Marie-Claire Mitout
Dossier mis à jour — 12/03/2025

Textes

Récit(s)

Par Philippe Agostini
In MC Mitout, Les Plus Belles Heures, Roven éditions, 2023

La centaine de peintures réunie dans cet ouvrage [MC Mitout, Les Plus Belles Heures, Roven éditions, 2023] correspond approximativement aux cinq dernières années de l’ensemble Les plus belles heures, débuté en 1990. Le titre, sans détour, convoque une forme esthétique initiée au Moyen Âge, où textes et images étaient étroitement liés. Le livre d’heures était en effet, à l’origine, un manuscrit enluminé. L’iconographie abondante, composée de lettrines, d’ornementations décoratives et de miniatures, pouvait combiner scènes religieuses et profanes, ces dernières étant plus généralement associées au calendrier liturgique. Mais si le projet de Marie-Claire Mitout se réfère explicitement à cette forme, il se veut cependant laïque ou plutôt syncrétique, comme en témoignent par exemple les allusions aux miniatures persanes, aux estampes japonaises ou encore à l’intérêt porté aux différents courants de la pensée orientale tout en étant pleinement inscrite dans les pratiques culturelles du monde occidental.
À priori, n’aborder qu’une partie de cette longue temporalité, surtout en commençant par la fin, pourrait dérouter ceux qui n’en connaîtraient pas la totalité même si, sans disposer des tenants ou des aboutissants, il est possible d’appréhender cette extraction comme une période et en suivre le déroulé comme on feuilletterait un almanach : Mars 2019 : lors d’une conversation dans un café parisien, les craintes de celle qui se sent « étrangère au japon » sont en partie apaisées. 1er Avril : dans la lumière encore froide du Parc de Lacroix Laval, deux personnes jouant au ballon ravivent une scène vue en Grèce : les buissons des jardins japonais sont-ils eux-aussi taillés en boule ? Mai : le ballet des mésanges, du rouge-gorge et les premières floraisons pointent aux arbustes du jardin de la Demi-Lune1, sont un tableau qui s’anime derrière la baie vitrée d’un atelier ; l’éveil de Bouddha, qui coïncide avec celui du printemps, est signe de bon augure. Pourtant, quoique la chronologie soit inscrite comme principe moteur de l’élaboration de ces peintures, ce seul critère de lecture serait réducteur, aussi, il est possible d’envisager d’autres approches.

La première, la plus simple, serait d’examiner ces images à l’unité, pour le sujet représenté, mais surtout en s’intéressant aux moyens plastiques utilisés : composition, palette chromatique, touches... Toutefois, il faut noter que l’ensemble Les plus belles heures propose une plus large variété de traitements picturaux que ceux présentés ici, traduisant dans la durée la diversité des perceptions et le sens des moments choisis : des jeux d’aplats aux brossages plus nerveux, des pans lisses et géométriques des architectures au fouillis végétal, des contours nets aux taches juxtaposées, des masses colorées aux multiples détails. Jour de neige (01-2019), par exemple, propose une vue paysagée qui jouxte la maison de M-C. M. La composition s’articule entre un espace frontal en camaïeux animé de lignes brunes et les volumes stricts d’un perron surmonté d’une avancée en bois. La partie enneigée, exprimée avec un vocabulaire graphique simple, évoque autant une page calligraphique qu’une peinture abstraite, si ce n’était, au premier plan, la présence discrète d’une haie et de quelques branches recouvertes de flocons. Pourtant moins qu’une opposition entre les deux espaces, c’est davantage un effet de glissement qui s’opère, conduisant discrètement le regard des courbes brunes aux branches puis aux volutes vertes des corbeaux de l’auvent. Bien que peinte à la Demi-Lune, cette vue prélude le voyage prochain au Japon.
La seconde serait de considérer que les motifs qui traversent l’opus sont récurrents puisque, depuis le tout début, paysages, rencontres, portraits, spectacles, visites, etc., déclinent les circonstances où se manifestent les éléments retenus du quotidien de l’artiste, signalant aussi, par la répétition de situations presque semblables, mais toujours différentes, le principe qui gouverne le dispositif général : faire de moments ou d’actions ordinaires (marcher dans une rue, s’asseoir sur un banc, se promener dans la campagne, se baigner, parler avec des amis...) « les traces du meilleur du jour ». Quel que soit le type de situation vécue, c’est une fois encore par les moyens plastiques que s’opère cette transformation. Entre deux représentations proches d’un même sujet, un léger décalage dans la composition ou l’accentuation d’une lumière peuvent modifier la perception de l’espace et préciser des émotions ; c’est le cas par exemple pour les vues d’une rue à travers les verrières d’un atelier de 1991, passant d’une découpe de bâtiments proches de l’esprit de De Chirico à une quasi abstraction ; ou bien, à l’inverse, deux lieux différents bénéficiant d’un traitement pictural analogue peuvent donner l’impression qu’ils sont similaires (L’Île - Epidaure, 2018 et Biwa – Omi Maiko, 2019).
Le troisième mode de lecture, lié à ces récurrences, agit sur la structure narrative même.

