, se taire, renoncer, ne plus participer, résister, déserter la société ou sortir de sa pratique, aller ailleurs. Oui, aujourd'hui "il faut une grande énergie, il faut même une forme d'endurance, pour ne pas se décourager, pour arriver à faire de sa vie un langage". Ceux qui s'y aventurent doivent "faire des actes de séparations, de ruses pour se dégager du grappin" (Meirronnis), pour produire un art qui soit un facteur d'humanisation, qui produise du savoir, de la pensée, du sens et de la beauté, de l'intelligence, qui serve de révélateur, qui relie les cultures, qui soit un facteur de paix et de jubilation de la perception visuelle intellectuelle et spirituelle...