À la manœuvre
À la manœuvre
Par Tanguy Viel
Publié dans le catalogue Jan Kopp - Soulever le Monde, Éditions Filigranes, Paris, 2015
Dans le premier chapitre de ce livre, celui qui accompagnait dans les pages précédentes Grand ensemble, j'essayais de raconter comment on entrait là, à Rennes, dans la salle de l'exposition, comment on levait instinctivement les yeux et puis voilà, au-dessus de nos têtes, au milieu d'elles presque, il y avait comme une constellation fixée, magiquement établie, immobile dans le ciel. De fait, on prenait cet état pour accompli, saisi dans sa vision même, ayant effacé du même coup les traces de son accomplissement. Seul un regard perplexe et déjà rétrospectif nous faisait considérer l'échafaudage qui l'avait permis et alors on y projetait volontiers, à rebours, les mille narrations qui y avaient mené. Cette fois, c'est différent. Si d'aventure on longe la grande installation posée là dans la Galerie des Enfants du Centre Pompidou, ce n'est pas seulement une vision céleste qui nous saisira mais aussi, ou surtout, la grande machinerie intrigante qui pourrait nous y conduire, faite elle aussi d'objets variés et peut-être plus insolites encore, plus hétérogènes en tout cas, certains déjà suspendus, d'autres attendant de sculpter l'air, soumis à différents mécanismes qui attendent qu'on les active, pleine de promesses donc, mais dont on ne saurait déchiffrer si vite les opérations, comme si on la surprenait là dans un demi-sommeil, léger "off" de son existence – et par quel étrange instinct sait-on déjà, presque aussi vite en s'en approchant, qu'il reste quelque chose à faire, quelque chose à œuvrer ou mieux encore, manœuvrer pour mener l'œuvre à bien ?
De ce point de vue, ce serait un peu l'envers de Grand Ensemble, son négatif très humain, d'où la magie apparente se serait dérobée pour laisser à vue l'appareillage technique qui l'autorise, sans en chercher la forme fixe ni figée dans le ciel, mais s'attelant plus modestement à une apesanteur possible, se confrontant aux lois anciennes de la gravitation. Le titre à lui seul en propose le programme : soulever les choses donc, toutes les choses, ou plutôt chaque chose, une par une, actionner chaque levier, chaque contrepoids, et peut-être alors retrouver quelque chose de Grand Ensemble : tout monter au ciel et puis lâcher. Soulever le monde serait comme une sorte d'épisode précédent, un peu comme dans La Guerre des Étoiles, où le premier épisode vient après le dénouement, immense flash-back qui en est aussi le grand roman de formation, celui où l'image se forme et se déforme et raconte en se refaisant la genèse même de toute vision.
Pourtant, quand on entre dans le hall de Beaubourg, quand on lève un peu les yeux vers les balcons et qu'on voit l'étrange machine se déployer en couleurs et surfaces sur la mezzanine, il y a quelque chose qui tient déjà de la "vision", une sorte d'embrassement par le regard qui saisit d'abord tout, comme on saisit une idée – les grecs, après tout, avaient le meme mot pour dire les deux choses : "idée" et "vision" - par quoi on croirait voir déjà le programme réalisé, quelque chose de soulevé, comme un grand navire envolé. Depuis que j'ai commencé à réfléchir sur ce texte, il faut dire, je pense beaucoup à cette grande légende maritime dite du "Hollandais volant", celle qu'incarne James Mason dans le magnifique Pandora, et qui raconte l'histoire de cet homme seul dans son vaisseau fantôme, porté pour l'éternité par le vent à travers les océans du monde. Je crois que cela tient à la vision fantomatique, dans le film, de ce vieux gréement sans équipage, aux cent voiles gonflées sur l'horizon dans le ciel de lune. Ici aussi, quand on monte l'escalier qui mène à la mezzanine comme on monterait sur une échelle le long des plats-bords d'un navire, ici aussi, on dirait que la machine attend son équipage, chacun bientôt à son poste, par exemple affairé à l'une des vingt-six roues qui commandent de secrets et joyeux mécanismes, rouages à vue qui invitent à l'action, leviers et gouvernails et tous cordages sortis d'une machinerie de théâtre, quelque chose qui attend son heure et son mouvement, quelque chose qui requiert notre présence "à poste", ainsi qu'on le dirait dans la marine, ou bien "à cour et à jardin", ainsi qu'on le dirait dans le théâtre. Une vieille histoire circule qui se souvient qu'il y a cinq siècles, les mêmes hommes s'occupaient des bateaux et des théâtres, mêmes équipages de techniciens spécialisés dans les nœuds et les palans, mêmes superstitions qui interdisent de dire le mot "corde" ou "lapin" sur le pont d'un navire comme dans les coulisses d'une scène.
