La beauté du geste
La beauté du geste
Par Éric Darras, 2017
La grand'route entre Lyon et Saint-Étienne est très empruntée, comme la ligne de chemin de fer, l'une des plus anciennes et des plus fréquentées de France. Mais on ne fait souvent que passer. Au travers des vitres de la voiture ou du train, la campagne se mue en paysage. Le regard s'attarde sur la nature, sur l'immobile et il oublie les hommes et leurs cultures qui bougent et se transforment. Le photographe relève ces traces d'une créativité populaire et notamment ces nombreux véhicules transformés, customisés, on ne dit plus trop « tunés » c'est devenu ringard. Le tuning est l'art de personnaliser son véhicule – vélo, mobylette, moto, auto, camion... Avec son « projet », la transformation de son véhicule de série, le tuner montre ce dont il est capable avec ses mains. Chaque tuner reconstruit ainsi une voiture unique mais plus qu'être admiré il veut susciter le respect de ses semblables. Cette pratique de réappropriation individualiste d'un véhicule de série est aussi ancienne que la production de véhicule en série, elle apparait avec la Ford T aux États-Unis dans les années 1920 mais se développe surtout en France avec la démocratisation de l'automobile dans les années 1980. Ce loisir populaire est pourtant paradoxal à plusieurs titres : à la fois sportif et culturel, collectif et individuel, utilitaire et esthétique, passionné et stigmatisé, le tuning peut aussi s'avérer couteux pour des créatifs aux revenus modestes...
Les tuners se présentent volontiers comme virils mais demeurent patients et exigeants avec eux-mêmes. Il s'agit d'une authentique création culturelle populaire, proche d'autres modalités populaires du Do it yourself dont les jardins ouvriers ou les mouvements punk, techno ou hard rock. La pratique du tuning s'effectue presque toujours au sein d'un team représentant le bourg rural autrefois industriel. À l'instar du club de foot, de la société de chasse ou du dernier café du village, le team reste bien souvent le produit et le vecteur de l'entre-soi masculin de la jeunesse populaire. Les véhicules customisés s'apparentent à l'œuvre du compagnon, ils expriment une fierté populaire et souvent ouvrière, à la fois individuelle et collective, ils sont souvent de véritables « lieux de mémoire ouvrière » 1. Ce monde populaire de l'art automobile rassemble des personnalités à la fois modestes et largement autodidactes qui se revendiquent et se reconnaissent mutuellement comme d'honnêtes travailleurs manuels et qui se sentent pourtant abandonnés par les politiques, blessés voire meurtris par les sanctions scolaires, par des périodes d'inactivités vécues douloureusement et une forte crainte de la désaffiliation sociale.
Une satisfaction essentielle recherchée, on l'a dit, reste l'expression d'une singularité, « montrer ce dont on est capable », chaque tuner veut susciter le respect des siens et de ses semblables : « même si je ne gagne pas de prix, j'ai quand même cette fierté en moi de l'avoir fait moi-même ». Ceux qui, tel Giotto pour la peinture du trecento, s'autorisent finalement à signer leur véhicule demeurent rares, mais ils manifestent ainsi un sentiment général, celui de la nécessaire réappropriation : « c'est le truc de dire : c'est moi qui l'ai fait ». Le véhicule comme création esthétique unique repose certes sur un individualisme revendiqué mais il est toutefois rendu possible par le team : « je l'ai fait à mon goût dans l'esprit du club ». Il s'agit aussi de provoquer une « certaine jalousie » mais sans méchanceté. La jalousie n'affecte que des semblables. Les « vrais » tuners n'ont ainsi que mépris pour EUX, qui sont au-dessus, les « bourgeois » de la ville, - et parfois aussi, mais pas toujours, loin s'en faut - les jeunesses populaires urbaines « qui écoutent du rap », mais aussi pour EUX qui, en-dessous d'eux dans la hiérarchie sociale, dont « les jackys » ou « les kékés » qui tentent de les imiter en achetant des kits, qui « salopent le travail » en faisant de la « choucroute ». Ce que le « virtuose » exprime au travers de sa sculpture automobile c'est donc aussi une peur du déclassement social, la crainte d'être relégué dans le lumpen-proletariat du côté des « cas soce » (cas sociaux). Car les tuners comptent parmi les membres de la fraction haute, relativement stable des familles populaires rurales et semi-rurales.
