Jean-Claude Guillaumon
Dossier mis à jour — 20/02/2012

Textes

Guillaumon et la photographie, Une relation ambivalente

Par Anne Giffon-Selle, 2023

« Avec la photographie, je change d'identité : de spectateur déguisé en peintre, je me retrouve auteur déguisé en spectateur. » Giulio Paolini

La photographie comme appartenance à son temps/marqueur d'une époque

En 1973, c'est par le truchement du médium photographique que Jean-Claude Guillaumon renoue avec une pratique artistique qu'il avait abandonnée entre 1969 et 1972. Il a pourtant toujours refusé d'être identifié comme « photographe » et ceux dont il a présenté le travail parmi les innombrables expositions qu'il a montées, se comptent sur les doigts d'une main. Quand il commence à l'utiliser, la photographie dite « plasticienne » n'a pas encore gagné ses lettres de noblesse ni ses exégètes. L'histoire de la photographie a encore peu croisé celle de l'art contemporain. Guillaumon les connaît très bien toutes deux mais c'est de la deuxième dont il se réclame. Il ne se retrouve nullement dans les querelles esthétiques et techniques qui animent les photographes d'hier et de son temps, ni dans les mouvements qui en structurent l'histoire : ni dans ses tendances documentaires, ni dans la photographie humaniste dont il redoute par-dessus tout le sentimentalisme ; ni même dans la plus actuelle et conceptuelle École de Düsseldorf qu'il admirait pourtant. Ses premières œuvres sont avant tout des images nées du désir d'enregistrer des actions, telles que les ont produites les artistes du happening et de la performance.
De cette photographie-là, celle de Fluxus et de l'Arte Povera, il retient la dimension narrative. Tout en mettant à distance, voire en niant, tout discours et spécificité technique, ses images ébauchent des micro-récits, revisitent la mythologie contemporaine de l'art (figure de l'artiste, microcosme artistique, histoire de l'art) confrontée au réel, et ceci à l'aide de deux procédés persistants : l'image séquentielle évoquant la chronophotographie et le cinéma - nous y reviendrons -, ainsi que son procédé de prédilection, le photomontage, tout d'abord aussi rudimentaire que les premiers collages dadas (L'artiste décrochant la lune, 1974) puis affiné au fil du temps. Il a plus rarement recours au floutage de sa propre figure comme dans L'Hommage à Bacon de 1977, Colette et ses amants (2007) et, surtout, Portée Littéraire (2004). Cette double image, tant par son traitement en noir et blanc, la décomposition du récit en diptyque, la mise en scène et le flou provoqué par un mouvement accidentel, suggère une connivence avec le duo d'artistes Anna et Bernhard Blume, qui s'étaient eux aussi volontairement démarqués de l'Ecole de Düsseldorf, dont Bernhard était pourtant issu. Les mêmes thématiques – histoire de la modernité, confrontation de l'artiste à la matérialité d'un environnement récalcitrant, relation de couple, etc. - sont abordées sur le mode du burlesque, comme pour voiler la portée métaphysique du propos.

De la renaissance à l'effacement

Le travail de Guillaumon, tout comme celui des Blume, est peut-être trop souvent réduit au procédé de l'autoreprésentation photographique. Il s'impose tout d'abord à lui pour des raisons pragmatiques, parce qu'il permet une économie artistique en autarcie familiale 1, de faire vite avec ce qui lui tombe sous la main, dans l'esprit du bricolage des premiers photomontages. L'autoreprésentation est aussi courante, voire banale, dans les mouvements artistiques contemporains des débuts de Guillaumon, ceux qui lui importent, en l'occurrence Fluxus (Ben, Robert Filliou) ou l'Arte Povera (Luigi Ontani). Cette autarcie économique manifeste aussi à ses débuts sa farouche indépendance vis-à-vis du marché de l'art.
Cependant, les seules contingences économiques ne sauraient éclairer à elles seules le recours persistant à la répétition ou à la démultiplication de sa propre figure. Dans chaque œuvre, Guillaumon mime un métier, une occupation ou un trait de caractère (le peintre, l'architecte, l'amant, le militant, l'arrogant, le comédien, le musicien de jazz, etc.), ou encore un état psychologique (séries des Tensions de 1984 ou des Discussions de 1985). Autant de figures incarnant les multiples passions qui ont façonné sa personnalité. « Chaque Guillaumon est un être possible » écrit Sylvie Lagnier 2 : Guillaumon, l'homme et l'artiste, toujours incomplets et pourtant ne faisant qu'un, est constitué de cette multiplicité d'êtres, que, dans une quête sisyphéenne, son œuvre tente de réunir sous les oripeaux de l'humour (On n'est jamais seul dans sa peau. (H. Michaux) en 2004, Toute une équipe en 2008). Quand son travail commence à s'affirmer, l'époque est à la déconstruction de la notion d'auteur et l'image de l'artiste tend elle aussi à perdre son aura. En cela, il est plus proche d'une autofiction issue du nouveau roman (Nathalie Sarraute, Alain Robbe-Grillet) qu'il a beaucoup lu, que de l'autoportrait ; une autofiction que n'aurait justement pas renié le Structuralisme et qui consiste en un regard posé sur le récit de soi.

