L'encyclopédie de la matière
par Hervé Laurent, 2013
L'encyclopédie de la matière répond à un souci : rendre compte du processus de travail de l'auteure aux prises avec les matériaux de la sculpture qu'elle pratique régulièrement. Mais, au lieu de s'adosser à la structure d'une dissertation concertée, L'encyclopédie se présente comme la retranscription fidèle d'un discours à perdre haleine dans lequel la pensée se construirait au fil d'un monologue (dans certaines parties, d'un dialogue) improvisé. Il en résulte un texte qui peut apparaître haché, alourdi de répétitions, entaché d'hésitations. Mais ces ratés, propres à l'expression orale, produisent de saisissants effets de rythme et semblent suivre au plus près les étapes d'une pensée en train de se construire. Une pensée qui ne serait pas filtrée et nettoyée de ses scories, mais qui, les charriant, tirerait d'elles sa force et sa dynamique intrinsèques.
Pour le dire autrement, L'encyclopédie de la matière prend l'allure d'un étrange essai théorique qui ne cesserait d'aller puiser ses thèmes et ses axes de réflexion dans le degré zéro de la pensée, une version du Dictionnaire des idées reçues remixée par Wikipédia. Aussi, la trivialité, les homophonies qui ne mènent nulle part, les associations d'idées les moins justifiables, les mauvais jeux de mots, ont-ils chacun leur rôle à jouer dans cette économie rhétorique ou tout est bon pour continuer. Proche en cela de Christophe Tarkos et de sa mise en crise systématique de l'ordre du discours, mais aussi de l'américain David Antin avec ses conférences philosophico-poétiques improvisées, Anne Le Troter explore cette zone de l'écriture pour laquelle la langue des écrivains ou des penseurs n'a pas besoin de se constituer par opposition au langage parlé ; tout au contraire, elle puise à sa source et, s'employant à en donner un équivalent littéraire, elle trouve là sa légitimité. À ce propos, il faut préciser que L'encyclopédie de la matière, même si elle en a furieusement l'air, n'est pas une transcription pure et simple d'un acte oral du type "performance" — à l'inverse justement de la façon dont procède David Antin. L'oralité est retravaillée, sculptée par l'écriture tout autant qu'elle est provoquée par l'enregistrement préalable de séances durant lesquelles l'auteure s'est exercée à penser à voix haute.
Enfin, l'entreprise encyclopédique menée par Anne Le Troter apparaît comme une tentative de réponse à l'hypothèse formulée par Nietzsche d'une Gaya Scienza, un gai savoir, dans lequel l'acte de penser irait de pair avec le plaisir de la palabre. Elle se manifeste par une véritable poétique de la "tchatche" décomplexée, insolente, dans laquelle explorer un savoir ne consisterait pas à le figer en vérité, à le statufier, et par là même à légitimer le pouvoir qui s'en réclame. Bien au contraire L'encyclopédie de la matière s'emploie à soustraire indéfiniment l'allégresse naturelle de la pensée, son agilité constitutive et son jaillissement dans la parole, à toute entreprise de pouvoir. Ainsi elle propose un traité pratique de la sculpture (fût-elle en mots) contre l'art mortifère de la statuaire.