Gilles Verneret
Dossier mis à jour — 25/04/2024

Le journal du Balkanide tour

Le journal du Balkanide tour
Par Gilles Verneret, avril 2018

Dédié à la mémoire de Sava Mandich, serbe émigré à Lyon après la deuxième guerre mondiale à l'arrivée de Tito.

"Les "Balkans" deviennent donc synonymes de complexité nationale, de conflits sans fin, d'éclatement et de morcellement. La "balkanisation" devient la marque identitaire majeure de cette portion d'Europe. Le concept de "Balkans" est idéologique avant d'être géographique et la Croatie, qui n'a été que partiellement affectée par la domination ottomane, ainsi que la Slovénie, qui en a été épargnée, récusent toute appartenance au monde balkanique, auquel les relie pourtant au moins l'expérience yougoslave du XXe s." Larousse.

L'idée de base du "balkanide tour" était d'aller faire un tour en ex-Yougoslavie, pour croiser le climat de ces nouvelles républiques, vingt-sept ans après le début de la guerre, sans mettre l'accent prioritairement sur les vestiges du conflit. Se laisser porter par une déambulation dans les villes, en évitant autant que faire se peut le tourisme muséal ou compassionnel, mais tenter d'éclairer notre compréhension historique de ces peuples, la photographie était le point de jonction du désir de voir d'autres horizons, tout en sachant que l'on ne ferait que passer.

"Lorsque, au terme d'une longue crise latente, la Fédération yougoslave s'embrase dès les déclarations unilatérales d'indépendance de la Slovénie et de la Croatie, au début de l'été 1991, les Balkans sont "terra incognita" pour la plupart des observateurs. La connaissance des langues et des civilisations locales relève de la spécialité, elle est l'apanage de quelques géographes, historiens et diplomates familiers de la zone." Jean-Simon Legascon

Ljubljana

"On saisira le sens symbolique en partant de deux points initiaux : premièrement, de l'affirmation, généralement considérée comme vraie, qui fait des Balkans le tonneau de poudre de l'Europe, secondement, du fait que dans les Balkans règne entre les peuples, et impossible à aplanir, une inimitié particulièrement élémentaire." Hermann von Keyserling, "Les Balkans", 1930

Intranscriptible mais prononçable.
Lju dire : Lou. Blj. B L J prononcer bia...
Petite capitale d'un état élégant. Pas vu de différence entre les slovènes et les italiens, et donc avec les européens ! On peine pour trouver notre Hôtel Slavic, perdu au milieu des travaux de l'artère principale. Le soir promenade dans les rues très animées, c'est la fête sur les terrasses éclairées et bondées des quais de la Ljubljanica, avec cette insouciance que nous ne retrouverons qu'ici dans la suite du voyage. Nourriture un peu lourde dans un restaurant traditionnel du centre, purée de patates indigeste et viande de veau sèche, dommage...
Beaucoup d'étudiants à fière allure, public et ambiance modernes.

Zagreb

Impression première de façades lézardées et non ravalées mais gardant l'air d'authenticité. Grosse capitale historique. L'hôte de notre Airbnb, un monsieur d'un certain âge à la moustache distinguée, nous apprend que la maison, en cours de réfection et sentant fortement la peinture chimique, est celle de sa famille depuis plusieurs générations. Studio confortable, étroit et organisé avec goût. Restaurant italien recommandé, pâte et dessert de qualité mais sans qualités. Le soir regardé d'excellentes vidéos sur la guerre de Yougoslavie qui remet un peu d'ordre sur les raisons sous jacentes du conflit, toujours les mêmes... le refus de l'autre, de sa culture, de ses croyances, de ses habitudes, avant que l'oubli ne repasse une nouvelle fois pour tout laver, puis recommencer...

Vukovar

De sinistre mémoire, avec ses milliers de morts lors du siège de la ville par les serbes de Croatie, appuyés par les forces serbes. Un saut de puce à la gare, vestige d'un passage au noir. Et la petite cité reconstruite semble tranquille sous le soleil d'avril. Reste son Christ chrétien veilleur de la rue centrale, barrage à l'orthodoxie religieuse qui a fait dire au président de la Croatie à la fin des années de guerre, Franco Tudman : "Notre pays est enfin pur ethniquement". Et de fait serbes et bosniaques en ont été chassés.

"Les Balkans ne seraient pas un endroit tellement propre à la concentration et à l'exacerbation des conflits si là-bas n'existait pas une hostilité élémentaire de peuple à peuple si inouïe que les nations balkaniques paraissent toujours prêtes à se précipiter les unes sur les autres ; cela va si loin que dans cette région l'état de guerre doit être considéré comme le seul normal". Keyserling, 1930

Ces peuples ayant acquis désormais, après des siècles de colonisation, leur liberté, pourront-ils enfin se tourner vers la paix ?

