Sarah Sandler
Dossier mis à jour — 13/11/2025

Entretien avec Filipa Ramos

Entretien avec Filipa Ramos, 2021
Pour l'exposition Boolagoorda, Centre d'art Madeleine Lambert, Vénissieux

Filipa Ramos : Commençons par le début. En 1993, alors que vous étiez encore une enfant, vous avez visité Shark Bay en famille. Cette découverte a été le point de départ de vos recherches sur l’incroyable cyanobactérie qui vit dans cet environnement. Cela me donne envie d’en apprendre davantage au sujet de deux aspects temporels, l’un concernant le passé et l’autre le futur. J’aimerais savoir en premier lieu ce qui vous a amenée à revenir sur ce site, si longtemps après votre première visite ? Avez-vous continué à y penser pendant tout ce temps, ou l’avez-vous redécouvert récemment ? Ensuite, j’ai quelques questions sur le présent-futur : partant du constat que vous vivez aujourd’hui en Europe, et que les déplacements et le tourisme ont un impact sur l’environnement et sur la vie quotidienne des communautés, envisagez-vous de revenir à Shark Bay ou de garder vos distances ?

Sarah Sandler : J’ai renoué avec ce lieu récemment ou plutôt, c’est lui qui a renoué avec moi, en se rappelant à ma conscience immédiate. Pendant la pandémie, j’étais dans mon appartement en France, et c’est en observant les rues vides et le ciel depuis celui-ci que je me suis souvenue de Shark Bay1 et du bassin d’Hamelin.2 Ce souvenir était subtil et j’ai surtout ressenti une impression physique – la chaleur, la lumière, l’immensité de l’espace et les couleurs. Il m’est difficile de le traduire avec des mots. Après cette expérience, j’ai décidé de réaliser des recherches sur ce site et le projet s’est développé progressivement.

Je ne suis pas opposée à l’idée de m’y rendre, mais compte tenu de la distance, je n’irais que si cela a du sens pour ma pratique, si j’étais invitée ou si j’avais un autre motif tangible. En raison des confinements en France et en Australie, le projet n’a pu être présenté à des chercheur·ses, des centres de recherche ou des groupes communautaires bien précis. Mais puisque j’aimerais continuer mes recherches sur le patrimoine naturel et culturel de Boolagoorda, je serais ravie de passer du temps dans le pays en ayant la Malgana Aboriginal Corporation ou les gardes-forestiers malganas pour guides, si c’était possible.


Je trouve que la recherche artistique est fascinante, en cela qu’elle fournit un mode fondamental de connaissance du monde, aussi pertinent et impérieux que celui des sciences dites dures ou des sciences sociales et humaines. Étant donné que la vôtre s’inscrit dans ce champ, j’adorerais en apprendre plus. Pouvez-vous me raconter avec quelles intentions et questionnements vous avez cheminé ? Quelles ont été vos méthodes ? Mais aussi, quels soutiens et obstacles vous avez rencontré tout au long de ce projet ?

Pour réaliser ce projet, j’ai dû m’inscrire dans un long processus d’apprentissage car je n’étais pas spécialiste de la microbiologie ou de la géologie australienne. J’ai appris beaucoup de choses au fur et à mesure. J’étais attirée par les différentes histoires qui se rejoignent et se mélangent à Gutharraguda : techno-scientifiques, ancestrales et futuristes. Le contexte de la pandémie, début 2020, qui correspond aussi au moment de la recherche, a constitué un obstacle. Il aurait été beaucoup plus simple d’avoir des discussions ou de faire des rencontres si j’avais pu quitter la France pour me rendre sur le site.

Dans les grandes lignes, ma pratique questionne, au sein du temps présent, la stabilité de récits scientifiques qui existent depuis longtemps. Ce faisant, je n’essaie pas de défendre un point de vue fixe, mais plutôt de brouiller les frontières et de problématiser le discours afin de questionner les certitudes qui habitent la science, et de mettre en valeur une économie des savoirs qui reconnaisse la potentialité de l’incertitude et de l’ambiguïté. Je prends généralement pour sujets des animaux ou des non-humains oubliés, mis à l’écart, ou qui n’ont pas d’influence culturelle. Une fois que j’ai un sujet de recherche, je rassemble autant de littérature que possible, je parle à un maximum de spécialistes, puis j’utilise les techniques de narration comme première étape d’un travail visuel.

Les stromatolithes de Boolagoorda sont connus sous le nom de « fossiles vivants » ; ils sont de la même famille que d’anciennes bactéries retrouvées dans des archives fossiles qui datent de 3,43 milliards d’années. Leur statut, rare, fait de Boolagoorda un pôle de recherche à la fois pour l’étude du Précambrien et pour l’exobiologie ; un portail traversant des temporalités et des intérêts divers.

