Awena Cozannet
Dossier mis à jour — 27/02/2025

Quatre morceaux de langue pour ses morceaux de chair

Quatre morceaux de langue pour ses morceaux de chair
Par Jean-Louis Roux
Soulever les racines marcher sur l’eau, Les cahiers de Crimée n°5, Galerie Françoise Besson, Lyon, 2010 (extrait)

Afin de dire le bien que je pense des œuvres d'Awena Cozannet.

I.
Elle dessine comme on dort. Le sommeil lui est propre, mais elle n’en maîtrise rien ; les rêves sont indubitablement les siens, mais elle ne les commande pas — peut-être même qu’ils l’effraient un peu. Elle est tout au fond d’elle et elle s’attend. Elle est en attente d’elle. Elle dessine comme on ouvre une maison à tout vent. Entrera qui voudra, créatures frissonnantes ou démons inertes et glacés. Au rebours de son étymologie, le dessin est ici sans dessein. Le dessin est sans objet, sans sujet, sans motif. Elle dit que c’est juste le plaisir de faire. Dessiner est la seule détermination. Mais le dessin déterminera peut-être d’autres dessins, lesquels mettront peut-être à jour la résolution d’une sculpture prochaine. Le dessein est inutile, puisqu’il arrive après coup : lorsque tout, déjà, est accompli ; lorsque le dessin, déjà, a pris l’ascendant sur le dessein ; lorsque le rêve fait irrépressiblement place à la nécessité. Elle dessine pour se rendre disponible — disponible à elle-même, d’abord. Disponible à tout ce qui surgira, créatures aériennes ou démons chtoniens. On ne choisit pas ses rêves, ils nous choisissent. Ils nous habitent, ils nous hantent ; et il faut faire avec. Elle dessine comme on dort : toute entière en elle-même, mais en proie à sa dormition, asservie à ses rêves. On ne sait rien de ce qui se passe en nous : de ce que nos rêves agitent, de ce qu’ils tranchent pour nous. Elle dessine comme elle rêve. Elle en est réduite à prendre acte de ses rêves, de ce qu’ils révèlent d’elle et qu’elle ne sait pas. Elle dessine et elle prend acte de l’œuvre qui se dessine là, en direct et comme en dépit d’elle. Elle dit qu’elle ne sait pas comment cela a été fabriqué. Elle dit que l’œuvre est issue d’un mouvement intérieur. Elle dit qu’elle vit longtemps avec les matières, puis que les choses viennent. Laine et soie, corde et crin, feuilles de palmier et poussière de goudron : chaque matière engendre sa rêverie propre. Elle dit que la matière engage l’œuvre, sa forme et sa structure. Elle dessine comme on s’égare. C’est dans l’errance souvent, que l’on trouve le chemin. La main qui dessine est directement branchée sur l’esprit, lequel se tient comme un chien de chasse : à l’arrêt, prêt à bondir. La main connaît des raccourcis que notre intelligence ignore. La main révèle ce que la prudence cache. La main rêve, quand notre rationalité dort. Le corps pense ce que notre pensée tait du corps. Le dessin est une trace, le dessin est une empreinte : il indique que le corps est passé là — que le corps est pensée, là. Le corps pense. Le trait est un fil, qu’il importe donc de ne pas perdre — et de dévider jusqu’à en avoir fini avec la pelote. Pour le reste, il est inutile d’être en attente du rêve : on rêve, c’est tout.

II.
Les sculptures sont des vêtures. Elle n’aime pas les socles : ce qui porte l’œuvre fait partie de l’œuvre. Le portant de l’œuvre est l’œuvre même. Naguère, c’est elle qui les portait, ses œuvres. Elle les revêtait, le temps d’un instant, le temps d’éprouver un trouble, le temps d’une attente (attente d’une apparition ou d’un surgissement). Ce sont des œuvres non pas à porter, mais à supporter. Ce sont des vêtements qui contraignent le corps. Ce sont des prothèses autant que des carcans. Il y a cette gangue de coton smocké, maintenue en suspension et dans laquelle on se glisse comme on se noie : seuls les bras et les cuisses parviennent à s’en extirper. Il y a cette coque de laminaires et de cuir cousus, à porter comme une carapace verticale. Il y a ces masques de cuir, qui rendent impossible la parole et font obstacle à la vue. Il y a enfin ce « masque de larmes », aux gouttes lourdes et grosses comme une grappe de fruits trop mûrs. Mais aujourd’hui, elle ne les porte plus. Elle dit, on l’a dit (on a déjà dit qu’elle le dit), que ce sont des mues : des peaux sans le corps, qui prennent le vide à l’intérieur. Les œuvres se nourrissent du vide qu’elles habillent. J’aime à croire que le vide nourrit l’œuvre. J’aime à croire qu’il n’est de plein possible, que rapporté au vide. La présence n’a de sens, que rapportée à l’absence. Elle dit qu’une autre conception de la forme, c’est l’informe. Elle dit que ses racines noires sont aussi des méduses. Elle fait des racines recouvertes de bitume et qui sont nouées. Sacs de nœuds, nœuds de vipères, nœuds gordiens, nœuds coulants : intrigues sans dénouement. La Gorgone Méduse avait un regard étincelant et la tête hérissée de serpents : quiconque contemplait son visage était changé en pierre. Les Gorgones médusent. Nous sommes pétrifiés par ce que nous ne savons pas regarder. Ce qui n’a pas de forme propre nous plonge dans la stupeur, tant nous y lisons le signe du vide, c’est-à-dire de l’absence. Draps défaits, habits chus, vêtements en bouchon : tout ce dans lequel, ordinairement, le corps se glisse et dans lequel, ici, le corps n’est plus. L’absence et le vide sont des notions, qui ne se conçoivent qu’à proportion de notre conscience du temps. Nous ne ressentons le vide, que dans la mesure où nous avons la mémoire de ce qui fut plein. Et c’est le souvenir de la présence qui nous conduit à éprouver l’absence. Elle dit qu’elle travaille autant sur le corps que sur le temps. Elle fabrique de petites racines, qu’elle appelle des Disséminations. On parle de « la dissémination des graines » : ce qui assure à la plante sa reproduction. On parle de « la dissémination des idées » : ce qui assure à la pensée sa propagation. La dissémination nécessite du temps. Il faut du temps, pour que les œuvres germent. Il faut les laisser reposer et dormir. Il faut que, dans leur sommeil, elles trouvent à vivre leur propre rêve. Elles dorment comme Awena dessine

© Adagp, Paris