Cette invisibilité que l’œil touche du doigt
Cette invisibilité que l’œil touche du doigt
Par Pierre Tillet
In Invisible Suspects, catalogue de l’exposition, Plateforme d’Art de Muret, 2014
À la recherche d’un principe sur lequel asseoir la possibilité de la vérité, René Descartes rejeta dans la première moitié du XVIIe siècle l’ensemble des connaissances disponibles à son époque, parce que de la fausseté pouvait toujours s’y loger. Il en vint également à douter, parmi bien d’autres choses, de l’existence de son propre corps, ainsi que de celle des corps des autres hommes. Dans un passage célèbre des Méditations1, il remit en question la perception qu’il avait, depuis sa fenêtre, d’hommes passant dans la rue. Se pouvait-il que ce qu’il avait sous les yeux fut non des individus réels, mais « des chapeaux et des manteaux, qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes qui ne se remuent que par ressorts », des sortes de pantins ? Plus loin, le philosophe s’assurait qu’il existait une vérité certaine sur le socle de laquelle il était en mesure de rebâtir le savoir : celle qui réside dans l’affirmation de sa propre subjectivité comme chose qui pense.
À la toute fin du XIXe siècle, le romancier anglais Herbert George Wells abordait des thèmes curieusement proches de ceux que l’on vient d’évoquer dans son roman L’homme invisible (1897). Le personnage principal de cette fiction, excellemment interprété par Claude Rains dans une adaptation cinématographique2 des années 1930, est un chimiste, Jack Griffin, qui a absorbé un liquide de son invention et est devenu invisible. En un sens privé de corps, le chercheur veut découvrir l’antidote de sa potion et se réfugie pour cela dans l’hôtel d’un village. Son invisibilité est dissimulée par la présence de bandelettes, de lunettes noires, vêtements, chapeau, gants et chaussures, qui lui permettent de se comporter comme un homme (presque) normal. Cette situation est distincte de celle imaginée par Descartes. Chez Wells, il n’y a ni spectre ni pantin sous le chapeau et le manteau, mais un corps présent et absent, c’est-à-dire prenant forme grâce à ce qui le masque (ce qui dissimule son visage, son identité). D’autre part, alors que le sujet cartésien se définit en excluant le monde (car tout ce que l’on sait de la réalité, comme tout ce que l’on en perçoit, peut comporter de l’incertitude), le scientifique de Wells est à la fois seul parmi les autres et recherché par eux. En effet, la particularité de la substance absorbée par Griffin est qu’elle agit sur son psychisme, le rendant à la fois mégalomane et paranoïaque. Son invisibilité lui assurant l’impunité, il rêve de dominer le monde – pas moins – et, devenu fou, assassine, se livre à des actes de sabotage, etc. Poursuivi par des milliers de policiers, il meurt lors d’une traque, trahi par ses empreintes de pas dans la neige.