Comme bien des plasticiens qu'il montrera à la Maison des Expositions de Genas et au Centre d'arts Plastiques de Saint-Fons (Urs Lüthi, Joël Hubaut, Jacques Charlier, Gilles Barbier 3...), c'est le plus souvent sur le mode de l'autodérision que Guillaumon met en jeu la figure de l'artiste, dans un double élan d'affirmation crâne et de reconnaissance de la vanité de l'artiste démiurge. En fait, ce leitmotiv bégaie plutôt qu'il n'assène ; l'incertitude identitaire et le syndrome de l'usurpateur se dissimulent pudiquement sous les apparences de la bouffonnerie. L'ego ressassé n'en est pas moins divisé (L'un torturant l'autre en 1980, installation vidéo Double je(u) ou jeu d'ego en 1993 ou encore Les frères Jean et Claude en 2004), et son dédoublement au sein d'une même image en clair-obscur, noir et blanc ou sépia, diffracte autant d'échos mélancoliques de lui-même, au bord de l'effacement (le très beau Sans commentaire, 2007). La photographie telle que la conçoit Guillaumon est ambivalente : celle qui l'avait fait renaître à l'art, peine ensuite à le préserver de l'effacement. Elle est narrative mais également le médium d'une figure spectrale instable. L'artiste est au fond peu de choses ou reste indéfinissable, et sa disparition est d'ailleurs souvent mise en scène tout au long des années 1970 (Art baudruche ou Eclipse dès 1973, Enflammé de 1975). À force d'agitation, l'artiste sujet devient insaisissable et ses contours s'effacent comme dans le prétexte de l'Hommage à Bacon en 1977 4.

Guillaumon l'illusionniste

Dans nombre d'œuvres, cette vaine agitation est renforcée par une gestuelle ou des mimiques appuyées qui, associées au procédé de la mise en scène, rappellent de toute évidence le goût de Guillaumon pour un théâtre qu'il a de tout temps beaucoup fréquenté. Pourtant, le recours aux images séquentielles, à la multiplication des apparitions fantomatiques, ainsi qu'a la pantomime, nous renvoie aussi aux débuts du cinéma, en particulier muet et burlesque. Les procédés de l'artiste, déjà évoqués et somme toute assez élémentaires, s'apparentent aux premiers trucages de Mélies (escamotage, dédoublement et multiplication du moi, collage au montage, flou, etc.), eux-mêmes inspirés du monde de l'illusionnisme. Mais Guillaumon ne cherche pas tant à duper le spectateur qu'à raviver un plaisir originaire, celui de nos premières blagues potaches comme celui de nos premiers tours de magie rudimentaires. Les titres dont les œuvres donnent souvent une interprétation littérale – de L'artiste décrochant la lune en 1974 à Arrêt sur image en 2010 - ménagent un va-et-vient entre trivialité et gravité, parvenant ainsi à « donner à l'évidence une portée épique », comme l'a joliment formulé Thierry Raspail 5. « Épique »... et poétique, pourrait-on rajouter.