Ces analogies apparentes de certains sujets (baignades, paysages, ateliers, séances de thérapie...), introduisent donc dans la lecture linéaire de l’opus un jeu d’échos qui, en fonction des contextes, propose des variantes de significations. Aussi, plutôt qu’une simple mille-feuille accumulant les strates successives de moments passés, Les plus belles heures constituent également un récit diachronique décrivant des boucles temporelles : les silhouettes de baigneurs sur La plage d’Épidaure (2018) pouvant être la résurgence d’un motif peint à La pointe rouge (Marseille, 2016) ou encore les références aux miniatures de Guillaume de Digulleville, dès 1995, que l’on retrouve en 2022.
Les plus belles heures de M-C. M. sont donc des fragments assemblés en une trame faite d’événements, de références artistiques et littéraires, de vues paysagées autant que d’images dîtes « self-control », dont le processus combinatoire obéissant simultanément à plusieurs temporalités est proche, par bien aspects, du montage cinématographique ; l’instant et la mémoire y sont inscrits dans une durée constituant, de façon cyclique et par d’emboîtements (micro séries), un récit autobiographique, ou plutôt une autofiction. Car si ce qui nous est donné à voir est véridique, cela ne l’est qu’au travers du filtre des moments retenus qui sont les parts idéales souhaitées d’une histoire relatant, au travers d’un personnage, le parcours de M-C.M. ; et quoique la frontière entre l’un et l’autre soit plus ou moins poreuse, c’est par cette mise à distance que s’effectue une narration qui tend à sublimer le réel.

