Jonas Delaborde
Dossier mis à jour — 26/07/2022

Textes

Statement

Par Jonas Delaborde, 2022

Nous sommes en 2022, j'ai bientôt 41 ans.
Je continue à publier des fascicules. On dit parfois des zines, des fanzines, des graphzines - ce dernier terme à tort, je crois. Harsh Patel, que j'invite parfois à collaborer et qui en a publié plusieurs dont je suis l'auteur, dit simplement des livres (books), même s'ils sont parfois imprimés dans son salon et tirés à quelques exemplaires. PES, qui en a publié d'autres de moi parmi des dizaines, des centaines (?) de lui-même et de ses amis, utilise le même terme : des petits livres.
Je continue donc à publier des livres.

Pêle-mêle, ces dernières années, et entre autres choses :
- j'ai fait un bootleg d'Hanne Darboven, des reproductions initialement publiées dans un catalogue que j'ai scannées et réimprimées sur papier bleu. J'ai gardé le format horizontal du cadrage de la double page, et je l'ai inséré à chaque fois sur une feuille A4 orientée paysage.
- j'ai réalisé une édition pirate de Bastille, artiste pornographique homosexuel violent et merveilleux, dans lequel j'ai subrepticement inséré deux interviews que j'ai traduites pour l'occasion. Il existe deux éditions de ce pirate, chacune imprimée par des amis différents : Stéphane Prigent et Anna Lejemmetel.
- deux autres bootlegs (ou pirates) : ici, un choix de quelques dessins issus de l'ouvrage en deux volumes : The Meinertzhagen card index on netsuke in the archives of the British Museum. Des dessins isolés et recadrés. Le livre m'avait été vendu par Jacques Noël, à la librairie Un Regard Moderne. Là, la reproduction intégrale d'un ouvrage consacré aux logos et symboles peints sur les fuselages de la Luftwaffe.
- j'ai envoyé à Leomi Sadler des dessins de ma main, des photocopies d'un livret polonais consacré à l'art folklorique et des pages découpées dans le magazine Archéologia. Elle les a modifiés et publiés dans un fascicule, JAGUAR X220., imprimé sur une machine à laquelle elle a pu avoir accès à son bureau.
- dans l'autre sens : depuis plusieurs années, c'est Jocko Weyland qui m'a envoyé, en plusieurs fois et en accompagnement de ses courriers, des images découpées, des cartes postales et des dessins. Je les ai combinés avec mes propres trouvailles dans un petit livre titré Helgo (du nom d'un monstre qui n'existe que sur des autocollants).
- j'ai fourni quelques dizaines de dessins récents à Stéphane Prigent, justement, complice depuis plus de 15 ans, pour qu'il les publie lui-même au sein de sa maison d'édition informelle FLTMSTPC (Fais Le Toi Même Si T'es Pas Content). Ils font partie de cette série que j'ai démarrée en 2005, Ffor (à l'origine, cela signifiait “F pour”, comme dans “F pour Fantôme", par exemple ; puis j'ai pensé quelques années plus tard à “Ffor” = “effort”, et puis je n'y ai plus vraiment pensé).

Surtout, j'ai démarré la conception et la publication de deux nouveaux titres :
- Mentiras (mensonges, en portugais), des interviews anonymes d'artistes, que j'interroge au sujet de ce que signifie “faire de l'art” (comment, quand, avec quel argent, en pensant à qui ?)
- PE (pour Pied d'Éléphant), une revue de poésie manuscrite.
Tous ces livres ne sont pas documentés en ligne, certains oui, d'autres non.

Je mentionne aussi une occurrence plus insolite (?), cette invitation en 2019 au Palais de Tokyo, en tant que Nazi Knife, le duo que je forme avec Hendrik Hegray - invitation qui a donné lieu à la publication d'un nouveau numéro de notre magazine (ou revue, ou zine, etc.), le 12 e , titré EGIPAN en hommage à l'auteur de Leviathan (celui de 1949, pas celui de Hobbes, que je n'ai pas lu).
Notre invitation nous a également permis de réaliser à quatre mains plus de 140 collages plus ou moins rudimentaires sur une imprimante du Palais de Tokyo, collages au format A3 qui sont progressivement venus habiller la salle que nous avions pu choisir. Les murs de celle-ci étaient recouverts d'un papier peint réalisé pour l'occasion (la répétition d'une publicité pour cigarettes qui figure à l'origine au dos d'un roman de Serge Brussolo, Catacombes, publié dans la collection Anticipation du Fleuve Noir). Hendrik a enregistré une bande son, et nous avons plongé 1000 exemplaires de NK 12 EGIPAN dans des auges métalliques pour bétail, remplies d'eau pour certaines. Les livres qui ne pourrissaient pas dans l'eau stagnante étaient mis gratuitement à disposition du public. Presque personne ne s'est servi.
Dans les quelques comptes-rendus de cette exposition, au sujet de notre installation, j'ai lu plusieurs fois le terme “backroom”. Je suppose donc que le terme figurait dans un dossier de presse.

