Jean-Xavier Renaud
Dossier mis à jour — 26/05/2025

Textes

Masquarades

Par Cyrille Noirjean
À propos de l'exposition Karnaval, URDLA, Villeurbanne, 2022

« Aucune époque ne saurait être reproduite que par les artistes qui ont vécu en elle. […] C’est en ce sens, que je nie l’art historique appliqué au passé. L’art historique est par essence, contemporain. » Gustave Courbet, Peut-on enseigner lart ?

« Karneval » ramasse à la fois les préoccupations qui nourrissent la vie et l’œuvre de Jean-Xavier Renaud et annonce le déploiement de l’exposition. La langue allemande du titre sonne en écho aux origines lorraines de l’artiste et préfigure les renversements, les caricatures, les traits grossis, les sauts de puces d’une culture l’autre, d’une langue l’autre, que les peintures, les aquarelles, les dessins et les lithographies portent devant nos yeux à la manière d’une parade ou d’une nef des fous. 

JxR s’inscrit dans la tradition, qui lui vaudra d’être surnommé un temps Diogène de Woippy, de ceux qui portent sur la scène sociale les folies du monde. Très tôt dans l’histoire de l’estampe, des peintres, qui magnifiaient les puissances religieuses et politiques, ont choisi les feuillets imprimés, circulant de mains en mains, pour mettre en image les souffrances et les misères, pour soutenir des révoltes. Ainsi offrirent-ils lors des Guerres des paysans, qui s’étendent de 1493 à 1525 dans le Saint Empire romain germanique (de l’Allemagne du Sud, de la Suisse, de la Lorraine allemande jusqu’à l’Alsace), des images qui favorisèrent les rassemblements, la diffusion des revendications religieuses, sociales et économiques d’alors. Atavisme lorrain de JxR ? Que l’on songe à Urs Graf & Albrecht Dürer, plus tard à Jacques Callot & Francisco de Goya, à Honoré Daumier mais aussi Georg Grosz et Otto Dix : ils sont nombreux à donner une image à ce qui échappait à la représentation. Le visiteur de notre Karneval trouvera au-delà des liens intellectuels les rimes plastiques, les proximités de langage de JxR avec ces derniers : le trait vif figure dans l’urgence ou en détail ; les relations d’une couleur l’autre servent la figuration. Les langues se mêlent : « Je suis un gamer [...]. Il y a un aspect que les gens connaissent peu de mon travail, c’est que j’ai suivi toute l’évolution de la représentation graphique sur ordinateur. Ainsi, tu vois comment, avec l’avancée des possibilités techniques, le mode de représentation change et quels choix font les concepteurs ou le programmateur. Ça me fascine. Je pense que les images sont très influencées par ces données, dans le sens où je m’autorise des représentations simples. Une tête, c’est trois points, il n’y a pas besoin de plus. C’est un langage comme un autre, je peux aussi l’utiliser. » Ainsi JxR engage une porosité des langues : un avatar du jeu vidéo « Genital Jousting » apparaît dans un groupe d’hommes et de femmes. 

Le carnaval, c’est le pouvoir cul par-dessus tête. Le premier renversement, JxR le produit en révélant ce qui s’oublie dans la parole en figurant de manière littérale des clichés, des calembours, des jeux de mots du discours courant l’œil et le rire de Rabelais ne sont jamais loin de ce coin planté dans la réalité. C’est l’un des points de départ des travaux dont on trouve quelques traces aujourd’hui. Quelle est la figure de « cul par-dessus tête » ? D’« Isis » ? Dès lors tout cliché, toute image du quotidien, de l’entourage, se prête à ce détricotage langagier et imaginaire. 

On entre dans Karneval par la « Route des vaches 4 ». Le titre localise à la campagne, la langue plastique contraint l’œil à l’accommodation : à distance jaillit une explosion, à proximité apparaissent les cynorhodons, les ronces et les herbes qui dévoilent un ruisseau ou le ciel. À proximité (point de départ pour JxR), il s’agit du plateau de Hauteville, où l’artiste vit et travaille, précisément Hauteville-Lompnes où il a assuré un mandat municipal de 2014 à 2020. C’est là où l’artiste agit en politique. Très vite s’aperçoit la grande toile « Ornans », les dimensions sont approximativement celles d’« Un enterrement à Ornans » qui fut l’objet d’une violente polémique au Salon de 1850. La critique reproche à Courbet la trivialité et la laideur des sujets, leur mise ridicule : en somme, la négation du beau. Sans doute reproche-t-on la trop grande proximité de Courbet à son sujet pour une peinture qui nécessite la distance de l’Histoire. Évidemment est-il difficile aujourd’hui d’évoquer la négation du beau dans les arts plastiques tant le XIXe siècle a porté haut la recherche de la beauté dans le mal et dans la laideur. Dans « l’universel abâtardissement du goût », dans « l’universelle unification de l’indigence décorative », dénoncés par Artaud, qui s’affichent sur la toile (net) et qui font les prospectus, JxR vise le point où se révèle un sujet, un goût, un désir singulier dans cette macération de laideur. 