En 2018, invitée à suivre les répétions d’Œdipe à Colone de Sophocle au Théâtre Permanent du Point du Jour (Lyon), M-C. M. réalise plusieurs gouaches associant aux jeux des acteurs des extraits de dialogues de la pièce. Pour la première fois, des vues photographiques sont combinées aux moyens de la mémoire visuelle qu’elle utilisait presque exclusivement jusque là -, introduisant, de fait, une modification substantielle du traitement plastique : les gestes et les visages des personnes y sont plus réalistes et les corps, sans ombre, sont comme posés sur un fond minimal fait de simples bandes horizontales de couleur. Cet effet de décontextualisation, que l’on retrouve dans d’autres peintures où le personnage Témoin d’heures est mis en scène (M’en fous, De plus en plus haut, De plus en plus souple, 2020), indique bien l’écart voulu entre ce qui est vu et ce qui est réinventé. De même, parmi les moyens plastiques fré uemment utilisés, permettant d’entretenir ce principe de distanciation, se trouvent l’inclusion et la mise en abîme. Que cette dernière soit tantôt inhérente au sujet représenté (Le témoin d’heures regardant au mur de l’atelier les peintures du chapitre dans lesquelles il figure), tantôt propre au dispositif de réalisation des peintures : dans Notes de scène, Fête à Colone, (2018), Le témoin, vu de dos, est attablé au sommet des gradins qui dominent les planches où la troupe répète ; à ses côtés, l’écran d’un ordinateur affiche une photographie de l’un des acteurs qui évolue en contrebas et, posé sur la table, se trouve un détail d’une peinture en cours qui pourrait précisément être celle que nous croyons voir dans son ensemble. Le théâtre est une forme sans cesse rejouée des allégories du Monde qui décline des cas de figures retraçant et ravivant des trajectoires humaines, soit, comme l’écrit Peter Brook, « une mise au présent, qui doit favoriser un retour à la vie que la répétition avait nié, mais qu'elle aurait dû sauvegarder. ». Si M-C.M. fait de son témoignage peint de la pièce de Sophocle une part du « meilleur du jour », c’est bien pour la proximité narrative qu’elle y entrevoit avec son propre chemin d’images qui, s’appuyant sur des faits de son existence, est néanmoins aménagé pour faire récit. Cela étant, plus encore que la scénographie observée, c’est l’histoire de ce vieillard aveugle, mais lucide, opérant une catharsis en venant finir ses jours aux portes d’Athènes, qui a particulièrement retenu son attention et qui la conduira, en août 2018, Sur les pas de Sophocle pour se rendre compte de visu de ce qu’il est advenu, aujourd’hui, du chant des rossignols au bois sacré et de la cité antique.
Dans les allées du cimetière de Colone, les postures de deux jeunes hommes échangeant une balle tiennent de celles consignées un mois auparavant à Lyon, lors des séances de répétitions, faisant d’eux, avec humour, les acteurs involontaires d’une nouvelle mise en scène dont ils ignorent évidement les rôles qui viennent de leur être attribués ; aux côtés du témoin d’heures est posé un livre2 dans lequel il y est écrit que le tombeau d’Œdipe est « surnaturel, invisible et introuvable », or, s’inquiète l’auteur de l’ouvrage, sans l’existence de ce lieu réel ayant motivé la tragédie, est-il encore possible de la comprendre ? Sur la mini scène improvisée par l’ombre d’un pin, le témoin d’heures tentera pourtant de convoquer les esprits du lieu. En vain : seul un chien lui prêtera attention. Par contre, au Musée de l’Acropole, l’apparition de figures toutes de blanc vêtues, encadrées par des Caryatides, suggérant un décor de théâtre, pourrait donner le change. La fiction invente souvent la part manquante du réel pour que celui devienne réalité.
Sur une « carte mentale » établie en 2017, parmi de nombreuses occurrences, on constate que les voyages en Grèce et au Japon étaient déjà programmés, même si le motif du second était plutôt lié à la thématique d’un « monde flottant ». C’est probablement la découverte de La légende de Semimaru3, qui aura convaincu M- C.M., en juillet 2019, à franchir le pas.
Le séjour japonais devait être un préalable à la réalisation de peintures inspirées de la légende de ce Prince aveugle, sur l’emplacement du temple qui lui est dédié, mais les conditions matérielles rendront l’opération plus difficile qu’imaginée. Restent les paysages parcourus qui font discrètement écho, aux estampes du peintre des Stations de la route de Tokaido : une vue frontale d’un pont, rayé par l’ondée de l’été, que traverse, portables à la main, une blanche parade de parapluies, ou des pêcheurs, campés face aux rouleaux qui battent la plage en demi-lune de la baie de Suruga noyée, au loin, dans une brume épaisse qui gomme le sommet du Mont Fuji... Peintures délicates qui ne cèdent pas à la tentation mimétique d’une esthétique, mais rendent hommage à l’esprit de Hiroshige. D’autres vues, plus urbaines, laissent transparaître un regard plus circonspect : du haut d’une tour, niché sous l’écrasante verticalité du béton de Tokyo, un écrin de verdure ceinture une minuscule piscine où quelques privilégiés s’ébrouent ; le long d’une berge austère de la baie de cette même ville, glisse, tel un « poisson- couteau4» le fuseau profilé d’une navette pour touristes, et l’on n’échappera pas à la désolation d’un arbre tronqué qui s’interpose sur la blancheur ultra moderne de l’île des vains plaisirs5.
Ces représentations contrastées, alternant l’ancien et le contemporain, se retrouvent aussi bien dans une nuit étoilée d’un feu d’artifices que dans une salle d’un musée où un télescopage temporel entre une visiteuse et une peinture s’effectue par le truchement de leurs appareils de prises de vues respectifs (boîtier numérique / appareil à soufflet), ou encore, dans l’hommage fait à Ozu qui filmait, dit-on, en disposant sa caméra « à la place du chien de la famille », point de vue témoignant d’une forme d’humilité autant que son attachement aux coutumes propres à sa culture ; établissant ici un parallèle évident entre la posture du Témoin d’heures qui visionne Le goût du Saké et l’un des protagonistes de ce film, M-C. M., associe son personnage aux émotions contradictoires qu’éprouve celui qui se réjouit du mariage prochain de sa fille tout en voyant s’achever une ère.