Belgrade

Le GPS nous emmène à tort dans son délire numérique dans des banlieues éloignées du centre de cette énorme cité, vautrée dans une vallée ondulée de près de deux millions d'habitants, sale, démesurée et éventrée. Conscients de son aveuglement, nous re-programmons le tom-tom sur le centre ville. Seul ce centre est épargné, garant de sa place encore internationale, échappatoire au constat d'abandon ; sauvegarder les meubles, préserver un patrimoine, statues, squares et belles personnes traversant l'espace. A deux doigts de là, terrain vague interdit, avec sols jonchés d'immondices, et de détritus d'une époustouflante saleté, pneus en feu à la fumée noire et âcre et misère où déambulent des enfants rieurs. Par ci, par là, trainent des charrettes poussés par ceux qu'en France nous nommons "Roms" et ici "bohémians", comme un retour aux années cinquante.

Le soir, contraste faramineux avec la foule des jeunes prêts à en découdre de joie le samedi soir. Si aux devantures des boutiques, la mode retarde de plusieurs décennies, les habits de marque de cette jeunesse ne semblent pas différents de ceux des boutiques de l'Europe de l'Ouest. Dans un bar à la mode, sur une terrasse éclaboussée de bruits et de musique des années quatre-vingt à tue tête, deux jeunes filles se retrouvent à la table voisine devant une bière et le plaisir d'échanger sur leurs jeunes vies et projets actuels qui se lie sur leurs visages radieux, pendant que j'essaye d'ingurgiter un indigeste pancake rempli de crème caramel, bourratif à loisir, malgré la bière.

Sarajevo

"Comprend-on maintenant pourquoi l'on appelle "balkanisation" le plus grand danger de l'Europe ? L'europe est, elle aussi d'après son essence, semblable aux Balkans". Hermann von Keyserling, 1930

Après des dizaines de kilomètres de campagne très urbanisée, aux squelettes de béton des maisons pas finies, pauvres habitations toutes semblables, sans caractère, anonymes, ponctuées par des casses automobiles au milieu des villages ou ce qui en fait état, comme des églises d'acier rouillées. Nous passons la frontière avec difficulté, où un gros homme dans une cabine minuscule nous demande la carte verte avec insistance et les papiers du véhicule nouvellement acheté et qui ne possède pas encore de carte grise, ce qui les soumet à l'embarras du questionnement. Débarqués en Bosnie-Herzégovine, la première chose qui nous arrête dans un paysage plus désertique sont ces bas-côtés de la route sur des kilomètres et des kilomètres sans fin jusqu'à Sarajevo, qui sont jonchés d'ordures, bouteilles de bières et de plastique, sacs, mouchoirs et étoffes salies, sans doute égarés là sans hasard, depuis des mois.
Depuis le début du voyage, pas croisé une seule automobile immatriculée à l'étranger et encore moins en France. M'arrête sur les petits monuments qui rendent hommage avec fleurs et portrait aux jeunes défunts, tués à la guerre de l'ex-Yougolavie avec des lettres en cyrillique non déchiffrables sur l'heure.
Pas de tourisme dans ces zones. Surpris soudain d'en suivre une, la première auto allemande qui est bientôt stoppée par des policiers, cachés derrière leur radar. Je redouble de méfiance et surveille mon compteur, mais je ne sais jamais si la vitesse est limitée à soixante ou à quatre vingt kilomètres heure ? Et sur la descente vers Sarajevo, deux policiers me font signe, suite à une grande courbe, de me ranger sur un terre-plein. Parlent pas un mot d'anglais, me marmonnent juste : "problem !" en m'indiquant le témoin du radar, qui indique soixante-treize kilomètres heure, alors qu'ils répètent au moins cinq ou six fois "sixteen!!!" le confondant avec "sixty".
Je finis par comprendre après être aller pisser, ce qui les fait sourire et après maintes palabres, que je dois m'acquitter d'une amende de tant de Kunas... qu'il faut aller payer au commissariat de Sarajevo à quinze kilomètres de là et revenir vers eux, avec l'attestation. Je leur montre des euros, ils me font signer un papier où trône la somme de 26 euros, je leur donne 25 euros en main propre en trois billets et une pièce de un euro, qu'ils refusent élégamment et je peux repartir, pendant qu'ils serinent à mes oreilles : "sixteen, sixteen !", mais certainement heureux d'avoir empoché la monnaie qui finira je ne sais où... Ce "sixteen" qui me fait penser aux Beatles des années soixante entendus à Belgrade.
Arrivée sur Sarajevo en contre-bas entre des montagnes, écrasée, ciel couvert, avec ses nombreux minarets sur les nuages, qui dureront deux jours durant et cette rivière de Miljacka aux eaux gris vert, remplie de bouteilles plastiques et d'ordures flottant à sa surface et remuées par les vaguelettes ; un homme jette sa bouteille de coca devant nous, elle reste bloquée sur un petit barrage d'immondices.
Cette rivière qui, quelques décennies auparavant, pendant le siège et les combats de rue de Sarajevo, emportait les cadavres des soldats et des habitants bosniaques.
Repéré quelques traces et impacts de balles sur les façades, déambulé au milieu des femmes voilées et en burka dans ce qui tient lieu de souk et de marchés, parfois envahis de pigeons, tous azimuts....
Ressenti une grande tristesse devant cette ville qui cherche à s'extraire de son passé douloureux. Laissé tomber l'idée d'aller à Srebrenica, no tourism compassionnel ; voir la vie au travers de mon viseur dans les rues d'aujourd'hui sans atours, ni fioritures. De nombreuses expositions dans les musées et bibliothèques de la ville attestent de ces cicatrices de la guerre de purification, juchées dans des affiches immenses dressées contre les murs, pour ne pas en rajouter...
Seules la femme à la jambe coupée et la flamme du mausolée de la guerre rappellent encore ces horreurs passées, si présentes pour les habitants de cette cité, marquée...

