Frédéric Houvert
Dossier mis à jour — 03/03/2022

Textes

Bonjour Mr Houvert !

Entretien avec Hugo Pernet
In Frédéric Houvert, monographie réalisée à l'initiative et avec le soutien de la DRAC Auvergne-Rhône-Alpes, Éditions deux-cent-cinq, Lyon, 2021

Des fantômes picturaux ou poétiques

Par Vincent Romagny, 2020
In Frédéric Houvert, monographie réalisée à l'initiative et avec le soutien de la DRAC Auvergne-Rhône-Alpes, Éditions deux-cent-cinq, Lyon, 2021

Les peintures de Frédéric Houvert sont à la fois familières et totalement inédites. Elles sont composées principalement d'aplats de couleurs, et reprennent chacune le contour d'une plante dont la forme est reproduite avec un pochoir de grand format. Dans un beau texte écrit pour accompagner une des expositions de l'artiste, l'historien de l'art Pierre Tillet évoque tout autant Robert Ryman (en ce que leurs tableaux "révèlent les éléments constitutifs de la peinture") et Christopher Wool (en ce que leurs coulées de peinture "soulignent la matérialité du processus pictural et défont partiellement l'iconicité des motifs, leur capacité à faire image"), qu'Henri Matisse (tant l'usage des pochoirs par Frédéric Houvert lui rappelle les papiers découpés du maître). L'art de Houvert maintient la tension entre ces deux types de références, postmoderniste et moderniste. Les superpositions et impositions de traces de pochoirs, effectuées d'abord par des aplats tantôt mat, tantôt brillant, puis, plus récemment, par de la peinture en bombe, sont fonction des possibilités concrètes de la peinture. On se penchera ici sur les motifs que reprend l'artiste pour en proposer une autre approche, et d'abord en comparant deux de ses peintures.

Une des premières peintures 1 que Frédéric Houvert a conservées suite à ses années de formation aux Beaux-Arts de Dijon, où il eut notamment comme professeur Marc-Camille Chaimowicz, consiste en répétitions d'un même motif d'inspiration végétale, stylisé, peint en blanc sur fond blanc. Un ajout de médium acrylique à la peinture leur donne une relative épaisseur. Ils couvrent un fond blanc et rose, réparti de façon peu uniforme. Le rose se densifie en certains endroits, jusqu'à donner lieu à des coulures dont la chute est alors masquée par les formes se répétant à intervalle régulier. On y verra le fragment d'un mur de salle de bain, frise de stuc couvrant un mur qui se désagrège ou papier peint ayant pris l'eau : comme un prélévement direct d'un espace intérieur, clos, étanche à l'extérieur, image d'une vie inorganique, instable, composée de matériaux synthétiques se détériorant.

À l'heure où je commence ce texte, la dernière peinture qu'il a réalisée consiste en un aplat d'un vert intense, volontairement imparfait, conservant la trace du passage de la main, de la pression sur le manche du pinceau. Elle garde la mémoire des gestes qui ont créé des effets de masse et de profondeur. Apparaît alors en négatif un unique motif, dessiné au trait, non en ajoutant de la matière, mais en grattant la fine couche de matière picturale, composé de deux feuilles de bégonias dirigées chacune dans une direction différente. L'effet est saisissant : la toile absorbe le regard du spectateur, des densités variables couvrent la surface de la toile. On trouve là l'image d'une profondeur végétale, en transformation, indubitablement vivante.

Cette "dernière" peinture pourrait sembler l'exacte opposée de la "première" : la forme dessinée n'est pas répétée, elle remplit tout l'espace du tableau. Elle apparaît en négatif et non pas en superposition. La tonalité est passée du rose "salle de bain", proche du magenta, couleur primaire, au vert, couleur secondaire, à l'intensité de forêts tropicales. À l'effet repoussant des aplats roses sous acrylique dense, s'oppose l'effet absorbant des moments d'éclaircissements / obscurcissement du vert délavé. La "première" invoque la dimension décorative de motifs floraux répétés sur le papier peint d'un intérieur bourgeois ou petit-bourgeois. Les répétitions n'en sont pas moins accompagnées de variations dues à la matière picturale. La "dernière", pour sa part, évoque l'élan vital de la plante. Pourtant, en dépit de ces oppositions, ces deux peintures participent d'un même continuum. Elles sont l'effet d'un même jeu, entre le fond et la forme, entre la forme et la contre-forme, entre la ligne et l'aplat. Elles ont la même matérialité industrielle – Houvert utilise systématiquement une même peinture industrielle, pour laquelle il a d'ailleurs créé une couleur 2 – et les mêmes références visuelles : des plantes, dont il reprend les formes par des pochoirs ou dont, plus récemment, il redessine la ligne. Peut-être sont-elles même plus proches que l'on aurait pu l'imaginer : la forêt tropicale, telle qu'elle peut exister sous nos latitudes, à laquelle semble renvoyer la peinture la plus récente, n'est-elle pas aussi artificielle que les motifs floraux en stuc de la première ? Car les motifs végétaux de plante verte qu'il utilise depuis bientôt quinze ans ne sont pas un appel naïf à une nature authentique ou primaire, mais au contraire, un jeu avec un référent "nature" depuis longtemps perdu, et l'on ne saurait pas distinguer qualitativement les référents visuels des traitements picturaux auxquels ils soumet, en dépit de leurs différences formelles.