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Streaming, Le goût du Saké, utilise un système narratif assez fréquent dans les Plus belles heures : l’inclusion (ou l’incrustation, pour utiliser un terme cinématographique). Ici c’est l’agrandissement de ce que le Témoin d’heures regarde sur son écran ; ailleurs ce peut être une œuvre évoquée lors d’une discussion ou encore, dans une suite récente de juillet 2022, des reprises des enluminures extraites du Pélerinage de la vie humaine6, manuscrit consulté à la bibliothèque Sainte-Geneviève (Paris).
Ces inclusions qui ont plusieurs fonctions, dont celle de matérialiser les évocations ou les visions du Témoin, se rapprochent du principe de l’allégorie figurée à l’époque médiévale. L’épisode de La roche qui pleure7, transporté dans un jardin parisien, lors d’une conversations amicale, représente un bain purificateur auquel elle soumet un pèlerin. Installé dans un baquet, l’homme reçoit une pluie de larmes qui coulent d’un œil logé dans un rocher et, précise un exégète « au moment où il accepte de s’immerger dans l’eau du cuvier, il quitte son rôle de pur spectateur pour devenir acteur à part entière, acteur en interaction avec le lieu qu’il regarde. » : on reconnaîtra évidemment ici l’une des caractéristiques narratives qui façonne le rôle du Témoin.
Dans la première peinture des Notes de scènes pour Œdipe à Colone, quatre yeux grands ouverts flottaient au-dessus de l’acteur incarnant le rôle titre, peut-être en référence à « celles qui voient tout »8. Sur les pas de Sophocle, deux nageuses munies de lunettes de bain9 découvrent dans l’eau claire de la plage d’Épidaure, un groupe d’amphores semi enfouies dans le sable dont les ouvertures ne peuvent que rappeler celles des yeux peints au-dessus du Roi exilé de Thèbes ; ici pourtant, les pupilles sont absentes et les visions mythiques éteintes10, n’en demeurent que les vestiges légendaires pour s’émerveiller encore.
En 2018, tandis que le soir descend sur l’Acropole, installée à une terrasse qui domine la ville, le Témoin d’heures savoure l’instant, devant le Parthénon baigné d’une lumière dorée scintillant comme un petit bijou. Assises sur un banc voisin, non loin du peintre au travail, un groupe de jeunes filles, penché sur ce que l’on devine être un téléphone cellulaire, ne se soucie guère du spectacle. Il arrive bien souvent que les voyants soient aveugles à ce qui les entoure. « Je pourrai passer ma vie, tout mon temps à regarder les choses, rien qu’à les regarder », est-il écrit dans les cartouches d’une peinture Self-control de 2014, dont les formes évoquent encore des yeux. À Lyon en 2019, lors d’une conversation avec Suzanne11, un œil - semblable à l’un de ceux accompagnant Œdipe - apparaît pour illuminer le Témoin d’heures. L’apparition surnaturelle de ce lux oculus12, supposé faciliter l’accès à une meilleure connaissance de soi, n’en est pas moins chargé e d’une certaine autodé rision.