L'emphase gestuelle et l'expressivité des visages sont de l'ordre du burlesque, celui du music-hall (voir l'œuvre éponyme de 1996) puis du cinéma muet. Guillaumon partage ce goût pour la mise en scène et les mimiques burlesques avec bien des artistes qu'il a côtoyés ou exposés - Robert Filliou, Ben, Urs Lüthi, Gilles Barbier, etc. - qui, comme lui, aiment à « faire l'idiot » pour préserver de toute suffisance la portée critique ou existentielle de leurs œuvres. Son approche se révèle néanmoins plus gestuelle, engage tout le corps jusqu'à assumer une gaucherie accentuée par sa taille imposante. À partir des années quatre-vingt surtout, son jeu d'interprétation alterne ce mode outrancier et une impassibilité parfois hiératique, qui le fait qualifier par Michel Le Bayon « de la race des comiques figés » (Harold Lloyd, Charlot, Buster Keaton) 6. À la grande différence que Guillaumon n'a justement pas « figé » son image dans un même personnage. On le rapprocherait donc plutôt du moins connu Max Linder qui endossait également de multiples identités : médecin, toréador, maître d'hôtel, mousquetaire...

En conversation avec l'histoire de l'art

L'artiste et sa femme (1974) et L'Hommage à Bacon (1977) offrent deux exemples emblématiques de ces attitudes contrastées – impassibilité et exubérance. Mais ils nous rappellent aussi que le travail de Guillaumon repose sur un dialogue constant avec les œuvres du passé. J'ai déjà signalé son admiration pour la chronophotographie de Marey et Muybridge, en filigrane de son usage de la photographie séquentielle dès les années soixante-dix, et plus assumée encore dans La course ou le coupeur de fil de 1996. Mais dès 1966, l'installation Cézanne 66 7 qu'il montre à la MJC de Monplaisir, propose une interprétation prosaïque d'un pan essentiel de l'histoire de la peinture, en renvoyant un tableau à la matérialité première de son sujet. Cette approche tautologique de la modernité, traitée sur le mode de la dérision et de l'impertinence, dans un esprit potache proche de celui de Duchamp et de Picabia, est caractéristique de ses débuts. Le même esprit anime donc son interprétation littérale du Déjeuner sur l'herbe de 1967, « premier tableau vivant » réalisé pendant le salon Regain avec François Guinochet, ainsi que le Lapin de Dürer qu'il laisse s'ébattre dans le Magasin de Ben en revendiquant là aussi un « art vivant » 8.

La série de 1988 Les affres de la peinture raille encore l'image d'un artiste peintre démiurge et souffrant. Mais cette approche irrévérencieuse va peu à peu s'estomper pour laisser libre cours à son admiration pour l'histoire de la peinture, au fur et à mesure que le couple Guillaumon multiplie ses visites des musées européens – italiens, allemands et flamands surtout - et que s'aiguise le regard que l'artiste porte sur les tableaux, leur composition, la lumière, les costumes et la place des objets. On peut d'ailleurs émettre l'hypothèse que les deux « manières » qui se dégagent dans son travail à partir des années quatre-vingt - l'une plus expansive, l'autre plus retenue - font écho aux « manières » picturales ou périodes qui le fascinaient le plus : d'une part l'expressionnisme allemand, depuis Cranach l'Ancien jusqu'à Ernst Ludwig Kirchner dont il aimait tout particulièrement les gravures au trait acéré ; d'autre part la peinture de la Renaissance flamande et italienne, déjà présentes dans L'artiste et sa femme - un pastiche du célèbre Prêteur et sa femme de Quentin Metsys (1514 -), puis dans Le père, L'homme au gant de 1977, inspiré du non moins célèbre portrait du Titien 9. Pendant les années quatre-vingt-dix, s'ouvrant avec La mort de l'artiste, puis les années deux mille, il va synthétiser tous ces apports de la peinture ancienne dans des compositions globalement plus méditatives, dont le clair-obscur provient autant du XVIIe siècle flamand que du baroque italien, dont les bleus, les rouges et plus rarement les jaunes se détachant sur des arrière-plans sombres, évoquent à la fois la peinture caravagesque et le classicisme français. Dans une série assez mystérieuse de 2004 (Nostalgie de l'architecte, JLB ou la vérité du poète, L'énigme du photographe et Le secret du calculateur), Guillaumon en appelle à la période métaphysique de Giorgio de Chirico mais également à toute une iconographie de la nature morte d'objets et de la Vanité.

Infusée dans tout le travail, l'histoire de l'art accompagnera de plus en plus l'artiste dans sa méditation sur le temps qui passe (L'attente de 2004 et le mélancolique Sans commentaire de 2007), dans ses hommages aux amis qui disparaissent (JLB ou la vérité du poète) mais aussi à son épouse Colette, seule autre personne à apparaître parfois dans ses photographies (version de 2004 de L'artiste et sa femme puis Colette et ses amants en 2007). L'échelle historique donne la mesure de ce qui persiste ou disparaît dans le temps long. En constatant la survivance de l'art envers et contre tout, elle octroie à l'artiste sa vertu consolatrice.