À Boolagoorda, entre 2016 et 2018, le laboratoire d’astrobiologie de la NASA a développé Fluid Lensing, un algorithme d’apprentissage. Entraîné sur des images de stromatolithes, Fluid Lensing est capable de reconnaître si une structure en 3D correspond à de la roche ou si elle a une origine biologique, et il est utilisé dans le cadre de la recherche de biosignatures extra-terrestres comme durant la mission spatiale Mars 2020.

Depuis la Préhistoire, Gutharraguda est la terre traditionnelle des peuples malgana, nhanda et yingkarta. Boolagoorda est un mot malgana signifiant "eau sombre" ou "eau noire", qui se réfère aux corps microbiens – les stromatolithes – qui peuplent la baie. Dans la cosmologie du temps du rêve (dreamtime) malgana, les stromatolithes sont leur "ancien peuple" – leurs ancêtres – et ils ont vécu ensemble pendant des millénaires, comme en témoignent l’ancien campement et les vestiges coquilliers à Gutharraguda.

Les stromatolithes prospéraient, jusqu’à récemment, puisqu’ils étaient protégés de la haute mer et des variations de salinité par l’herbier marin de Faure Sill. En 2018, l’Indicateur de vulnérabilité physique au changement climatique (PVCCI)3 qui mesure l’exposition du patrimoine mondial à ce changement, a classé Gutharraguda parmi les sites les plus vulnérables. La fragilisation du paysage – du fait de l’augmentation du niveau de la mer et de températures extrêmes – se traduira dans un futur proche par la destruction de cet herbier marin, ce qui affectera directement la santé des stromatolithes et d’autres animaux marins qui trouvent de la nourriture, un abri et des zones de reproduction parmi ces herbes.

Avec ces diverses lectures qui traversent différentes échelles temporelles, j’ai commencé à penser aux stromatolithes comme à des signifiants trans-historiques et trans-culturels, des témoins d’une multitude d’histoires et de scénarios superposés et encore en cours. Je me suis d’abord demandée comment ces différentes manières de savoir et d’être se rejoignaient dans cette vaste réserve naturelle, puis j’ai ressenti le besoin de visibiliser les ravages climatiques qui sont déjà en train de transformer la région.

Comme l’ethnographe Deborah Bird Rose l’écrit : "le monde de la vie est un monde de connectivité".4 La perte de cette connectivité et de cette mutualité marque le début d’un vortex évolutif, de plus en plus difficile à renverser. En d’autres termes, l’extinction fonctionnelle précède l’extinction réelle : si les herbiers marins sont détruits, il est impossible de savoir jusqu’où iront les perturbations des écosystèmes de vie. Depuis deux milliards d’années, les stromatolithes – qui ont une activité de photosynthèse – ont transformé la planète dans une proportion telle qu’ils ont œuvré à leur propre destruction, un processus comparable à ce que les humain·es sont actuellement en train de faire.


Je suis curieuse d’apprendre comment vous avez décidé de mettre en scène cette recherche sous la forme d’une exposition. Comment a-t-elle vu le jour, matériellement ? Comment avez-vous imaginé et conçu les relations spatiales entre les différents éléments qui constituent l’exposition ?

Ces relations spatiales ont évolué dès lors que j’ai commencé à considérer les stromatolithes en termes de temporalité écologique. Par temporalité écologique, il faut envisager des qualités incarnées et incorporées (pensez aux cercles concentriques d’un tronc d’arbre) ainsi qu’une continuité entre le passé et le futur, nécessaire pour comprendre ces processus : les stromatolithes grandissent par strates, par couches stratifiées d’environ 0,05 mm par an, avec une moyenne d’âge de 2 000 ans. Certains grandissent au même endroit précis et à partir de la même famille de microbe (Entaphysalis) que leurs ancêtres, il y a des milliards d’années. Je voulais utiliser les notions de continuité temporelle et de qualités de la temporalité écologique pour décider de l’emplacement des œuvres, de la scénographie et pour organiser les mouvements des visiteur·ses dans l’exposition.

Pour conceptualiser l’aménagement de l’espace, j’ai imaginé une salle rectangulaire divisée en strates transversales qu’on traverserait en visitant l’exposition. Cette idée a évolué en trois installations, composées d’œuvres et d’éléments de scénographie qui entretiennent des liens matériels et formels : l’étain de la sculpture suspendue Metal & Grief reflète la peinture jaune du mur de l’entrée, et les formes agglomérées de type bernacles de cette sculpture entrent en écho avec l’espace caverneux représenté sur la photographie Inner States. En faisant dialoguer les œuvres, la scénographie et l’éclairage, j’ai voulu créer des installations capables de restituer les micro-atmosphères produites par les relations matérielles et sensorielles qui résonnent avec les souvenirs, suggestifs, que j’ai d’abord eus de Boolagoorda : lumière, couleur et espace.