Car longue et semée d’embûches est la route qui conduit du sommeil au réveil des perceptions nouvelles et aux joies de l’esprit. « Le meilleur du jour » n’est pas toujours rose. Il en va ainsi des scènes d’hôpital qui émaillent les peintures de cet ensemble : malgré les afflictions dont elles témoignent, elles sont partie intégrante du récit que M-C. M. déplie jour après jour. Mais, du morose et du banal, elle ne retient que ce qui fait saillie : une lecture, une lumière, une visite, peuvent être les signes d’une embellie, et les peindre peut transmuer l’ordinaire. Les Brassées de fleurs de Séraphine de Senlis semblent avoir cette étrange faculté. Ou comment ne pas voir, dans Tendre est ta venue, – représentant l’entrevue avec sa fille sur un parking désert de l’hôpital où elle était soignée – que, par le jeu des pans de l’architecture, le placement des figures et le sujet même de cette rencontre sur un sol bleu céleste, c’est l’équivalent d’une Visitation telle que l’on en croise dans les peintures du trecento, chez Duccio par exemple, qui nous est offerte. Et comment ne pas penser, devant cette scène de balnéothérapie, où l’application des mains d’une soignante sur la tête du Témoin d’heures, immergé dans un bassin produit l’effet d’une auréole, qu’il s’agit là d’une référence implicite à celle du Baptême peinte par Giotto sur les murs de la chapelle d’Aréna.
Parmi les nombreuses citations d’œuvres qui jalonnent Les plus belles heures, celles de Bonnard participent largement de ce « Musée Imaginaire ». En Juillet 2020, au Cannet, sur le lieu où séjourna ce dernier, l’une des peintures réalisée par de M-C.M. se veut une célébration de l’espace et de la lumière : Le Témoin d’heures, bras levés comme ceux d’un orant, salue, du haut d’une colline qui domine le golfe de La Napoule, la traînée orangée de nuages qui s’enroule dans le crépuscule naissant, tandis que pointent les premières lumières de la ville. En contrebas, on peut apercevoir la petite maison au toit rose de celui-là même qui fit de ce paysage son horizon de peinture. C’est en revanche un regard plus malicieux qui est posé sur le Musée qui conserve les œuvres de ce peintre : le Témoin d’heures, assis seul dans une salle rouge, regarde La nappe à carreaux rouge (ou le déjeuner du chien) ; l’orientation des sièges, le cadrage et les dimensions de l’image indiquent qu’il ne s’agit pas du tableau original - comme c’était le cas pour le Nu dans la baignoire (2014) - mais visiblement d’un extrait de film. Que la tête de Marthe13 soit coupée et que celle du Témoin d’heures soit superposée au motif de la nature morte (tel un fruit) laisse deviner la pointe d’humour ou d’ironie de la situation qui se retrouve d’ailleurs dans une seconde peinture de cette suite, où l’agrandissement monumental d’une photographie en noir et blanc de Bonnard accompagné de l’un de ses modèles n’est pas loin de voler la vedette au Nu orange dont cette institution vient de faire l’acquisition. Les boxeurs de la Bonnard thérapy s’imposeraient ici comme un remède.

La peinture n’est qu’une surface d’illusion où la réalité de la fiction prend corps. Quel que soit le contexte réel de l’évènement vécu, c’est ici par la mise en image que s’affirmera – ou non – la qualification positive de ce qui a eu lieu et méritait que M-C. M. lui accorde l’attention né cessaire. Ne faut-il pas envisager, par exemple, que l’apparition étrange d’un paysage sur les parois d’un grand bloc rocheux, devant lequel se tient assis le Témoin d’heures, un soir de juillet 2021, en bordure du golf de Gascogne correspond - comme le suggèrent aussi les sillons colorés qui figurent les jeux d’ombres portées sur le sable humide - à une sublimation du commun : une vision dont l’écran de pierre réfléchirait les rêveries de l’enfant qu’elle fut en ce lieu même ; ou bien, la traversée de l’estuaire de la Gironde, de la pointe de la Grave à Royan, offrant au Témoin d’heures, installé sur le pont supérieur du ferry, comme en une salle de projection à 180 degrés, le spectacle émouvant d’une autre remontée dans le temps.