Les plantes dont Houvert reprend les motifs de feuilles sont toutes des plantes d'intérieur : monstera, anthurium, succulentes, colocalia, palmier phœnix, etc. Elles sont l'indice de la domestication d'un certain type de vivant par la culture occidentale, autant de réalités "enserré[es] dans [un] ensemble de liens" 3, et dont Houvert étend encore l'ampleur. 4 Les plantes dont il reprend les formes ont été en particulier cultivées et développées pour leurs vertus ornementales. Leur sens est éminemment paradoxal : elles sont le résultat d'une domestication d'une nature exotique et tropicale, comment seraient-elles le signe du retour à un nature perdue ? Elles sont des effets de traduction, "hybrides de nature et de culture". 5 Les idées de nature et d'artifice ne sauraient, dès lors, être distinguées - ce dont le traitement pictural de Houvert est la métaphore. Camille Lorenzi explique que la multiplication des plantes vertes, en particulier au XIXè siècle, est le signe que "l'homme réclame [...] une nature artificielle, originale, qui n'est plus le reflet d'une nature perdue à travers l'urbanisation, mais celui d'une nature marquée par cette évolution". 6 De fait, "ces plantes exotiques ont participé dès lors à la création de tout un imaginaire, fondé non plus sur la nostalgie, mais essentiellement sur la richesse de la marchandise". 7 De chères et rares, elles sont devenues omniprésentes et bon marché : elles sont l'image d'une nature originelle, mais également la preuve de son absence.

De cette époque charnière, Houvert emprunte également le cadre de présentation qui fut employé pour offrir, entre autres, à ces plantes un cadre de vie et de développement artificiel. Au XIXe siècle, à l'intention originelle d'observation scientifique des fonds marins, l'aquarium en vint à remplir deux fonctions qui se distinguent par leur échelle. Il évolua ainsi entre le "pur bibelot des intérieurs distingués [auquel cas] l'aquarium était même souvent perçu comme un tableau, une composition de formes et de couleurs, toujours recréée par les mouvements des plantes et des animaux aquatiques dans le réservoir" 8, et les immenses aquariums géants de l'exposition universelle de 1867, auquel cas il "peut être rapproché de machines optiques d'un nouveau genre, telles que le kaléidoscope ou le panorama, en tant que fabrique d'images, mais aussi, à en croire les réactions des spectateurs et les reconstitutions des journalistes, comme source d'illusion, voire d'hallucination". 9 L'aquarium de nos aquariophiles actuels (dont fait partie Houvert) est alors l'indice d'une nature qui fut à la fois sauvage, rare et chère, un fétiche marchand dont la fantasmagorie qui l'anime perdure. Les toiles d'Houvert sont comme autant de vues dans des aquariums géants, depuis leur face la moins large, et dont les plans en profondeur se reportent sur un même plan. Les peintures et expositions de Frédéric Houvert peuvent alors être lues à l'aune de cette (trop) rapide histoire sociale des plantes d'intérieur et des aquariums. Quand il en reprend les formes, il ne s'agit pas d'en exploiter les vertus ornementales (géométrie, régularité, croissance, etc.), ou d'invoquer un retour à la primitivité de la Nature, mais d'effectuer un retour critique sur une forme qui dénote moins un monde stable et rassurant qu'un certain degré d'opacité - métaphore de la déréliction de notre monde.