Les bactéries sont des formes de vie incroyables, et même si elles font complètement partie de ce que nous sommes, à la fois historiquement mais aussi physiologiquement, nous devons toujours faire l’effort de les imaginer ou de les représenter afin de s’en faire une idée, en raison de leur taille (elles sont trop petites pour être vues à l’œil nu) ou de leur répartition. J’aimerais savoir si, d’un point de vue artistique, vous avez éprouvé le besoin ou le désir de les représenter, de les rendre visibles ? Et si tel est le cas, de quelle manière au sein de l’exposition ?

Je dirais que les bactéries sont omniprésentes via leur absence. Je n’ai jamais ressenti le besoin de les représenter explicitement, mais des traces de la vie microbienne passée et future façonnent l’exposition et la plupart des œuvres. Elles sont présentes sur les surfaces texturées et la production laminaire de la série Sisters, sur les os de sèches gravés puis moulés dans l’étain de A System of Arranged Meaning, sur l’amas sphérique de Metal & Grief, et dans les micromouvements de la protagoniste d’Another is I.

Le fait que nos bactéries intestinales compliquent physiologiquement et ontologiquement la définition du "nous" humain me plaît beaucoup. Elles nous permettent d’imaginer de nouvelles formes de compréhension de soi qui peuvent exister au-delà de nos perceptions. Comme James Bridle l’écrit, nous avons beaucoup à apprendre sur l’ignorance, sur les ténèbres productives5. Je considère notre microbiome, de même que les anciennes bactéries des stromatolithes à partir desquelles nous avons évolué grâce à une grande oxygénation, comme chamaniques, comme des mystiques indiscernables qui peuvent nous aider à renégocier nos frontières physiques et spirituelles avec les autres êtres, ou essayer du moins.


Il y a beaucoup d’éléments qui se répondent dans l’exposition, qui entraînent constamment les visiteur·ses dans un mouvement de va-et-vient, à travers des gestes à la fois tactiles et intellectuels. On trouve par exemple des distances et des correspondances, des matériaux mous et durs, de la lumière et des ombres, des matières biologiques et synthétiques... Comment cette logique dialectique a-t-elle émergé ?

Cette logique a émergé de manière instinctive alors que je travaillais sur le scénario d’Another is I. Cette vidéo oscille entre le témoignage intime et somatique de la protagoniste et les multiples histoires – pré-coloniales, techno-scientifiques, et ancestrales – charriées par ce lieu qui fut l’aboutissement d’un voyage en voiture dans mon enfance. En travaillant là-dessus, je me suis rendue compte qu’il y avait un aller-retour constant entre l’histoire personnelle et l’histoire "officielle", entre une connaissance incorporée et scientifique, entre l’intériorité corporelle et l’extériorité, et entre les échelles de temps de Boolagoorda. Les œuvres, la scénographie et la lumière sont des extensions visuelles de ces échelles, de ces proximités, de ces intimités et de ces distances.

Certaines œuvres, comme la série Sisters, ont directement été influencées par l’observation des fossiles de stromatolithes de Boolagoorda du laboratoire de géologie du CNRS à Lyon (un voyage de recherche a été réalisé en 1989), et d’autres ont été réalisées de manière plus instinctive, comme TimePiece.

J’ai sélectionné les matériaux de la scénographie, à savoir du métal déployé patiné pour les cloisons et du tissu synthétique à mailles ouvertes pour l’écran de projection, en raison de leurs effets de moiré qui voilent et floutent la vision. Ce subtil jeu de perception – sur ce que l’on croit voir ou comprendre – était une manière d’inviter l’incertitude à figurer au sein de l’exposition.

La série Sisters, qui est constituée de céramiques imprimées en 3D, incorpore la temporalité écologique. Cette technique a été choisie parce que la méthode et la durée d’impression sont visibles et intrinsèques à la forme laminaire finale.

Another is I flirte avec un état intermédiaire, rendu visible par des images qui jouent avec les distances et les degrés d’intimité. L’échelle varie entre descriptions microscopiques et documentations satellitaires des stromatolithes, et l’on suit le parcours de la protagoniste, de stratégie de résilience en stratégie de renoncement, via des modes de recherches géologiques académiques et une présence qui s’apparente à une sorte de transe.


Je serais curieuse d’en apprendre davantage au sujet de la protagoniste d’Another is I. Le titre du film fait référence à une sorte de duplication du moi, qui pourrait aussi être vous, tandis qu’on assiste, en tant que spectateur·rice, à la transformation subtile d’un·e individu·e au gré d’un parcours de découverte. Pouvez-vous m’en parler un peu plus ?