En 2018, j'ai aussi entamé un second cursus en histoire de l'art, plus de 10 ans après avoir laborieusement obtenu mon DNSAP aux Beaux-Arts de Paris en tant que sculpteur. Je poursuis aujourd'hui ma recherche en doctorat, soutenu par un contrat de recherche de l'Université de Nanterre. Mon sujet : les graphzines.

Il y a 8 ou 9 ans, lorsque j'échangeais régulièrement avec Franck Balland, commissaire indépendant et bon camarade, il a été question qu'il écrive un texte sur mon travail. Il s'est découragé, “trop compliqué” selon lui, “trop de références”. Il est possible que j'enjolive ici mes souvenirs de ce refus. Et puis on a quand même fini par réaliser un entretien. Mais même pour moi, même à 40 ans révolus, et même alors que je poursuis ces activités de publication, de dessin, d'édition et parfois d'exposition, il est difficile d'isoler et de comprendre ce que je fais exactement.
Il y est question des livres que je lis et de ceux que je publie. Tout fonctionne en circuit ouvert, par décalque et par recyclage, il n'y a jamais de butée finale. Très simplement, ce flux ― discontinu, il faut l'admettre ―, est alimenté par le plaisir que je prends à faire les choses. Je dessine ce qui m'amuse, ce qui me passe par la tête. Je scanne les images que je rencontre et qui me le demandent, parce qu'elles sont excitantes ou qu'elles portent en elles un impératif. C'est un mode opératoire léger, opportuniste et joyeux. Il n'exclut pas une certaine sophistication ni des objectifs à moyen ou à long terme. Par contre, oui, je musarde. Aussi : chaque geste, chaque titre, chaque livre possède un sous-titre, une légende, une traduction, comme un sillon qui traverse plusieurs plans.
Je ne crois pas être dans la saturation des signes, comme Franck semblait le penser : ni esthétique de l'illisibilité ou du cryptage, ni romantisme ésotérique des jeux de miroirs. Mais je suis forcé d'admettre que les plis et replis d'une production particulièrement protéiforme rendent ardue toute lecture globale. Surtout pour moi, puisque j'ai le nez dessus. Aux côtés de dispositifs critiques ou du réemploi de formes issues d'horizons divers, figurent des dessins figuratifs qu'on pourrait qualifier de fantastiques (au sens de Philippe Druillet, mettons, et sans prétendre à leur qualité), érotiques ou humoristiques. Mais je ne suis pas certain qu'il faille remédier à cet hétéroclisme, comme s'il s'agissait d'une irrésolution. Mon travail universitaire m'oblige à envisager un positionnement historique. Mes propres livres, ma propre pratique du livre, sont forcément lus au regard de ceux et de celles des artistes du graphzine. Cela ne simplifie pas grand chose. Il s'agit en effet d'un groupe hétérogène de graphistes ou d'illustrateurs, parfois impliqués avec enthousiasme dans la publicité, et de franc-tireurs romantiques, érudits, et parfois fragiles jusqu'à la désocialisation.

Ce que j'y ai reconnu néanmoins, c'est une circulation des livres et des objets entre pairs. Le réseau d'acteurs attentifs qui compose la “scène”, la leur ou la mienne, permet une réception individualisée. C'est vrai, en ce qui me concerne, ces derniers ne font pas vraiment partie du champ professionnel de l'art, ou alors à sa marge, mais ce sont indubitablement des pairs : ils font des livres et des images qu'ils font circuler entre nous. Je ne crois pas qu'il s'agisse d'élitisme ou d'entre-soi ― plutôt même d'un mélange d'humilité et de pragmatisme. Ces livres sont envoyés et sont montrés à ceux que ça intéresse et à ceux qui seront en mesure d'y trouver du plaisir. Cela ne représente pas beaucoup de personnes.
C'est aussi pourquoi j'ai nommé plus haut certains de ceux qui publient mes livres, y contribuent, les commentent. Ils en sont les co-auteurs, qu'ils aient mis la main à la pâte ou même tout simplement parce que j'ai imaginé ce qu'ils allaient en penser.

Jonas Delaborde : Vice de forme

Par Julien Bécourt, 2009