Sarah Sandler
Dossier mis à jour — 13/11/2025

Distance temporelle et temps de la viscosité

Distance temporelle et temps de la viscosité
Texte de Cameron Allan McKean, 2021
Pour l'exposition Boolagoorda, Centre d'art Madeleine Lambert, Vénissieux

Hors des provinces étroites du langage, c’est une conversation de plusieurs milliards d’années qui pourrait avoir lieu. Un échange, peut-être, entre l’obscurité et le rayonnement solaire. Un dialogue qui prend place au fond d’un océan lointain et hypersalin pour s’inscrire dans les longues trajectoires des temps géologiques. Sur cette planète "étrangère", presque entièrement recouverte d’eau, l’atmosphère est encore irrespirable : l’oxygène atmosphérique n’existant qu’en quantité négligeable il y a 3,5 milliards d’années1. L’air est brumeux, avec des gouttelettes de gaz organiques en suspension. Un brouillard recouvre la surface de l’océan. Dans ces mers chaudes et peu profondes, qui peuvent atteindre 85 degrés, des communautés compactes de cyanobactéries et d’autres microbes recouvrent les fonds marins d’un "tapis" gluant. Ces espèces de cyanobactéries, dont les descendantes seront un jour baptisées Schizothrix ou Geitlerinema, essaient de capter l’énergie du soleil alors qu’elles sont progressivement recouvertes par les poussières des sédiments marins. Mais plutôt que d’être doucement enfouies sous une pluie de minéraux, noyées dans l’obscurité, elles se frayent un chemin entre les grains de poussière pour se hisser et tirer vers le haut leurs semblables visqueuses. Au fil du temps, elles vont régulièrement prendre au piège ces sédiments échoués et les enserrer jusqu’à construire de minces couches de substrat carbonate rigide. Ces êtres dialogiques les plus anciens de la planète s’assemblent ensuite entre eux et forment des structures minérales biogéniques : des monticules ou des tours. Ils deviennent ainsi des stromatolithes. Pendant les quelques milliards d’années qui vont suivre, ce sont eux qui seront les principales formes de vie sur la planète, qui produiront suffisamment d’oxygène pour en saturer les océans et transformer l’atmosphère. Par leur action, ils ont créé les conditions d’une explosion complexe de vie sur terre, mais aussi de leur propre disparition.

Aujourd’hui, les quelques communautés de stromatolithes qui subsistent évoluent dans les rares zones marines qui rassemblent les conditions extrêmes des océans primaires : chaudes, peu profondes et hypersalines. Les conversations qui les concernent sont aussi des conversations qui les laissent indifférents : des échanges entre des astrobiologistes, des géologues, des biochimistes, des paléontologues, des archivistes et des artistes, aussi ; des échanges sur l’état de la Terre en des temps immémoriaux (tels que l’Archéen2) ; sur les techniques de Fluid Lensing qui permettent de faire la différence entre des reliefs émanant de cyanobactéries ou de coraux ; sur les origines de la vie complexe sur terre et sur la possibilité d’une vie au-delà de la planète Terre. Dans ces échanges, les stromatolithes semblent silencieux.

Même à supposer qu’ils puissent parler, parleraient-ils un langage que nous comprendrions ? La distance sémiotique entre ces premières formes de vie et nos tentatives pour les connaître semble s’accroître irrémédiablement. Leur langage ? Un mode d’expression marin indéfinissable des zones intertidale et subtidale, une lingua microbia encore inconnue, transcrite maladroitement par des interprètes humain·es qui lui témoignent de l’intérêt.

Notre absence de compréhension ne découle pas uniquement d’un manque d’écoute. La communication elle-même est peut-être une métaphore trop humaine et trop pauvre pour qualifier ce qui passe entre les humain·es et ces communautés de cyanobactéries vivantes dont les ancêtres ont construit les premiers récifs de la Terre. Il pourrait s’agir d’une forme de sémiose3 que nous n’avons aucun moyen de véritablement saisir en temps réel et que nous évoquons seulement à travers des rêves positivistes. Et pourtant, dans les hauts-fonds surchauffés, nous parvient une voix, un bruit de fond, une bande sonore spectrale : "Nous écoutez-vous ?"

Dans son exposition Boolagoorda, Sarah Sandler s’intéresse à ce qui passe entre les humain·es et les stromatolithes. Située dans cet espace de circulation intermédiaire et irrésolu, sa pratique consiste à négocier les distances : l’écart entre les modes de connaissance des humain·es et les modes de croissance des stromatolithes ; entre un maintenant omniprésent et des temps lointains ; entre les techniques d’une discipline et les pratiques d’une autre ; entre la vie sur Terre et la vie en-dehors. Et entre un voyage réalisé dans l’enfance le long d’un littoral lointain et le souvenir de ce voyage bien des années après.

Alors qu’elle se souvient, le ciel s’ouvre. Elle flotte dans des eaux océaniques peu profondes, jusqu’à atteindre des amas sombres, ces structures gluantes et pierreuses qui grandissent dans l’eau claire, micromillimètre par micromillimètre. Un souvenir de Boolagoorda.

