Texte de Nadine Atallah
Texte de Nadine Atallah
Publié dans la revue l'art même n°66, Belgique, 2015
À l'occasion de l'exposition Soulever le monde, Galerie des enfants, Centre Pompidou, Paris
Sur la côte italienne, dans les Abruzzes, d'étranges engrenages appelés trabucchi servent à immerger et remonter d'immenses filets de pêche à l'aide d'un enchevêtrement de mâts et de cordages reliés à une plate-forme surplombant la mer. C'est en observant ce mécanisme ingénieux qui permet de soulever des volumes et poids imposants avec la plus grande facilité, que Jan Kopp a imaginé une construction défiant une impossibilité fondamentale : Soulever le monde.
Le projet prend la forme d'une architecture mobile et foisonnante flottant au-dessus du Forum du Centre Pompidou, sur la mezzanine qui accueille la Galerie des enfants. La construction, gigantesque sans être monumentale, est une sculpture interactive composée de tiges, de roues, de voiles et divers objets du quotidien tels que des ustensiles de cuisine, des cartes géographiques, ou encore des balles de tennis. Plusieurs éléments, comme des bannières et cartons peints, ont été réalisés avec des élèves du collège Jean Vilar de Villetaneuse (Seine-Saint-Denis) à partir d'objets récupérés auprès de leur famille : de grands sacs de riz et morceaux de vêtements racontent leurs habitudes de consommation et leurs origines culturelles variées.
La structure tout entière est suspendue et articulée à l'aide d'un système de poulies et de câbles reliés à des manivelles que les enfants peuvent manipuler. Ce geste minimal leur permet de soulever des charges qui leur sont habituellement interdites, et à travers des longues-vues, ils peuvent observer les fluctuations de ce monde dont ils sont les démiurges.
La sculpture se lit comme une machine-univers, fondée sur une utopie similaire à celle qui a porté les premières encyclopédies : dessiner les contours de notre monde en rassemblant la somme des connaissances humaines en un même ouvrage – ici la dimension spatiale du projet renvoie même à l'atlas, du nom du titan qui justement soulève le monde et le porte sur ses épaules.
Si le mécanisme rappelle la roue à livres de Ramelli, machine artificieuse imaginée au XVIe siècle qui permettait d'un simple tour de main de faire défiler devant soi des livres extrêmement lourds, Soulever le monde ne s'attache pas tant au savoir théorique qu'à l'expérimentation et l'observation du temps et de l'espace, invitant à la découverte et la manipulation d'un environnement, mais aussi à l'émerveillement, à l'imagination et au jeu.
La notion de jeu et l'action de jouer constituent même le moteur de Soulever le monde, et les utopies esthétiques, sociales et politiques portées par le titre s'incarnent dans le geste ludique. L'exposition amorce en effet l'idée selon laquelle le jeu constitue une modélisation du monde, faisant écho à l'ouvrage de l'historien Johan Huizinga, Homo Ludens, Essai sur la fonction sociale du jeu. Les théories de Huizinga insistent sur l'importance des règles dans le déroulement de tout jeu, dont la plus importante est la limitation spatiale, littéralement matérialisée par les terrains de jeux, qui fleurissent en Europe au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Participant de ce phénomène qui place l'enfant au cœur de la ville, l'architecte néerlandais Aldo Van Eyck est à l'origine de quelques centaines de terrains de jeux à Amsterdam, créés dans les années 1950-1960, dans des zones démolies par les bombardements et à l'emplacement des maisons laissées vides par les déportations. Les terrains de jeu opèrent ainsi une double fonction, celle d'une part de réhabilitation, voire de rédemption de la ville meurtrie, et d'autre part d'espaces de liberté, de divertissement et de rencontre pour les enfants. En érigeant le jeu comme genius loci de la ville d'après-guerre, Van Eyck pose les bases d'un renouveau social, civique, politique, qui prend la forme d'une utopie où jouer, c'est réapprendre à vivre ensemble, c'est considérer l'étendue des possibles : c'est soulever le monde. Nombre de ces terrains de jeu ont disparu au fil de la reconstruction de la ville, et Van Eyck lui-même aimait à rappeler l'importance du caractère éphémère de ses aménagements.
Durant l'exposition de Jan Kopp, la Galerie des enfants devient l'un de ces terrains de jeu où les enfants peuvent s'amuser mais aussi formuler leurs rêves, leurs idées pour agir et « soulever le monde », sur des étiquettes qui s'ajoutent au fur et à mesure à la structure. Le temps est donc au cœur de l'appréciation de ce travail, qui ne se révèle pas d'un seul coup mais qui croît et se meut, et qui est, tout comme l'Amsterdam de Van Eyck, un phénomène temporaire avec l'avenir comme enjeu.