GRAND EST AU CARRÉ
GRAND EST AU CARRÉ
Par Aurélie Cavanna, 2021
Au bord d'un rond-point d'Audun-le-Tiche en Moselle, la réplique d'un dinosaure annonce, le museau froncé, une « expo événement » où « les visiteurs deviennent des explorateurs ». Sur un parking à Rethel, dans les Ardennes, une femme et son caddie viennent de passer dans un supermarché où « tout faire moins cher ». À Uckange, un petit peloton de touristes sous parapluies visite le parc d'un haut-fourneau de Lorraine. À Xonrupt-Longemer dans les Vosges, d'autres touristes (sans parapluie) semblent proliférer comme les plantes du jardin d'altitude où ils se promènent. Dans les photographies d'Hyperlendemains de Bertrand Stofleth, les détails ont parfois quelque chose de mordant. Souvent, ils sont facétieux. À chaque fois, ils accrochent le regard et incitent à plonger dans l'apparente banalité de ces paysages du Grand Est, comme autant d'accès à des images minutieusement réalisées à la chambre. Si aucune d'elles n'est saturée de motifs – au contraire –, elles sont toutes chargées de quantité d'informations.
Industrie finissante, transition énergétique, anciennes et nouvelles pratiques agricoles, logiques low cost ou tourisme environnemental ne sont qu'un aperçu des questions qui se lèvent dans les 28 photographies qui composent Hyperlendemains. Comme le dit Stofleth, les paysages sont des « livres ouverts ». Encore faut-il savoir lire. Aujourd'hui, un paysage est un territoire diversement aménagé, habité, formé par l'idée qu'on s'en fait, marqué à la fois par le passé, le présent et les mutations en cours à l'ère de l'anthropocène. De fait, les approches photographiques du paysage, nourries depuis les années 1980 de celles des sciences humaines et sociales, cherchent à rendre visible, depuis les années 2000, la multiplicité de ce qu'au ras du sol un territoire peut raconter1.
Afin de donner à lire ce qui fabrique un paysage, Stofleth, comme beaucoup d'autres, passe par l'investigation2. En amont de ses photographies, il le parcourt et enquête, se documente, interroge experts et acteurs locaux. Il n'est pourtant pas de ceux qui introduisent documents et archives dans leur travail. Lui, évoque. Ces connaissances accumulées sont un prisme à travers lequel il ajuste ses représentations. Pour faire tenir « différentes épaisseurs de lectures des paysages sur un même plan », tout en dévoilant l'existence d'un dispositif de prise de vue, il prend un peu de hauteur à l'aide d'une plateforme sur véhicule ou d'un petit échafaudage : une esthétique du belvédère – sujet avec lequel il joue dans ses deux premières séries, Autour du belvédère (2002-05) et Belvédère (2006). Mais réussir à condenser des époques, confronter des dynamiques, juxtaposer des histoires, sans que les unes et les autres ne se noient dans la photographie – et notre regard avec –, implique aussi le développement d'une autre logique : celle, pourrait-on dire, d'une démultiplication par interconnexions.
IMAGES AUGMENTÉES
En ce sens, le titre Hyperlendemains ne fait pas seulement référence aux « hyper-lieux » du géographe Michel Lussault, zones hyper-connectées où se bousculent différentes temporalités, il signifie également, avec cette série, la maturité d'une pratique. Il vaut pour ce qui s'annonce au creux des paysages et, surtout, suggère d'autres ricochets : un travail dont la facture est désormais tout aussi « hyper-connectée ». Détail qui n'en est pas un, le dinosaure de l'« expo événement » convoque également l'histoire du lieu où il prend place : un territoire occupé par l'homme depuis le mésolithique, ce que les axes routiers, bâtiments et panneaux en arrière-plan ne laissent plus forcément paraître. Derrière le supermarché low cost, s'étalent des champs en openfield, synonyme d'agriculture intensive – culture « moins chère » –, qui, à l'image, côtoient un empilement de marchandises et, au loin, de belles éoliennes. Signes en soi autant que questions en puissance, ces détails ou saynètes disent assez pour intriguer, sans cependant tout révéler. Ils portent ainsi l'attention à ce qui les entoure, notamment les légendes intercalées par bandes de trois ou quatre entre les images. Accrochées dans des caissons plexiglas, elles prennent à leur tour de l'épaisseur.
C'est notamment par cette cohabitation de l'image et du texte que les photographies se déploient en millefeuille, « augmentées » des savoirs qu'elles convoquent. Sous les lieux et dates de prise de vue, les enjeux en présence : ce site mésolithique a ensuite été une (ancienne) ville ouvrière ; ce parc éolien terrestre sur champs ouverts est le plus grand de France ; ces hauts-fourneaux, vestiges de l'industrie métallurgique inscrits à l'Inventaire des monuments historiques, seront sans doute les seuls qui perdureront. Autant d'éléments incitant à revoir des images en quelque sorte élevées au carré.