Mais enfin, s'il faut vraiment choisir, j'opte ici pour la métaphore maritime, à cause de la forme de l'installation et son échelle bien-sûr qui sont justement celles d'un grand navire, dont les objets plus ou moins suspendus ont l'air d'emprunter pour beaucoup au champ de la mer, du voyage ou de la navigation : vieux planisphères, toiles découpées faisant office de voilure de fortune, bouées et corps morts qui ont l'air de lester le bâtiment et l'empêchent de tanguer, comme ces bateaux-musées qu'on visite arrimés à un quai et dont on ne sait pas à quel indice exactement nous savons qu'ils sont là, fixés à jamais, hors de tout voyage mais que tout y fonctionne encore comme à l'origine : poulies et cordages, palans et treuils qu'on ne peut s'empêcher de toucher et mouvoir en se promenant sur le pont, y emmenant des enfants qui imitent les bruits de la mer et les ordres du capitaine.
D'ailleurs, c'est surtout des enfants dont il faut parler, puisque, comme dans tous les romans de formation, le personnage central est d'abord un enfant et qu'ici tout est fait pour lui. Mais encore n'est-il lui-même, l'enfant, qu'une figure de tous les spectateurs possibles, invité à faire l'expérience émerveillée, gratuite, répétable jusqu'à l'âge adulte donc, de son humanité balbutiante, en se mettant à faire jouer chaque guinde ou drisse, puisqu'il ne faut pas dire "corde", pour actionner son monde comme un mobile dans une chambre d'enfant ou plus jeune encore, un tableau d'éveil dans le lit d'un nourrisson, intrigués, tous, par les miracles de la technique.
Je crois que c'est une pièce sur la technique, une pièce sur l'expérience de la technique, une pièce sur le statut technique de l'être humain. C'est pourquoi aussi : le bateau, si le bateau est la tentative la plus archaïque de ce qui dompte l'indomptable, ce qui s'oppose par la force de l'ingénierie à la nature la plus sauvage, c'est-à-dire ce qui a requis, depuis l'Antiquité, le plus d'invention et de logique, le plus de tentatives aussi avant aboutissement, le plus de ruse et de punition.
La technique dit que nous pouvons égaler les dieux sans leurs pouvoirs, quelque chose comme fit Prométhée en son temps, si par Prométhée nous entendons ici celui qui, dans un même souci, créa l'homme et lui donna cela, sa capacité technique. Il n'y a pas de magie chez Prométhée mais l'emploi de la ruse et de la sagacité pour d'abord tromper les dieux, ensuite (et surtout) les concurrencer. Il n'y a pas de magie dans la technique, au contraire, elle rivalise avec elle, mais en meme temps bien sur elle fraternise : si Prométhée, en volant le feu, est devenu le père de la technique, il fut aussi le frère d'Atlas, lui qui, en magicien haltérophile, soulève pour toujours le monde et le maintient en l'air.
Nous savons cela aujourd'hui, mieux peut-être que nos ancêtres : que la technique et les dieux jouent une grande partie de main chaude dont chaque être humain, tiraillé entre la nuit mystique qui l'a vu naître et la domination qu'il acquiert lentement sur le monde, semble être de nouveau le siège. C'est une des expériences principales de l'enfance, il me semble, celle d'une adversité mystérieuse et indéchiffrable qui a toujours l'air d'être déposée dans les mains des adultes ou du pouvoir du ciel, et dont chaque action menée à bien, chaque nouvelle manivelle que nous tournons réduit peu à peu le champ d'obscurité et de dénuement pour devenir celui de notre modeste mais réelle souveraineté. Ce que découvre l'enfant, ce qui le sépare peu à peu des autres règnes de la nature, c'est ce pouvoir qui démultiplie ses forces, et lui permet bientôt d'agir en pensant, d'agir presque sans bouger : le langage même est cela, agir sans bouger. Peut-être qu'une des définitions de la technique pourrait être celle-là : "agir sans bouger", ou mieux encore, "agir à distance", quelque chose dont le rêve abouti serait la télékinésie, c'est-à-dire l'action directe de notre pensée sur les choses. Quelque chose que la fée électricité a en partie comblé ou en tout cas accéléré. Mais ici nous sommes bien en-deça de l'électricité. Ici nous sommes dans l'ère encore débutante de la mécanique.