Compagnonnage

L'œuvre de Guillaumon relève donc moins d'une posture citationnelle post-moderne qu'elle n'incarne une conversation intime, entretenue en continu avec ses pairs contemporains et passés. Dès les années soixante, il organise des expositions et des programmes de performances « à la recherche d'alliés dans un contexte de vide artistique provincial » 10. Il a côtoyé beaucoup d'artistes, de tout bord (Fluxus, BMPT, ORLAN, l'École de Nice pour ne citer que les premiers) et en a beaucoup réuni. D'ailleurs, à cette époque, il est très rarement seul dans ses propres expositions et s'adjoint le plus souvent un binôme, même quand l'invitation lui est destinée. Guillaumon a consacré toute sa vie à la mise en œuvre et à la diffusion de l'art sous toutes ses formes, et pourtant, il est toujours resté indépendant, n'a jamais adhéré ou fait partie de quelque mouvement que ce soit malgré ses affinités avec plusieurs, ni appartenu à un seul groupe (il honnissait tout particulièrement les regroupements artistiques régionalistes). Son groupe d'amis le plus proche, sa « famille » selon sa propre expression, était constitué d'amateurs de littérature, de poésie, de musique et de théâtre. Comme pour un Michael Büthe dix ou quinze ans après lui, l'acte créateur selon Guillaumon naît au sein d'une communauté d'affinités incluant tous les arts, une joyeuse sodalité qu'il s'est construite tout au long de sa vie et qu'il réunissait régulièrement à la Maison des Exposition de Genas puis au Centre d'arts plastiques de Saint-Fons lors de mémorables soirées ou journées de performances, concerts et expériences culinaires.

  • — 1.

    Son épouse Colette fut tout au long de la vie de l'artiste son assistante, entre autres pour toutes les prises de vue.

  • — 2.

    Sylvie Lagnier, Parler des œuvres de Guillaumon, est-ce parler de Guillaumon ?, Artpress n°309, février 2005

  • — 3.

    Un « choix d'artistes qui débordent et transgressent l'ordre historique de l'art », in L'art, fabrication ou transgression, Entretien avec Jean-Claude Guillaumon par Abdelkader Damani, Le Croquant n°55-56, 2007

  • — 4.

    Collection de l'IAC, Villeurbanne/Rhône-Alpes

  • — 5.

    Thierry Raspail, in Jean-Claude Guillaumon, Octobre des arts, 1985

  • — 6.

    Michel Le Bayon, La boîte à chaussures, texte pour l'exposition Jean-Claude Guillaumon, Souffler c'est jouer, Galerie José Martinez, Lyon, 2004

  • — 7.

    Que Guillaumon décrit ainsi : « [...] une toile avec une partie vierge, des traces de peinture, un bout de tapisserie arrachée ; au bas du tableau était fixée une étagère recouverte d'une nappe plastique colorée sur laquelle étaient posés des objets en plastique souple : cruchon jaune et noir, éclairs au chocolat, pommes rouges ; tous ces objets - de farces et attrapes - faisaient "couic-couic" lorsqu'on les pressait », in Abdelkader Damani, L'art, fabrication ou transgression..., op. cit.

  • — 8.

    J.-C. Guillaumon, ibid.

  • — 9.

    Ou plutôt des portraits, car la version que Guillaumon nous donne de l'Homme au gant doit plus au Portrait d'un jeune anglais (aux yeux gris) du Palazzo Pitti (1540-1545) qu'au portrait éponyme du Musée du Louvre (1520-1522)

  • — 10.

    Jean-claude Guillaumon, in L'art, fabrication ou transgression..., op. cit.

Jean-Claude Guillaumon, au-delà du cadre

Par Sylvie Lagnier
Catalogue de l’exposition GUILLAUMON, l’artiste, Centre d’arts plastiques de Saint-Fons, 2007

Parler des œuvres de Guillaumon, est-ce parler de Guillaumon ?

Par Sylvie Lagnier
Artpress n°309, février 2005

La boîte à chaussures

Par Michel Le Bayon
Pour l'exposition Souffler c'est jouer, Galerie José Martinez, Lyon, 2004

L'un et les autres

Vingt ans d'autoportraits sur fond d'histoire de l'art
Par Bernadette Bost
Le Monde, 28 mars 1996