Sur la côte ouest de l’Australie, deux longues baies parallèles semblent avoir été façonnées par d’énormes doigts qui ont brutalement creusé le continent, arrachant la terre et la pierre pour laisser l’océan Indien s’y engouffrer. Le peuple Malgana, dont les ancêtres vivaient déjà ici il y a au moins 30 000 ans, appellent ces baies Gutharraguda. Les colons européens ont quant à eux appelé ce lieu « Shark Bay » et le bassin le moins profond des deux "Hamelin Pool". Mais "pool" (bassin) est un mot trompeur. La baie fait 1 270 kilomètres carrés – à peu près autant que la superficie de Los Angeles ou de Rome. Les stromatolithes évoluent à l’extrémité sud de ce bassin, un endroit que les Malganas nomment Boolagoorda.

Sarah Sandler nous parle de ce voyage dans sa vidéo Another is I (2021), projetée sur un écran qui divise l’exposition en son centre, du sol au plafond. Elle se souvient de "la lumière aveuglante du soleil, la chaleur suffocante de l’habitacle". Elle se souvient avoir touché les stromatolithes et nagé avec eux. Mais aussi "d'une autre sensation, une sensation physique, un nœud dans l’estomac". Une présence sans nom, incertaine, se dévoile alors qu’elle commence à se souvenir. Dans le film, on voit aussi une amie de Sarah Sandler qui trie des objets géologiques prélevés à Gutharraguda dans les archives paléontologiques de l’Université Lyon 1. Nous regardons une silhouette humaine se tordre pour essayer de prendre la forme d’une cyanobactérie filamenteuse : le corps et les membres s’arrachent du sol et construisent des formes éphémères dans l’air de la salle des archives.

De part et d’autre de l’écran, on trouve des reproductions inanimées de l’agentivité bactérienne et microbienne : des reproductions des structures et des processus stromatolithiques, fabriquées avec les techniques de celles et ceux qui cherchent à ériger les stromatolithes en savoir, à les engager dans un échange. Sarah Sandler emprunte des figures et des formes métalliques à Boolagoorda ; elles dominent des tapis de laine et se dressent vers le plafond blanc de la salle, surmontent des monticules stromatolithiques en grès réalisés par impression 3D, ainsi que de toutes petites ruines, des créations schématiques, des taches organiques. Parmi ces œuvres, on voit un mur recouvert de bulles en verre, à l’image des minuscules gouttes d’oxygène qui recouvrent la surface des stromatolithes – l’élément fondamental que produisent les cyanobactéries vivantes. Mais le travail de Sarah Sandler ne concerne pas les amas biogéniques des microbes vivants. La distance se creuse entre ces formes de croissance et les formes de connaissance qui portent sur cette croissance : le fait de piéger, d’enserrer, de se lithifier puis de photosynthétiser d’un côté et le fait d’extraire, de collecter, d’observer, de modéliser et d’archiver d’un autre. Quels sont les possibles qui s’offrent à nous dans cette distance ?

Pour qui développe une politique de la crise écologique, qui tient compte du caractère asymétrique des dommages causés par l’industrialisme tardif, les trajectoires de possibilités sont souvent représentées de manière spatiale, en termes de distance. Ces penseur·ses avancent que pour surmonter les crises planétaires, il convient de reconfigurer nos manières de comprendre ce qui transite entre les humain·es, les non-humain·es et leurs environnements. Ainsi, disent-iels, nous avons besoin de "décentrer" nos conceptions de l’humain. Nous devons envisager des alignements plus resserrés : "des imbroglios plus complexes" avec les non-humain·es.4 Nous devons reconnaître "qu’il n’y a plus d’arrière-plan" – la prétendue nature n’est pas une scène sur laquelle se produit l’humanité.5 Nous devons cesser d’éloigner l’homme de la nature et nous intéresser plutôt "aux effets de nos enchevêtrements avec d’autres types d’êtres vivants."6 L’enjeu de ce travail de reconfiguration est considérable.

Certaines de ces "distances" sont ontologiques. Certaines sont matérielles. Ou techniques, ou encore descriptives. Certaines sont épistémologiques. Pour Sarah Sandler, les distances qui importent sont temporelles. Et pour une bonne raison. "Pour comprendre les dynamiques et les trajectoires de l’anthropocène", écrit Jürgen Renn, "le paramètre le plus crucial de la recherche est le temps – tout particulièrement les interconnexions et les frictions entre les multiples échelles de temps et les processus temporels."7 Mais Sarah Sandler s’intéresse à autre chose qu’aux logiques et aux dynamiques des trajectoires comme fins en soi. Sa pratique – qui s’appuie directement sur les outils et les méthodes développées dans le cadre de recherches scientifiques – montre que les échelles de temps sont des machines à créer de la différence. La construction de chronologies permet en effet à certain·es d’habiter dans le présent, et à d’autres d’habiter dans le passé. C’est, de fait, la production de cette distance temporelle qui permit aux premiers explorateurs et colons européens de considérer les indigènes australien·nes comme des "primitif·ves", motif qui servira ensuite d’excuse pour envahir le continent et commettre un génocide à l’encontre de ses gardien·nes. C’est aussi cette distance temporelle qui a été invoquée chaque fois que des lieux ont été rebaptisés. Selon cette logique de différenciation, Boolagoorda est devenu Hamelin Pool en 1801, d’après Jacques Félix Emmanuel Hamelin, contre-amiral de la marine française et capitaine du navire qui visita les deux baies de Gutharraguda lors d’une mission visant à décrire et cartographier le littoral australien.