Mostar

Parking étroit à cinq euros, pont bondé, elle est retrouvée quoi ? l'éternité ? la manne touristique ! où sautent des plongeurs, là où l'armée croate pilonnait et détruisait le site, les selfies vont bon train.

Dubrovnik

Des milliers et des milliers de touristes sillonnent les vieilles pierres dès neuf heures du matin jusqu'à dix neuf heures, leur enlevant tout charme, comme nous, termites de la culture en chasse de mémoire, sortis d'on ne sait où, d'avions, de bus et de géants bacs blancs dans le port, survolés par les mouettes encore libres... Vu l'assomption du Titien dans une église. Puis fui la cité pour le regard sur la mer lumineuse et éternellement indifférente et sublime dans la presqu'île de Orebic.

Porec

Visite de la Basilique euphrasienne avec ses vestiges datant des premiers siècles de l'ère chrétienne. Un instant la fascination nous envahit devant ces mosaïques ou ces statues. Fascination froide et morte comme ces pierres, et surtout muette. Avec cette vierge comme décalquée et apparaissant sous les strates d'autres peintures.

Zadar

Me fais la réflexion que les lieux de culture : églises, musées, peintures, statuaires, fresques, architectures sont un peu comme le pétrole des profondeurs, issu de la décomposition des fossiles et il faut en retirer toute l'énergie. Il s'agit là de la matière psychique, qui désormais, quel que soit l'intérêt que les gens lui portent, souvent si mince baladés qu'ils sont dans le "balkanide tour", doit rapporter à tout prix du bénéf', de la plus-value sonnante et trébuchante. Car en place de Dieu et de l'imaginaire des croyances, la place a été prise peu à peu par le siège de la rentabilité, du chiffre et l'on sait à coup sûr que l'on vit dans le règne de la quantité, du nombre, si opposé à la qualité et aux principes originels. Consommons donc du monument à la glace à la vanille, avec cette chantilly de la vanité humaine qui fière de son pouvoir élève des édifices de marbre par delà le temps, à la notion du beau confondue avec la volonté de puissance.
Sur le quai, coucher de soleil qui ne surprend plus mais apaise les visiteurs, encore une fois silencieux et juste bercés par le bruit des sirènes qu'un architecte astucieux a composé avec l'entrée des vagues sous le ballast, sorte d'orgue marin qui rappelle Ulysse.

Retour à Vérone

Le voyage s'épuise et meurt. Un road movie peut-il rendre la complexité de réalités des pays traversés dans l'esprit des ouvrages mythiques d'Evans ou de Frank ? Là où l'on ne fait que passer du leurre du regard à portée universelle, de l'amoureux victime du petit bout de la lorgnette, au lieu commun à tous. Le style documentaire se plait aujourd'hui à s'installer dans les résidences longues pour scruter des réalités particulières, en inventoriant les détails et l'analyse scientifique.
La poésie est toujours synthèse, dernier bastion qui ne se consomme pas, elle n'apprend rien. Pas connaissance intellectuelle à visée historique et sociologique non plus ; à la rigueur saut de l'ange du pont de Mostar... Survole-t-elle l'histoire, et les discours des universitaires ? Comme dit la chanson : "Sarajevo c'est encore loin ? Sarajevo c'est pas pour demain...".