Sarah Sandler
Dossier mis à jour — 13/11/2025

Texte de Xavier Jullien

Texte de Xavier Jullien
Pour l'exposition Boolagoorda, Centre d'art Madeleine Lambert, Vénissieux, 2021

Le Centre d’art Madeleine Lambert présente une exposition personnelle de Sarah Sandler intitulée Boolagoorda, ce qui signifie "Eaux noires" dans la langue des peuples malganas d’Australie.


Un site d'intérêt écologique, scientifique et spirituel

Avant d’être le titre de cette exposition, Boolagoorda est un site littoral remarquable, habité depuis plus de trente mille ans et qui abrite des fossiles rocheux appelés stromatolithes, que les Malganas considèrent comme des ancêtres. Ces formations naturelles âgées de plus de 3,5 milliards d’années évoquent des sculptures sombres affleurant sous l’eau limpide, qui grandissent patiemment de quelques millimètres par an et recèlent de nombreuses informations pour les scientifiques concernant l’origine de la vie sur Terre et aussi – peut-être – ailleurs dans l’univers. L’exposition trouve ses sources dans les particularités de ce site de la pointe ouest de l’Australie et dans un souvenir d’enfance, à partir duquel l’artiste développe une fiction filmée.
La mise en espace de l’exposition apparaît d’abord au visiteur comme très aérée, elle invite ainsi à circuler librement d’une œuvre à l’autre, à s’approcher précautionneusement pour découvrir des détails, revenir en arrière, s’asseoir devant l’écran, passer d’une atmosphère lumineuse à une autre.


Réminiscences australes

Plusieurs éléments de l’exposition se présentent comme des réminiscences australes : certaines images fugaces inondées de soleil dans le film Another is I ou encore la maquette d’une maison réalisée de mémoire par l’artiste et dont l’échelle et le matériau interrogent : ce n’est visiblement pas une production d’architecte, ni une maison de poupées pour enfant, en dépit de sa disposition au sol sur un tapis moelleux. Labyrinthe miniature, la maison devient un espace mental dans lequel on peut se projeter, circuler, changer d’échelle. Elle figure "un intérieur" (comme on le dit dans le langage courant) et elle est donc aussi un espace où la vie peut se dérouler dans le secret de l’intimité.
Au fil de sa démarche artistique, Sarah Sandler décloisonne les disciplines : elle s’est précédemment inspirée de travaux de recherches extérieurs à l’art, relevant de l’anthropologie ou de l’écologie.

L’entrecroisement entre autofiction, science, littérature, chorégraphie et arts visuels est particulièrement visible dans la vidéo Another is I, qui occupe le centre de la salle et la partage en deux espaces. Le tapis au pied de l’écran nous invite à nous installer devant ces images tournées parmi les collections de géologie de la plateforme scientifique du laboratoire de l’Université Lyon 1. On suit et on entend la voix d’une jeune femme, explorant le fonds de minéraux, se déplaçant entre les tiroirs de classement et les allées et se remémorant une visite à Boolagoorda. Sa voix intérieure nous accompagne, elle spécule sur sa présence au monde, sur la nature et l’indépendance de son être même, en tant que forme vivante en symbiose secrète avec d’autres.
L’image est à la fois belle, maîtrisée et altérée par la toile de projection, constituée de plusieurs épaisseurs : un entrelacs de trames qui transposent leur moirage sur les couleurs, les lumières et les flashs de la vidéo. Ce dialogue entre l’image et la surface qui la reçoit tisse une relation d’interdépendance : le tissu ne vaut que pour l’image qui y est projetée, mais l’image ne peut exister en suspens, sans son support qui la modifie. À la manière d’une relation symbiotique dans le monde du vivant, lorsque les espèces vivent et évoluent conjointement.


Jeux de matières, de formes et de textures

La paroi moelleuse et matelassée de l’écran trouve son négatif dans la rouille et le rugueux industriel des tôles déployées ajourées, constituant elles aussi des cloisons faites de trames et jouant de la transparence, auxquelles sont accrochées d’autres œuvres plus petites et aux détails délicatement travaillés qui les font ressembler à des objets de rituels ou de parures.
À l’image des stromatolithes, plusieurs œuvres sont constituées de strates ou de dépôts successifs de matière, comme les trois céramiques de la série Sisters (sœurs), réalisées dans un fab lab avec une imprimante 3D céramique qui opère millimètre par millimètre et fait apparaître l’œuvre progressivement, exactement comme le cône inférieur d’un sablier se forme lentement grain à grain.
Utilisant le verre, l’étain et le grès, Sarah Sandler recourt à de nombreux savoir-faire et à des techniques anciennes comme le sable de fonderie, mais elle fait aussi appel à la technologie avec l’impression 3D. Dans l’exposition un équilibre se dessine entre des oppositions, des tensions : entre lumières naturelles et artificielles notamment.
Les poils des tapis, la rouille des tôles, la minéralité granuleuse et mate des céramiques, le luisant lisse et aqueux du verre, la trame moelleuse de la toile tendue, la brillance froide de l’étain : les matières et les surfaces des œuvres sont très présentes et diverses. Elles appellent presque irrésistiblement au toucher (impossible dans un espace d’exposition où il nous faut retenir cette envie !) et nous emmènent plus volontiers du côté de la matérialité et du corps que vers le langage et la distanciation qu’il induit.

À travers ses nouvelles œuvres, Sarah Sandler explore notre relation au vivant sous l’angle du doute et du mystère, considérant la continuité évolutive des espèces et les micro-organismes dont la présence nous échappe mais avec lesquels nous vivons en symbiose. Organiques, minérales et énigmatiques, les œuvres de Sarah Sandler oscillent entre les références scientifiques et la fiction, entre la rationalité et la spiritualité. L’intuition joue un rôle important chez l’artiste, à la manière d’une voix intérieure qui nous parlerait dans une langue qu’on ne connaît pas et nous inviterait à ressentir autrement, dans cette troublante expérience de la rencontre, une altérité perçue comme un "autre soi".