Le rire goguenard ne croise pas les moqueries des critiques parisiens qui vexeront la population locale qui s’était pressée dans l’atelier de Courbet, endimanchée pour être peinte, pour porter une belle image de soi à la capitale, au Salon, à l’Histoire… Germes d’Instagram et fracture sociale de mondes qui se méconnaissent sont en place. Courbet a évité d’expliquer sa peinture : il n’envoie pas de notice avec la toile au Salon, ce qui était la coutume. Dix ans plus tard évoque-t-il simplement, lors d’un congrès à Anvers, que cet enterrement est celui du romantisme. Il s’agit là d’une lecture d’après-coup qui vaut pour sa rétrospection. Aussi n’abonde-t-il pas dans le sens d’une lecture politique du tableau comme défense de la République. L’action politique et la peinture ont chacune leur langue : le discours politique affadit la peinture, l’enferme dans une contestation locale. Un trait supplémentaire que Jean-Xavier Renaud partage avec Gustave Courbet : l’art historique est contemporain ; il trouve son départ dans le voisinage. Pourtant, dans une lettre écrite à Champfleury au printemps 1850 alors qu’il achève la peinture, Courbet articule le carnaval à l’ambiance d’une procession funèbre en évoquant celui d’Ornans où il avait pris une part active. Il y dessine, sans doute malgré lui, une lecture possible du tableau : « Ornans est en combustion, Ornans danse sur la tête depuis le Carnaval. On croirait qu’il y a des morts dans les familles, surtout chez les jeunes mariés. […] Nous avons terminé ce Carnaval par une procession solennelle par toute la ville ; Carnaval était embroché dans une perche de vingt pieds de hauteur, et au sommet de cette perche était un immense transparent où était écrit en gros caractères : Bourgeois, rentrez dans vos vices ; pour avoir dit la vérité, Carnaval sera brûlé ! L’effet était funèbre et sinistre ; tous les acteurs pendant le Carnaval, étaient à la suite avec des masques et des sacs sur la tête ; la population suivait muette ; puis enfin on vint au centre de la ville, sur la petite place du Marché. […] »

Le carnaval est trivial, la peinture de Courbet, la peinture de Jean-Xavier Renaud sont triviales parce qu’elles répondent précisément à l’étymologie, soit la croisée des chemins. Ils croisent le quotidien et le pouvoir, le public et le privé, c’est-à-dire une lecture du monde à partir du plus proche. Du reste, dans l’exposition, « Ornans » est encadré de deux autoportraits ; l’artiste aindinois ne s’exclut pas du carnaval, il y participe. 

La production d’une image de soi publiée à l’adresse d’un monde sans regard insinue aujourd’hui les recoins de la vie subjective : la vie privée, familiale et sexuelle mais aussi, bien entendu, la vie publique, spécifiquement politique. Celles et ceux qui décident de s’engager pour le bien de la cité, au service de leurs idéaux, doivent s’y soumettre. Métropoles et villes, départements et régions propulsent ainsi jusque sur les écrans jadis réservés à la publicité commerciale une image qui soulève l’envie. Promouvoir une image sur la scène du monde n’est-ce pas le premier pas du carnaval ?

JxR travaille du lieu où il vit, le plateau d’Hauteville dans l’Ain. « Ici c’est l’Ain » peuple les dessins et s’affiche dans les jardins des habitants du plateau. Aussi applique-t-il son regard à ce qui l’entoure, les paysages, le voisinage et les représentants du pouvoir en place. Un territoire fût-il rural est aujourd’hui effracté et parsemé des bulles de la mondialisation Internet. Aux côtés d’édiles locaux apparaissent des influenceuses, des images d’intérieurs attrapés sur la toile. Caricaturés, grossis, ils ne s’affichent pas en écran mais constituent des fenêtres, dans lesquelles surgissent des liens oubliés du local au mondial, du privé et du public. Aux antipodes des chromos publicitaires, les images de JxR sédimentent le temps dans une proximité et une intimité du peintre et de son modèle : il a pu évoquer que la fabrication d’un portrait produit sur le peintre qui, au profit des heures passées au travail de représentation, apprend à connaître son modèle en détail, le grain de la peau, les rides, les couleurs, une relation particulière au motif… Il est à noter qu’en français ce modèle peut être nommé à la fois sujet, à la fois objet de l’œuvre, positions d’apparence antinomiques. 

Dans la parade de l’exposition, les masques sont tels que l’écart habituel qui tient éloignés les dessins, les aquarelles et les lithographies est réduit au point que la spécification des techniques est difficile à l’œil. Sans doute est-ce le tour de force de JxR de porter le carnaval au cœur même du geste plastique.

Valorisons ensemble nos richesses

Par Vidya Gastaldon, 2014

Jean-Xavier Renaud. Infecter l'œil.

Par Erik Verhagen
In Jean-Xavier Renaud, Édition Galerie Françoise Besson, Lyon, 2011

Le lichen

Par Marc Desgrandchamps
In Jean-Xavier Renaud, Édition Galerie Françoise Besson, Lyon, 2011

Diogène de Woippy

Par Jean-Xavier Renaud et Maxime Hourdequin
In Dynasty, catalogue de l'exposition, Palais de Tokyo / Musée d'art moderne de la Ville de Paris, Édition Paris Musées, 2010

Météorites et autres corps terrestres

Par Fabrice Hergott
In Dorothéa von Stetten Kunstpreis 2008, catalogue de l'exposition, Kunstmuseum, Bonn, 2008

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