La protagoniste incarne une pluralité intentionnelle et une fracture du moi qui débute dans le récit par une réflexion sur le point de départ du moi justement, laquelle se poursuit, dans la production, par une étroite collaboration avec plusieurs ami·es complices, afin de matérialiser le personnage.

Je ne fais pas l’expérience d’un moi statique. Je considère le fait d’être soi (selfhood) comme une forme composite constituée d’influences nombreuses et d’états transitoires du devenir qui créent, dans leur multitude, une archive dans le corps. Il y a un aspect diachronique dans l’individualité, qui se compose avec le temps, en traversant des expériences vécues. Et penser le corps à travers le temps, il me semble que c’est aussi le penser en termes de temporalité écologique.

La protagoniste invite à réfléchir par le moyen d’une définition hermétique et cloisonnée de l’individualité ou de l’identité, qui apparaîtrait figée (en tant que forme culturelle dominante). Il s’agit d’une invitation, en observant un parcours individuel de découverte, à penser le corps comme un état de devenir permanent, similaire à une bactérie, physiquement et métaphoriquement poreux au monde qui nous entoure.


Si je repense à la narration à la première personne d’Another is I et à la manière dont la narratrice raconte sa rencontre avec les stromatolithes – auxquels est consacré le projet entier – puis leur processus de découverte et d’apprentissage, la figure de la danseuse m’a particulièrement interpellée : une jeune femme évolue entre les murs d’un couloir étroit. Pourquoi ?

Another is I est une fiction et la protagoniste est jouée par Farah Maakel. J’ai rencontré Farah par l’intermédiaire d’une amie ; la collaboration a été joyeuse, et c’est aussi le début d’une amitié. Farah se trouve dans le laboratoire de géologie pour chercher des réponses à des questions qui ne peuvent pas être exprimées par des mots. En fait, cette vidéo porte essentiellement sur les enjeux de communication avec les non-humain·es – un sujet que j’aborde dans ma pratique depuis quelques années.

Les mouvements de Farah connaissent deux phases. Il s’agit d’abord d’une série de micro-mouvements répétitifs, inspirés de la formation des tapis microbiens et de la bio-sémiotique des microbes, qui comprennent des interactions comme la détection du quorum.6

Ensuite, à travers un "travail de terrain" performatif, les micro-mouvements de Farah s’adaptent à l’institution, avec toute la physicalité et la sensibilité nécessaires pour dialoguer avec l’histoire du laboratoire et l’architecture des taxonomies : armoires d’archivage, vitrines en verre, compactus. On pourrait dire que les mouvements de la protagoniste sont conditionnés, ou cadrés par le laboratoire de géologie. Dans le même temps, à travers ses balbutiements, ils insufflent la vie et le mouvement organique.

Parfois Farah est presque en transe, réceptive à la conscience des autres espèces, ou à l’Umwelt.7 Ses mouvements sont loin du langage et de la manière dont celui-ci essaie de fixer le sens. Le fond sonore fait écho à ces sentiments : dans la scène où Farah est étendue sur le sol, on entend le son d’un battement binaural thêta, associé à une perception extrasensorielle. Tout au long de la vidéo, des éclairs de lumière bleue révèlent des membres et des extrémités. Ils s’imposent dans la scène finale, quand la protagoniste scrute son corps entier – un geste qui transperce et brise le moindre vestige de distinction, et accueille les relations non-humaines.


Le titre Another is I est un hommage au poète Arthur Rimbaud, qui a autrefois déclaré Je est un autre – une déclaration étrange, dérangeante, incroyable. Pourquoi avez-vous choisi de rapprocher Rimbaud des stromatolithes ?

Avant de commencer Boolagoorda, j’ai lu plusieurs articles de Katerina Johnson8 sur l’axe intestin-cerveau-microbiome. J’avais envie de savoir comment les preuves – de plus en plus nombreuses – qui portent sur une possible influence du microbiome sur le cerveau et sur nos comportements s’accordent avec l’hypothèse qui fait du crâne le centre de notre intelligence et de notre conscience.

En choisissant Another is I en guise de titre, j’avais à l’esprit les multiples entrecroisements entre les vies humaines et non-humaines et les modes d’intelligence : ressentir des choses en dehors de nos crânes est un autre mode d’intelligence. Notre capacité à affecter et à être affecté·e m’intéressait.

C’est Xavier Jullien, le curateur de l’exposition, qui a évoqué Rimbaud dans son texte. Je connaissais son existence, mais je n’avais pas fait le lien. Dans tous mes travaux – auparavant des sculptures et maintenant cette première vidéo – je cherche à conserver une certaine ambiguïté et une abstraction dans la forme finale, puisque cette incertitude est un espace d’interprétation pour les spectateur·rices. Je suis reconnaissante envers Xavier d’avoir apporté cette nouvelle lecture à la vidéo.