Awena Cozannet
Dossier mis à jour — 27/02/2025

Entretien avec Françoise Lonardoni

Entretien avec Françoise Lonardoni
Soulever les racines marcher sur l’eau, Les cahiers de Crimée n°5, Galerie Françoise Besson, Lyon, 2010

Françoise Lonardoni : Tes sculptures ont une charge matérielle, plastique, spatiale très forte. Mais au fond les questions qui te hantent ne sont-elles pas celles de l’histoire de l’art occidental : comment représenter ? Que représenter ?
Awena Cozannet : Je crois que j’ai toujours cherché à manifester la présence. Faire surgir une présence à partir du corps, à partir de la forme. En 2004, je suis partie au Bangladesh avec l’idée de modeler un corps dans une terre étrangère. Une fois au milieu des rizières, en pays musulman, devant cette forme de femme, j’ai réalisé à quel point ce n’était pas nécessaire de figurer le corps… Le corps était le matériau. En renversant la sculpture au sol, j’ai vu qu’elle portait ce mystère de quelque chose de vivant au-delà de sa forme. C’était troublant. La photographie Laxmipur est prise à cet instant.

F.L. : Mais à cette époque, ton travail n’était-il pas orienté en partie vers la mise en espace de tes œuvres par le spectateur lui même ?
A.C. : À partir de cette expérience, j’ai commencé à utiliser le corps comme un matériau et à concevoir des sculptures qui pourraient être portées, habitées pendant un temps. Voir surgir un instant de vie, un mouvement. Dès 2000, j’avais invité un danseur butô1 à danser avec une sculpture modelée en pleine forêt, Médée.

F.L. : Quel a été l’impact de ce moment de performance, qui avait lieu sans témoin autre que ton appareil photo ?
A.C. : À un moment, je n’ai plus su lequel donnait sa figure à l’autre, son expression. C’était un moment fou, absolu. Il y avait quelque chose de vivant, de sacré et d’éternel. Ce moment-là est à l’origine de toute ma recherche. Depuis, je sollicite régulièrement la collaboration d’artistes, de danseurs, d’interprètes. Récemment, nous avons travaillé avec une danseuse butô2 avec la sculpture Opercule dans un paysage de routes cassées, de monceaux de bitume, pour une série photographique. En septembre dernier, la compagnie de danse Trama Luna3 a conçu la création de son spectacle Tierra Fertíl avec les Disséminations.

F.L. : Dans tes Robes d’écume, toutes récentes, retrouve-t-on l’idée des sculptures à porter ?
A.C. : Paradoxalement, elles ne sont pas conçues pour être portées bien qu’il y ait un espace libre suffisamment grand pour la plupart d’entre elles. Cet espace vacant invite le visiteur à se projeter dedans. Robe de nacre invite à contempler le ciel, la tête inclinée dans sa paume irisée.

F.L. : N’est-ce pas carrément une inversion de ta perspective ?
A.C. : En quelque sorte. Soulever les racines, marcher sur l’eau est un double paysage de sculptures qui représentent symboliquement une traversée verticale du Temps. Il faut croire pour marcher sur l’eau. Il s’agit de questionner le choix de la liberté. Les sculptures d’écume font partie du présent. Bouillonnement, surgissement et aussi perspectives, projet. En regard, se tiennent des pièces qui parlent des racines, de la mémoire et des fondations.

F.L. : Quelle est l’origine de cette pièce dialectique, qui présente deux faces opposées, mais solidaires ?
A.C. : L’origine de cette pièce est un questionnement sur le Temps et les conséquences de ses nouvelles représentations, le réseau et la diffusion, que nous vivons à l’ère d’Internet. Avec Soulever les racines, marcher sur l’eau, j’ai voulu soulever un point du réseau et regarder littéralement la forme du lien, la racine, l’origine, la mémoire. On ne peut être sans se poser la question des racines, qui appelle celle de notre perspective.

F.L. : Tu veux dire nos soubassements culturels ?
A.C. : Oui nos liens de soi à soi, au monde, à l’autre, sa culture, son histoire. Nos choix.

F.L. : Cette lecture « technologique » est-elle l’entrée principale de « soulever les racines » ? J’ai l’impression que cet ensemble offre un va et vient entre un méta-discours (sociétal, technologique, temporel) et la dimension de l’expérience intime, du geste symbolique, qui est l’ambiance de ton travail en général.
A.C. : En fait, il n’y a pas d’entrée principale. Chaque sculpture est un trajet, une expérience. Elle est l’aboutissement de la relation entre une intention et un temps de retrait, de création à l’atelier. Des allers-retours nécessaires et vivants. Des changements de langage incessants. La matière est aussi un langage. La forme s’enrichit de ces déplacements. Elle s’épaissit. J’aime qu’elle soit dense, qu’elle ouvre à différentes lectures. Qu’elle soit faite de plusieurs langues. Mais je ne les maîtrise pas. J’essaie seulement d’aller au plus près de la première intuition.

F.L. : Comment se présente cette partie « soulever les racines » ?
A.C. : Le projet de cette partie que j’appelle Earth est de placer le visiteur sous la terre. Suffisamment pour le rendre petit devant la Terre. Rouge, belle et fertile. C’est lui le projet de toute la pièce Soulever les racines, Marcher sur l’eau. C’est lui la graine.
Earth est composée de grands panneaux de feutre imprimés et fixés à une structure de métal. Les images imprimées ont été prises lors d’un voyage en Nouvelle-Calédonie. En mouvement. Terre rouge après la pluie. Racines en haut du paysage. Plantes. Arbres. Palmes. Vie.

F.L. : Très souvent, ton travail témoigne d'une mise en œuvre patiente et répétitive des matériaux : ils sont tissés entre eux, ils prennent corps par l'opiniâtre élaboration d'un geste : recouvrement, entortillement, tissage... Ces matériaux produisent un rayonnement physique par eux-mêmes. Mais dans cette installation, tu abordes ton sujet par l'image : le feutre est très présent physiquement, certes, il va même amortir le son ; mais l'image n'est-elle pas un nouveau registre de langage pour toi ?
A.C. : Je continuerais plutôt à parler de matière. J'ai un matériau préalable avec un certain nombre de photographies que j'ai prises à dessein. En les imprimant sur le feutre, il ne s'agit pas de retrouver l'image mais de produire une matière de terre, d'élaborer un espace atone, de renverser un paysage. Ces mots sont encore ceux d'une image intérieure.

F.L. : Peut-on parler à propos de ton travail de symboles bibliques (marcher sur l'eau) ou mythologiques ? (Fertilité, Médée...)
A.C. : Mon travail de création explore nos mythes de genèse, le mystère de notre propre présence au monde, la relation particulière qui lie un être à son environnement.

  • — 1.

    Avec Dominique Stark, artiste danseur, Taennchel, août 2000

  • — 2.

    Avec Véronique Chatard, Cie Les Yeux Gourmands, Chambéry, avril 2009

  • — 3.

    Tierra Fertíl, création de la Cie Trama Luna, Lyon, septembre 2009

© Adagp, Paris