Car, au fond, ce sont Les plus belles heures qui éclairent le Peintre témoin et non l’inverse, ce sont elles qui dessinent, pas à pas, les haltes du chemin d’hier et de demain. Ces peintures ne consignent pas seulement des faits et gestes, elles permettent de donner une direction à celle qui en a la charge. En cela il s’agit bien d’un dispositif d’autofiction, et c’est en ce sens qu’il faudrait lire la formule de M-C. M. « Je suis née hier », qui ne dit pas sa propre naissance mais celle du Témoin d’heures de cet ensemble qui a trente ans. En août 2021, célébrant en famille la date réelle de son anniversaire, M-C.M. fera néanmoins inscrire sur le gâteau qui trône au centre du cercle de famille (un demi-cercle ou une « demi-lune », en réalité) cette même formule, laissant au bodet qui occupe le premier plan, le soin de nous adresser une œillade espiègle digne de celles qui figurent chez Watteau ou chez Télémaque.

Le temps, la mémoire, ces ressacs du passé qui affleurent et viennent mordre sur la grève du présent, confondant la réalité et le récit qui, de Sophocle à Proust, marquent de leurs empreintes les regards de M-C. M. Les lieux visités et repré sentés en portent parfois encore les signes : Le Parthénon, la maison familiale à Royan, l’atelier de la Demi-Lune, l’église du Palais sur Vienne, Le Grand Hôtel de Cabourg... Autant d’architectures qui, comme les paysages, constituent les balises de son itinéraire. Mais ce sont, entre autres, les reflets prisonniers des flaques sur une plage à marée basse qui pour nous restituent au mieux, par ces fragments épars, la nature même des résurgences complexes qui font et fondent les êtres et leurs récits.

  • — 1.

    En l’an 11 av., quatre voies partaient de Lugdunum. La voie d’Aquitaine, partant de la place de Trion à Saint-Just, passait au Point-du-Jour puis à l’Étoile d’Alaï où elle traversait alors la commune de Tassin-la-Demi-Lune.

  • — 2.

    William Marx, Le tombeau d’Œdipe, Ed. de Minuit, 2012

  • — 3.

    Légende du théâtre nō relatant les amours complexes de Sakagami et du prince Semimaru.

  • — 4.

    Le titre original du film d’Ozu, Le goût du saké est Le goût du poisson-couteau d'automne.

  • — 5.

    L’île d’Odabida, située dans la baie de Tokyo, est une terre artificielle établie sur un polder. Sa création aux environs de 1853 fut pensée comme une forteresse défensive. Elle est aujourd’hui devenue un espace essentiellement dédié aux commerces et aux loisirs.

  • — 6.

    Guillaume de Digulleville, Le pèlerinage de la vie humaine, Bibliothèque Sainte-Geneviève, Paris

  • — 7.

    Ibid.

  • — 8.

    Il s’agit des Euménides, gardiennes des lieux sacrés où viennent d’arriver Œdipe et Antigone, aux portes d’Athènes.

  • — 9.

    Voir aussi Les plongeuses, Le grand Boutarel (2015)

  • — 10.

    Comme le sont souvent les regards des statues en bronze de l’antiquité, les pierres figurant les yeux ayant depuis disparu.

  • — 11.

    Depuis 2014, cette situation d’un vis-à-vis, figurant une situation d’échange entre ces deux personnes, où sont prodiguées des paroles apaisantes (ou éclairantes), marque une avancée effective chez M-C. M.

  • — 12.

    «Lucerna corporis est oculus (L'oeil est la lampe du corps) ». L’Évangile selon Matthieu 6, 22

  • — 13.

    Marthe Bonnard : femme et modèle privilégié de l’artiste

Claires réalités

Par Philippe Agostini
Publié par Roven - Revue critique sur le dessin contemporain, n°14, mars 2019