Je sais de source sûre qu'à l'origine de ce projet, il y avait quelque chose des anciennes techniques. À l'origine de ce projet étaient les "trabucchi", ces installations de pêche côtière le long de l'Adriatique, grands filets suspendus à de longues pièces de bois, qui plongent depuis les plages ou les petites falaises jusqu'au fond de la mer et puis remontent, gigantesques et remplis de mille poissons, et soulevés par la force d'un seul pêcheur. Là, face à la mer, assis dans un fauteuil et maîtrisant une aire de domination, regardant l'océan avec la sérénité du vieux sage, le pêcheur agit depuis sa propre paresse, qui est aussi la récompense de son inventivité, par quoi il agit à distance et sur bien plus grand que lui. Ce serait ici alors, aussi, une sorte de trabuccho mais cette fois un peu cubiste ou déconstruit, redécoupé en points et lignes et plans, comme un tableau de Kandinsky qu'on aurait déployé en trois dimensions et qui n'aurait rien à envier à "la spiritualité en art". Car peut-être toute cette affaire de machine, cette recomposition active d'un monde soulevé, n'a qu'une seule fin : le devenir esprit des objets, leur presque apesanteur, en ce sentiment que les choses flottent, toujours entre deux états, veille et mouvement, usage et symbole, matière et forme, comme si on entrait là dans le royaume des esprits – esprits des objets dont il ne reste, comme en un songe platonicien, que l'idée, c'est-à-dire encore la vision de ces voilures qui ont l'air de narguer la finitude de l'espace et qui, elles aussi, ont l'air de flotter en leurs âmes immatérielles, âmes des objets qui la composent et meme la tissent, puisqu'on dirait qu'il ne reste de la matière que ce voile vaporeux qui s'en détacherait et se tiendrait là, suspendu, comme au dessus d'elle.
C'est peut-être à cause de ce caractère un peu vaporeux, un peu post-mortem aussi, celui des objets après la mort, celui de l'aire d'usage devenu aire de jeu pour enfants, qu'on pense à ce point aux fantômes. Peut-être aussi parce que les objets couturés, découpés, coloriés portent encore la trace de leurs histoires, la trace de leur vie en vrai, discrètes et silencieuses sous les sacs alimentaires, les tissus bariolés, les vieilles cartes autrefois en usage dans les classes et puis même, au hasard : les raquettes de tennis, les couvercles de yaourt, les roues de bicyclette. On pourrait sans doute, pour chaque objet, ou chaque famille d'objet utilisé, en justifier la présence par un jeu de parenté ou d'intellection, les tenir un à un dans une gangue de sens. Mais à la vérité, pour m'y être un peu essayé, je vois bien qu'il y a là quelque chose de caduc : cela ne servirait à rien de vouloir penser le caractère aérien ou grillagé ou ludique de la raquette de tennis, pas plus que de se souvenir des ready-made de Duchamp pour expliquer l'emploi des roues de vélo. Quant à chercher ce qui les lie tous entre eux, jusqu'à ces étranges louches ou chausse-pieds qui s'interposent au regard, ce serait presque un manquement à leur "ipséité" pour ainsi dire, tant il y a là quelque chose qui supporte, qui revendique meme l'hétérogène, qui le recrée sans cesse et semble se satisfaire d'un tel assemblage ouvert et accueillant. A cause de cela d'ailleurs, à cause du ciel clos de Beaubourg, j'ai plusieurs fois repensé aux vers de Holderlin : "Viens dans l'Ouvert, ami ! bien qu'aujourd'hui peu de lumière scintille encore et que le ciel nous soit prison." L'ouvert, au fond, c'est la modestie du vivant devant les forces du temps ou du hasard survenu, celui de toutes les contingences qui président au trajet de ce genre d'œuvre, la porosité paisible qui l'a, veut-on croire du moins, accompagnée tout le long de son élaboration et la laissant cueillir, au gré des occasions, les matériaux de son existence.
D'ailleurs, ce texte lui-même, j'ai mis du temps à le comprendre, ne saurait parvenir à la fermeture, à l'encerclement théorique dont il rêvait sans doute au départ, c'est-à-dire cette sorte de prise conceptuelle par laquelle je pourrais saisir l'objet, en quelque sorte le piéger dans une unité qu'il ne cherche décidément pas. En ce sens, il y a dans le travail de Jan Koop un appel au calme, à la sagesse et à la dérision peut-être, où Prométhée doit toujours se souvenir que s'il se prend trop au sérieux, il finira enchaîné.