Saisir l'instant, savoir attraper l'opportunité, c'est une chose fort appréciée dans notre époque indigne. Une des premières choses qui m'a enchanté dans ton travail, c'est que tu sembles échapper radicalement à cette économie, toujours saisi par des figures impérieuses qui écrasent toute opportunité autour d'elles. J'ai d'ailleurs fini par appeler gros yéti laineux, d'après tes travaux, tous ces moments où on peut voir le réel se tourner vers nous comme des poils érectiles ou des épines d'oursin.
Ces figures dont je parle sont celles qu'on trouve dans ton propre travail, depuis tes bois découpés et peintures à l'acrylique, où tu représentais à la ligne claire des sortes de gardiens totémiques bricolés à partir d'amoncellements d'objets inertes, jusqu'à aujourd'hui. Ces figures sont tout à la fois archétypales et situées, elles sont éternelles mais agissent : dans tes images en tant qu'action représentée ; pour surgir dans la matière, en collaboration avec toi ; et elles agissent sur nous qui regardons tes œuvres. Trois niveaux d'action qui se recoupent dans une fascination troublante.

Il y a deux ans, j'avais trouvé un exemple éclairant à leurs propos. Dans la Rome antique, on utilisait pour couvrir la tête des statues des disques de matières diverses appelés dais, du nom des plateaux à fruits, ce qui permettait d'éviter que la fiente ne vienne les corrompre. C'est ce qui aurait donné lieu à l'apparition des auréoles. On se serait mis à peindre ces disques qui donnaient plus de majesté aux statues, bref à peindre des statues, à statufier par la peinture. Ces dais évoquaient sans doute encore ces plateaux, et je ne peux m'empêcher de croire qu'à l'époque, ceux qui regardaient ces statues et les premières peintures à auréoles savaient quelle était la nature des mets que ces dais présentaient désormais : de la fiente de pigeons. En apprenant cela je n'ai pas pu m'empêcher de penser à ton passage de l'acrylique à la peinture à l'huile, au fait que tu représentais jadis des totems comme décrits ci-dessus et qu'en passant à la peinture à l'huile, tu t'étais mis à les peindre comme si tu peignais des statues de saints en vue plongeante, pleines de fientes et d'oiseaux perchés, peut-être d'autant plus héroïques qu'avilis.
Puis revenant à ton travail, je remarquais que j'avais eu à peine le temps de songer à cela que déjà tes personnages t'avaient conduit ailleurs. La fiente avait révélé des figures de saints, de paréidolies infinies où ressurgissaient toutes sortes de yétis et de break-danseurs du Moyen Âge, te saisissant dans une ronde où tout se rejoue éternellement, où l'ivresse de l'avilissement rejoignait la joie de l'apparition et les collectes de totems protecteurs. Mon regard plongé dans tes apparitions en voyait mille autres fuir de partout, que tu n'avais pas dessinées, comme autant de chakras qui s'ouvraient sous mon poids et de gros yétis laineux qui m'emportaient avec eux.