On ne saurait alors percevoir dans l'utilisation par Houvert d'un motif unique pour chacune de ses peintures la résurgence de l'idée d'une plante originaire, l'Urpflanze, du même type de celle à laquelle Goethe consacra une "rêverie passagère". 10 Ici, la plante originaire est déjà galvaudée. Le poète et homme savant romantique espérait qu'"avec ce modèle et sa clé, on [puisse] découvrir à l'infini des plantes qui présentent un caractère logique : c'est-à-dire que, si elles n'existent pas, elles peuvent exister, non pas comme des fantômes picturaux ou poétiques, des apparences, mais comme dotées d'une vérité et d'une nécessité internes". 11 Dans les plantes de Houvert, nul autre signe que celui de la dispersion, de l'absence d'origine. Nulle logique, nulle nécessité interne, et donc autant de "fantômes picturaux ou poétiques". Il s'agit ici non pas de retrouver ou répéter un modèle, une plante originaire, contenant dans sa perfection toutes les formes possibles qui n'en seront que de pâles expressions : comment, à partir de l'image de plantes à ce point hybrides, pourrait-il suivre un tel dessein ? Il s'agit plutôt, au contraire, d'en faire l'outil, le ludant 12, l'opérateur ludique d'un jeu savant et intuitif dont il fait évoluer les règles, et dont la présente publication indique les quatre modifications qu'il a connues. Et qui ne présagent pas pour autant de celles à venir.

Les peintures ne sont pas produites par déclinaison de cette forme originaire, reportée par les pochoirs mais plutôt par leur abrasion, leur usure. Un mode négatif, anti-révolutionnaire, involutif de la production de la forme. Houvert ne cherche plus à atteindre une forme originaire, il perpétue le mécanisme d'opacification de catégories inopérantes qui a présidé à leur perception mais pas à leur développement. Elles sont moins des formes que des souvenirs de formes, elles en créent de nouvelles par les effets d'association et superposition. Houvert réalise d'ailleurs également des pochoirs en céramique qui reprennent les silhouettes de plantes. Ces pochoirs ont alors leur vie propre, loin de l'illusion de pureté du tracé qu'ils permettent de reproduire. La forme que ces pochoirs permettraient de reproduire est alors modifiée par les réactions de la plaque lors de la cuisson. La fragilité de la céramique, ici en fine couche, nous renseigne en filigrane sur le statut que Houvert accorde à ces motifs : nullement figés, aucunement gravés dans le marbre ou la perfection de la formule mathématique qu'ils vérifieraient à chaque nouvelle itération. Ils sont soumis non seulement aux lois de l'organique, mais également à celle du marché, qui leur a conféré puis retiré une valeur, ce qui n'a pas été sans affecter la perception que nous pouvons en avoir. On est ici aux antipodes des mots de Hans Arp : "Nous ne voulons pas reproduire, nous voulons produire. Nous voulons produire comme une plante qui produit un fruit et ne pas reproduire". 13 Mais il n'est aujourd'hui plus possible de séparer la croissance de ce type de plante des conditions culturelles, sociales et économiques, liées au Capital, qui expliquent leur diffusion. En dépit de leur aspect naturel, elles n'en sont pas moins totalement artificielles. Leur croissance est fonction de mutations industrielles à grande échelle. Notre hypothèse est que les peintures de Houvert révèlent ces traces indélébiles à même leur reproduction picturale, qui en mime le processus de production véritable : la plante ne fait pas que produire, elle est produite, elle est un produit. Rien ne sépare l'image de la dernière peinture de l'artiste, dont les densités n'évoquent pas tant celles de forêts d'émeraude que de fonds verts utilisés pour incruster des images, rien ne les sépare de la première : elles sont tout autant des images de plantes d'un intérieur pourrissant.

C'est alors l'idée de dessin qu'il faut invoquer pour cerner la façon dont Houvert contrevient et se conforme tout autant à la remarque d'Henri Matisse selon laquelle "il n'y a pas de ligne qui serait naturelle". Pour le grand peintre, "prêter aux choses et aux visages des traits serait faire violence à la nature." 14, c'est l'artiste qui en retrace une Gestalt, forcément arbitraire, mais dont, par le travail d'observation, il tâche de s'en rapprocher de façon asymptomatique : au plus près mais sans jamais l'atteindre. Matisse signifie ainsi l'arbitraire de la décision de l'œil humain quand il trace une ligne. La ligne, dans les peintures de Houvert, par les jeux de répétition, répète de façon paroxystique l'incapacité du trait de l'artiste à rendre compte des effets de transformation que subit l'idée de Nature. La ligne en perd d'autant plus tout caractère triomphateur. Sa tâche est un échec que jamais l'observation ne saura compenser. Elle peine à définir un espace stable et déterminé. Elle est un seuil constamment franchi, et non une limite instauratrice de sens et rassurante. La ligne se perd dans les aplats, comme elle se perd dans les fonds.