C’est à une autre enquête policière que Le Gentil Garçon invite les spectateurs par l’intermédiaire de son œuvre intitulée Invisible Suspects (2014). Dans un espace d’exposition quelque peu aride, qui lui a fait penser à un commissariat de police, l’artiste a disposé des suspects derrière un miroir sans tain. Ce sont neuf hommes invisibles, alignés devant un mur pourvu d’une toise et dont la présence n’est trahie que par le carton numéroté qu’ils portent, ainsi que par leurs chapeaux et lunettes noires. Invisible Suspects repose sur plusieurs niveaux de mystification. Primo : dans ce tapissage, les visiteurs sont confrontés à une situation absurde. Comment identifier l’homme invisible, puisqu’on ne peut attribuer une identité à quelque chose que l’on ne voit pas ? Secundo : dans l’imaginaire collectif, il n’existe qu’un seul homme invisible et non neuf – de même que, dans l’art, une œuvre au sens conventionnel du terme est unique et non multiple. Tertio : quel est le sens du tapissage proposé par Le Gentil Garçon ? Les neuf hommes invisibles sont dotés des mêmes attributs (lunettes noires et chapeaux tous identiques). Comment faire pour les distinguer, si cela était possible ? Quarto : qui peut garantir aux spectateurs qu’il n’y a pas un seul homme invisible dans la pièce, les huit autres n’étant que des leurres (soit huit chapeaux et huit paires de lunettes suspendus dans le vide) ? Quinto : n’y aurait-il pas parmi les suspects Le Gentil Garçon lui-même, artiste dont l’œuvre a montré qu’il était expert en masques, à commencer par le pseudonyme faussement naïf qui dissimule son état civil ?3
Comme on le constate, les effets générés par Invisible Suspects sont multiples.4 L’installation produit neuf regards tout en posant la question de ce qu’est le regard. Le spectateur examine le dispositif et peut avoir le sentiment d’être regardé par l’œuvre – ce qui est un ressort très ancien de l’art en général et de plusieurs réalisations du Gentil Garçon en particulier, comme Le visiteur visité (2007). Une combinaison de signes dessine des corps à partir de presque rien. Autrement dit, le vide joue dans l’œuvre un rôle fondamental, bien plus important que le plein. Le vide est également déterminant dans une autre œuvre du Gentil Garçon conçue pour son exposition à Muret. WANTED (2014) est une affiche d’avis de recherche présentant en creux une série de flocons de neige découpés – cette même neige qui révèle le corps de L’homme invisible et entraîne sa mort. Au-delà de l’immédiateté burlesque consistant à transformer d’innocents cristaux en facteurs de danger (les flocons d’avril ne sont pas meurtriers), WANTED joue de ressorts comparables à ceux de Invisible Suspects. On ne perçoit d’eux que leur forme, dessinée par leur contour extérieur. De même que les neuf hommes invisibles, ils sont identiques (ce sont des cristaux) et tous différents. Ils font enfin l’objet d’une traque : les chutes des flocons découpés dans l’affiche ont été disséminées dans le parc Clément Ader situé à proximité de la plateforme d’Art de Muret. Le regard du visiteur est ici sollicité dans un autre registre : s’il veut emmener avec lui un flocon, il va devoir mener l’enquête et fouiller le parc.
Dans une exposition conventionnelle de centre d’art ou de musée, les spectateurs observent des œuvres mais ne les emportent pas sous le bras. À Muret, c’est possible grâce aux flocons, comme cela l’était pour Take the Painting and Run (2006), happening organisé dans le cadre d’une exposition du Gentil Garçon à l’espace Kugler de Genève. Le principe en était simple : cent trente-six copies du Cri de Munch, peintes de mémoire et à la chaîne par l’artiste, étaient accrochées dans le lieu et destinées à être volées par le public. Ce qu’elles furent, sous l’œil d’une caméra vidéo enregistrant les larcins autorisés par Le Gentil Garçon. La vidéo de ces vols est présentée dans l’exposition de Muret où elle fait écho à l’imaginaire policier déployé par Invisible Suspects et Wanted. Comme les flocons et les suspects invisibles, les cent trente-six copies du Cri diffèrent les unes des autres, tout en se rapportant à un même type. Mais si l’on se brusque le cristallin, il apparaît qu’elles montrent une autre qualité commune. Parmi les différentes versions du véritable Cri de Munch, c’est en effet celle représentant une figure aux yeux énucléés qui a été répétée par le Gentil Garçon. Des yeux mutilés, presque cannibalisés, dont l’aveuglante absence introduit une autre rupture dans le visible.
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— 1.
R. Descartes, « Méditation seconde », dans Méditations touchant la Première Philosophie (aussi appelées Méditations Métaphysiques), Œuvres philosophiques, éd. de Ferdinand Alquié, t. II, 1638-1642, Paris, Bordas, coll. « Classiques Garnier », 1992, p. 427.
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— 3.
Indice pour qui chercherait à explorer cette piste : la taille du Gentil Garçon excède 190 cm.
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— 4.
Nous ne faisons qu’en aborder quelques-uns. L’œuvre comporte d’autres registres de mystification, ce qui la rend labyrinthique, comme l’est, à sa manière, le film Usual Suspects (Brian Singer, 1995).