Leslie Amine
Dossier mis à jour — 15/04/2024

Textes

Disparence

Texte de Philippe Godin
Pour l'exposition Disparence, Galerie Anne de Villepoix, Paris, 2022

Si la peinture de Leslie Amine est empreinte d’un exotisme diffus, avec ses paysages de palmes aux brumes écarlates, ses scènes de palabres insouciantes, et ses flots de végétations tropicales entremêlées à la nonchalance des personnages, elle ne verse jamais dans la figuration pittoresque d’une Afrique de pacotilles. En puisant son inspiration lors de ses voyages au Bénin, à Haïti, ou dans les quartiers de Yaoundé, l’artiste se constitue un corpus photographique qu’elle dépouille de tout emprunt à un imaginaire de carte postale, prenant soin d’évacuer la mièvrerie des images d’Épinal. On ne trouvera donc pas, ici, ce lot convenu de l’imagerie chère aux attractions touristiques, ni même à celle des récits de voyages – survivances lointaines d’un roman colonial ou d’un orientalisme désuet. Leslie Amine revendique pleinement l’influence de la vision poétique de Victor Segalen cherchant à promouvoir une sensibilité neuve de l’esthétique du voyage, et la recherche d’un Ailleurs au cœur même de la quotidienneté. En invoquant une « aptitude à sentir le Divers », à contrecourant de l’homogénéisation montante des subjectivités sous le régime de la mondialisation, l’auteur de l’Essai sur l’exotisme invitait, déjà, l’art à aller dans le sens d’une hétérogénéité toujours plus grande des modes de perception. À l’instar de Segalen dépouillant l’exotisme de tous ses clichés : « le palmier et le chameau ; casque de colonial ; peaux noires et soleil jaune et, du même coup se débarrasser de tous ceux qui les employèrent avec une faconde niaise », la peintre met en place un dispositif pictural complexe susceptible de déjouer les images toutes faites. Elle travaille, notamment, la transparence et les superpositions des figures dessinées en laissant apparaître, à l’instar des dessins surréalistes, différentes strates d’une image. Chaque toile devient ainsi un espace diffracté et feuilleté venant déjouer la reconnaissance hâtive des formes et des motifs qui la composent.

Et, si les tableaux peuvent se distribuer en séries aisément identifiables par les thématiques abordées : scènes des livreurs de rue, conversations, circulations de personnages, en revanche la multiplicité des plans confère une étrangeté redoutable au caractère profane des sujets proposés. Ainsi, les coursiers Uber Eats et autres Deliveroo deviennent évanescents à l’image de ces nouveaux métiers, symboles de nos économies ubérisées. Ces livreurs, en majorité originaires d’Afrique, ne constituent-ils pas ce nouvel lumpenprolétariat de travailleurs sans droits voués aux conditions de travail les plus précaires parmi les précaires ? Le génie de l’artiste est d’avoir su rendre l’inconsistance de leurs conditions sociales grâce aux seuls moyens de la peinture mieux que les plus fervents discours militants. De même la série des conversations qui revisite un thème célèbre de l’histoire de l’art - de la peinture anglaise du XVIIe siècle ou des scènes de la tradition biblique, permet à la peintre d’éprouver la mise en scène plastique du tableau comme espace de la parole, en diluant les figures et leurs rencontres fortuites dans une liquéfaction insouciante et rêveuse. Les paroles s’envolent, les peintures restent… L’artiste ne donne-t-elle pas une consistance troublante à la souveraineté de son art par son pouvoir de conserver les apparences fuyantes du monde ? Deux hommes qui se parlent, une femme qui marche. N’est-ce pas une manière d’illustrer les pages sublimes de Claudel à propos de l’Orage de Rembrandt : « Mais l’orage du poète et du musicien souffre d’une grande infériorité : il passe. L’orage du peintre, lui, ne passe pas. Il est là pour toujours, éternellement contemporain de lui-même. L’artiste à son profit a arrêté le temps » ?

En s’efforçant de restituer les moments les plus fugaces de l’existence, qui correspondent à cette épiphanie du ravissement poétique devant le spectacle inattendu d’une rencontre ou d’un instant d’errance, l’art de Leslie Amine s’inscrit pleinement dans un phylum esthétique qui passe notamment par le surréalisme, et le pari d’habiter poétiquement la terre chez Segalen ou Julien Gracq. Si la peintre dans son refus d’aplatir le monde à sa seule réalité matérielle, intègre, les procédés surréalistes de l’image dans l’image en suggérant cette coalescence du réel et de l’imaginaire, elle procède également par condensation, en utilisant des encres, et des acryliques particulièrement liquides. Une manière de tempérer la précision réaliste du dessin, par les aléas de l’encre, et des coulures qu’elle emprunte aussi au peintre Marc Desgrandchamps. Les toiles sont également parsemées d’aspérités lumineuses, et de taches que la peintre retravaille plusieurs fois, révélant ainsi des zones de matière plus ou moins denses. L’artiste opère ainsi une dialectique subtile de la transparence et de l’opacité, du hasard et de la maîtrise, pour mieux suggérer cet entrelacs de l’imagination et du réel. À cet égard, le tableau de plus grand format de l’exposition, La muna (195 x 260 cm) s’impose par l’intensité et la tension de sa mise en scène en forme de brasier dont semble s’extraire une petite fille courant le regard effrayé. La peintre réussit à entraîner sa figure dans une catastrophe d’autant plus angoissante qu’elle semble échapper à toute reconnaissance visuelle évidente. Est-ce un incendie ? La fin du monde ? Un désastre écologique ? Un bombardement ? Une tempête de sable ? Ou un simple cauchemar ? La muna ne livre-t-elle pas une image dont la puissance semble faire écho à notre temps de sublime effroi à l’âge de l’anthropocène ? La dissolution généralisée de ses formes n’évoque-t-elle pas l’image de notre monde au bord de sa propre disparition ? En nous offrant cette dernière toile, l’artiste nous livre, par ailleurs, une allégorie de la vanité de la peinture. Cette Muse n’est-elle pas finalement aussi impuissante que les autres à suspendre le temps ? En 1920, un tableau de Paul Klee fut exposé dans une galerie de Munich. Le philosophe Walter Benjamin écrivit à son propos : « Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus novus. Il représente un ange qui semble avoir dessein de s’éloigner de ce à quoi son regard semble rivé. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l’aspect que doit avoir nécessairement l’ange de l’histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Où paraît devant nous une suite d’événements, il ne voit qu’une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si forte que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse incessamment vers l’avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès ».

Douceur électrique

Texte de Marc Desgrandchamps, 2017

Texte de Alain Fraboni

Pour l'exposition Distractions, L'attrape-couleurs, Lyon, 2013

Texte de Leslie Campan

Catalogue du 54e Salon d'art contemporain de Montrouge, 2009

Texte d'Anselm Jappe

In Semaine, supplément n°10, Éditions Analogues, Arles
Pour l'exposition Ce n'est pas la savane couverte de hautes herbes, de broussailles et d'arbres, où vivent les grand fauves, Galerie Nomades de l'Institut d'Art Contemporain, Villeurbanne/Rhône-Alpes, Conciergerie art contemporain, La Motte-Servolex, 2007