Quant aux pochoirs, qui dessinent les traits, utilisés avec la peinture, ils donnent lieu à un subtil jeu de formes et contreformes, avec plusieurs degrés de constrastes et à plusieurs échelles :
entre le fond uni et les formes reportées au pochoir, mais également entre les formes et contre-formes du pochoir, le spectateur percevant plus ou moins rapidement que les "motifs" sont parfois inversés. Des coulures de peinture rejouent l'effet pictural, quand il n'est pas rejoué par l'effet de quasi-monochrome des superpositions. Il arrive alors également que le peintre continue le dessin de la forme du pochoir au pinceau. Aplat et ligne contribuent alors à faire surgir la forme, qui est moins fixe qu'en cours de dissolution.

Quand il utilise la bombe aérosol, Houvert s'en tient aux bords des pochoirs. La peinture projetée les suit et devient évanescente au fur et à mesure qu'elle s'en éloigne. Les feuilles n'apparaissent pas par un aplat franc, mais par le velouté de leurs limites. Les feuilles deviennent perméables les unes aux autres. Il ne peint alors pas tant une "végétation" que la sensation d'une végétation : à la fois sa perte, son souvenir, et son nouvel état, derrière les vitres d'un aquarium sur lequel la toile nous offre une vue. Une autre façon de nous dessiler les yeux sur le mythe de la nature, à l'instar des Paradis artificiels d'Anne Laure Sacriste et des photographies de jungle de Thomas Struth, qui en font autant de rideaux.

Dans les peintures les plus récentes de l'artiste, la forme des pochoirs est dessinée en enlevant la peinture appliquée rapidement en aplats de densités inégales. De la sorte, la ligne apparaît en contreforme, et les formes qu'elle dessine entrent en contradiction avec les aplats inégaux de couleur, cette fois très vive, du fond. Le peintre inverse ici les logiques qui ont présidé à ses précédentes séries : le dessin n'est pas la limite extérieure d'un aplat, mais apparaît par une ligne, sans résonner avec les effets de profondeur dus à l'imparfaite répartition d'un fond monochrome. Les motifs, s'ils sont plus "nets", n'en sont pas pour autant plus visibles. La ligne sereine se dérobe au regard qui tente de la suivre tant les aplats dont elle émerge semblent enragés. Bien qu'effets et produits d'une nature transformée, comme le rappelle la peinture industrielle qu'il utilise, les peintures de Houvert n'en sont pas moins des vues sur des aquariums que la vie toujours anime, une vie hybride dont on peine encore à prendre la mesure.

  • — 1.

    Begonia Tibet, 130 x 100 cm, 2020

  • — 2.

    Il s'agit de "noir Houvert" dans le nuancier Chromatic de la société Seigneurie Gauthier (PPG Industry)

  • — 3.

    Samir Boumediene, La colonisation du savoir : une histoire des plantes médicinales du Nouveau Monde (1492-1750), Vaulx-en-Velin, Les Éditions des mondes à faire, 2016, p.21

  • — 4.

    Notre texte qui accompagnait la première exposition de Frédéric Houvert dans le lieu d'art lyonnais Bikini, intitulé « L'Ampleur des liens », faisait jouer un autre logique de liaison entre vivant et non-vivant et entre différents types de vivants hétérogènes, une poétique de la greffe, telle que pensée par des auteurs grecs et latins relus par Jackie Pigeaud.

  • — 5.

    Bruno Latour, Nous n'avons jamais été modernes : essai d'anthropologie symétrique, Paris, Éditions La Découverte, 1991, p.21

  • — 6.

    Camille Lorenzi, « Les plantes de Salon en France au XIXè siècle », Hypothèses, 1-18, 2015, p.45

  • — 7.

    Ibid.

  • — 8.

    Camille Lorenzi, « L'engouement pour l'aquarium en France », Sociétés & Représentations, 2-28, 2009, p.259

  • — 9.

    Ibid., p.263 ; Jonathan Crary, Techniques de l'observateur : vision et modernité au XIXe siècle, trad. fr. Frédéric Maurin, 2016

  • — 10.

    Eric de Chassey et Rémi Labrusse, Henri Matisse - Ellsworth Kelly : Dessins de plantes, Paris, Gallimard / Centre Pompidou, 2002, p.35

  • — 11.

    Johann Wolfgang von Goethe, cité in Rémi Labrusse, « Le désir de la ligne », p.39

  • — 12.

    Stéphane Chauvier, Qu'est-ce qu'un jeu ?, Paris, Éditions Vrin, 2007, p.48

  • — 13.

    Jean Arp, Jours effeuillés, Paris, Éditions Gallimard, 1966, p.183

  • — 14.

    Cité par Rémi Labrusse, « Le désir de la ligne », in E. de Chassey et R.Labrusse, Henri Matisse - Ellsworth Kelly : Dessins de plantes, op. cit, p.24

Contre la lassitude

Par Hugo Pernet, 2017