RÉCITS PAYSAGERS
Cette connexion ou circulation du texte à la photographie nécessite que celle-ci soit solide : autonome, armée pour résister aux savoirs ajoutés et à leurs (vastes) implications, sans être reléguée au rang de simple illustration. Chez Stofleth, depuis peu, cela passe par une construction plus libre de ses photographies, par ailleurs classiques, invitant la masse de données collectées à figurer, sans les menacer, aux côtés des images exposées. La présentation de Recoller la montagne (2020), projet sur les pentes du territoire alpin à l'heure du réchauffement climatique, regroupait ainsi les légendes en corpus dans un cadre identique à ceux des tirages. Certaines y ont ce brin de piquant dans leur formule, comme les images d'Hyperlendemains, de Rhodanie (2007-14), série le long du Rhône, ou d'Aéropolis (2014-17), consacrée aux aéroports du Grand Paris et à la conquête du ciel.
Outre le piquant des détails, cette liberté photographique tient d'une association de différentes formes documentaires, sensible depuis Aéropolis. Hyperlendemains contient des paysages (presque) nus, sans présence humaine physique, des « situations » et des mises en scène – jamais inventées, simplement recomposées. Quelque soit le registre des images, s'y distille une narrativité inspirée du cinéma documentaire, une des références de Stofleth : Robert Kramer, Chris Marker ou encore Jonas Mekas, ces réalisateurs qu'il décrit comme « en prise avec le réel, certains partant dans la fiction, d'autres restant dans le pur documentaire, qui tous convoquent, au sein d'un même récit, de nombreuses histoires ». Ici, même un paysage « nu » est un récit. Près d'un autre rond-point de Moselle, ce bunker de la ligne Maginot, qui ne ressemble plus à grand-chose, n'a rien d'anodin : un tag « Tous gilets jaunes », pour ce dernier QG actif du département (évoqué dans le New York Times) ; des frênes en arrière-plan, pour la chalarose d'Asie qui décime ces arbres défilant habituellement en bord de route ; sans oublier l'ordinaire d'un panneau publicitaire « Gioia Institut » (de beauté) à « 500 m à droite ». Aucun détail n'est folklorique, ils marquent notre appartenance au monde : ni plus ni moins que de l'humain comme partie d'un grand tout.
CONSCIENCE PHOTOGRAPHIQUE
Rien n'est grandiloquent dans Hyperlendemains : pas d'affects ou d'effets, pas de grand angle ou de téléobjectif. Quand Stofleth photographie l'ancien camp de concentration de Natzweiler-Struthof, devenu mémorial, le silence de deux drapeaux repliés sur eux-mêmes en l'absence de vent est suffisamment parlant. Photographiée le jour de sa fermeture définitive, la célèbre centrale nucléaire de Fessenheim reste en arrière-plan, derrière des lignes à haute tension, quelques maisons et un champ. Deux sillons creusent ce dernier, comme un chemin dont la direction serait tracée par nos décisions, synonyme de ce qui, sous nos yeux, ne cesse de se dérouler.
Reliés à des enjeux mondiaux, ces lendemains à notre échelle sont au cœur de certaines photographies où un personnage se dresse seul au beau milieu du territoire qu'il occupe. Ce sont autant d'actions qui se déclinent : un habitant d'un éco-quartier en train de boire son café ; un vigneron de Champagne dans ce champ converti à l'agrobiologie ; à Pechelbronn, un homme face au premier forage d'exploration pétrolière du monde. Parfois, ils sont deux, couple garé devant une piste de décollage de l'EuroAirport, entre monoculture intensive de maïs et avion solitaire, « clin d'œil » à la pandémie de Covid-19 et à la chute vertigineuse des échanges aéroportuaires qu'elle a causée.
Si les images de Stofleth ne relèvent en rien d'un militantisme écologique, leur dimension politique, elle, s'est accrue depuis Recoller la montagne, projet classé avec Hyperlendemains dans un nouvel ensemble dédié aux paysages à l'ère de l'anthropocène : prise de conscience photographique des logiques à l'œuvre. Stofleth est en effet de ces « artistes-chercheurs », excepté que, contrairement aux reproches qui peuvent leur être opposés3, lui ne vise ni à concurrencer la science ni à « désartifier » son travail. Ces images demeurent ses récits paysagers, ni objectifs ni exhaustifs. Les règles qu'il se fixe, notamment cette distance maintenue en permanence, ne prétendent pas non plus porter « la » vérité. Il ne s'agit pas de juger, mais d'apprendre à regarder. Une autre prise de conscience : la nôtre.
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— 1.
Paysages français, une aventure photographique, 1984-2017, cat. exp., Raphaële Berto et Héloïse Conésa (dir.), BnF Éditions, 2017
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— 2.
Danièle Méaux, Géo-photographies, une approche renouvelée des territoires, Filigranes, 2015, et Enquêtes, nouvelles formes de photographie documentaire, Filigranes, 2019
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— 3.
Carole Talon-Hugon, L'Artiste en habits de chercheur, Puf, 2021