La solution, selon le philosophe Johannes Fabian, est de développer une "co-temporalité" avec l’"Autre" – pour habiter ensemble le présent et partager le temps, la présence, le langage.8 Il faut cependant se montrer très prudent·e quand on cherche à inclure les non-humain·es dans la conception humaine du temps linéaire, particulièrement quand il s’agit de microbes complexes et ingérables. En témoignent les travaux d’Astrid Schrader sur les cyanobactéries : chercher à réduire la distance temporelle entre les humain·es et les bactéries – afin de rendre possible une communication techno-scientifique immédiate – participe du rêve positiviste de connaître les organismes microbiens en "temps réel".9 C’est un rêve qui considère les stromatolithes (et le "temps de la viscosité" duquel ils émergent) comme des mines d’informations, auxquelles il est possible d’accéder si on les sonde de plus en plus profondément, avec des réponses de plus en plus rapides. Pour Schrader, c’est un rêve qui promet d’effacer la distance temporelle, mais qui efface aussi "la temporalité de l’autre".10

Avec Boolagoorda, nous trouvons l’armature formelle d’un autre type de relation. Les formes stromatolithiques, avec lesquelles Sarah Sandler travaille, émergent d’un faisceau de pratiques issues du savoir scientifique. Elles sont les coproduits – des formes suspendues, des processus, des mises en scènes, des figurations – d’un désir technique de réduction de la distance. Et pourtant, cette distance ne se réduit pas.

Ce travail de l’artiste ne consiste pas à décentrer superficiellement l’humain, ni à projeter une subjectivité, un langage et un temps humain·es sur les non-humain·es. Les stromatolithes ne sont pas invités à être accueillis plus avant au sein des voies de la connaissance humaine. Il s’agit plutôt d’une invitation faite à nous-mêmes : l’invitation à nous voir déformé·es par les hauts-fonds et les ombres de Boolagoorda, de voir notre humanité "provincialisée" - pour reprendre le terme d’Elizabeth Povinelli - dans l’espace de circulation intermédiaire et irrésolu d’un "entre deux". L’idée n’est pas d’accorder "notre forme de sémiose à toutes les formes d’existence", mais de considérer "la possibilité qu’elles nous provincialisent"11. Nous ne réduisons pas la distance ; c’est la distance qui nous réduit.

  • — 1.

    David C. Catling and KevinJ. Zahnle, "The Archean Atmosphere", Science Advances 6, no. 9 (26 février 2020).

  • — 2.

    Brian Frederick Windley, "Archean Eon", Encyclopedia Britannica, 3 octobre 2022. L’Archéen est un éon géologique caractérisé par le développement des premières roches ignées et métamorphiques. Il commence avec la formation de la croûte terrestre il y a 4 milliards d’années et s’étend jusqu’à 2,5 milliards d’années.

  • — 3.

    Charles Sander Pierce, Écrits sur le signe (1908), Paris, Seuil, 1978. La sémiose désigne l’ensemble "signe-contexte-signification" en sémiologie. Un signe n’est pas forcément linguistique, il peut être une trace, un phénomène ou un geste vivant, et un même signe peut avoir plusieurs significations différentes en fonction du contexte, lui-même composé d’autres signes.

  • — 4.

    Bruno Latour (sous le nom de Jim Jonhson), "Mixing Humans and Nonhumans Together: The Sociology of a Door-Closer", Social Problems 35 , no. 3, 1988, p.298.

  • — 5.

    Timothy Morton, Dark Ecology: For a Logic of Future Coexistence (New York: Columbia University Press, 2016), p.46.

  • — 6.

    Eduardo Kohn, How Forests Think: Toward an Anthropology Beyond the Human (Berkeley: University of California Press, 2013), p.4.

  • — 7.

    Jürgen Renn, "From the History of Science to Geoanthropology", Isis 113, no. 2, juin 2022, p.377.

  • — 8.

    Johannes Fabian, Le Temps et les Autres, Toulouse, Éditions Anarcharsis, 2007 (1983).

  • — 9.

    Astrid Schrader, "The Timeof Slime: Anthropocentrism in Harmful Algal Research", Environmental Philosophy 9, no. 1, 2012, p.80.

  • — 10.

    Ibid.

  • — 11.

    Elizabeth Povinelli citée dans Elizabeth A. Povinelli, Mathew Coleman et Kathryn Yusoff, "An Interview with Elizabeth Povinelli: Geontopower, Biopolitics and the Anthropocene", Theory, Culture & Society 34, no. 2–3, mai 2017, p.180.