Les tuners interrogés sur les raisons qui les poussent à consacrer avec tant d'entêtement, tant de temps, d'argent, d'énergie et d'ingéniosité à modifier leur véhicule répondent toujours en substance et en toute simplicité « parce que c'est beau ! ». Ce jugement esthétique, le « beau », prend toutefois des significations différentes selon les classes sociales : en milieu populaire la beauté est souvent le produit de l'effort physique. La course du cycliste (non dopé) est belle parce qu'elle révèle la force, l'endurance, la dureté, la ténacité... Dans le même ordre d'idée, le véhicule personnalisé est beau parce qu'il objective un amour du travail bien fait. Dans les discours, les idées « viennent comme ça en faisant », « ça m'est venu comme ça ». La muse des tuners semble s'exprimer directement par leurs mains. Chez les virtuoses, le tuning prolonge un intérêt déjà ancien pour le dessin ou la mécanique souvent devenue activité professionnelle : « C'est un vieux truc, j'ai toujours transformé mes vélos, je les repeignais, fallait que je me différencie c'est comme ça pareil avec les motos, après j'ai tripoté la voiture ». Chez eux, après les vélos décorés et customisés dès l'enfance, les scooters (auparavant les « mobs », les « meules »...) sont trafiqués à l'adolescence avant les motos et enfin la voiture parfois dès avant l'obtention du permis entre le moment où le jeune prodige se voit offrir (ou se paie en apprenti) sa première voiture et le moment où il passera le sésame du permis de conduire qui revêt une importance toute particulière pour cette jeunesse populaire des petites villes et des zones semi-rurales qui le vit, plus intensément qu'ailleurs, comme le moyen et le symbole de l'autonomisation tant vis-à-vis du village que des parents.
Le véhicule tuné célèbre le geste du (bon) travailleur manuel. Le véhicule tuné fait la preuve, mieux qu'un CV, que le propriétaire se montre capable de véritables « miracles » avec ses mains intelligentes, en matière de bricolage, de système D. Ici la hiérarchie sociale peut même parfois s'inverser « quand on ne sait rien faire de ses mains, faut bien réussir à l'école » me confie l'un d'entre eux. Il s'agit bel et bien de revendiquer la fierté du travailleur manuel et bien souvent de l'ouvrier, même au chômage, car « un ouvrier ça bosse » pour reprendre une expression maintes fois entendue. La sculpture des virtuoses exprime ainsi autrement, désormais hors de l'usine, la fierté ouvrière du travail bien fait : « il faut que j'occupe mes mains » relève du leitmotiv. Le tuning génère et valorise un plaisir retiré du travail manuel, direct, corporel : « J'aime travailler avec mes mains ! ». Au travers de leur œuvre, de la belle ouvrage, ces tuners plus ou moins virtuoses s'expriment donc sans les mots pour dire esthétiquement un savoir-faire et un amour propre qui dépassent la revendication individuelle pour atteindre à la revendication de classe. Pour les plus doués, la pratique du tuning impose et entretient en dehors de l'usine, des savoirs et savoirs-faire, des gestes, une discipline, des formes d'ascétisme mais aussi d'ardeur au travail, de compagnonnage et de créativité que l'on retrouve dans la culture ouvrière d'atelier et chez les artisans, comme dans les jardins ouvriers 2. Comme tout travail à-côté 3 (jardinage, bricolage, économie informelle...), le tuning assure surtout le maintien d'une certaine respectabilité locale, d'une certaine dignité.
C'est précisément cette dignité du savoir-faire et du travail qualifié que revendiquent ces enfants et petits-enfants d'ouvriers à l'ancienne mode. À l'inverse du chômeur à l'abandon qui se vit lui comme honteux et craint lui de devoir affronter les regards extérieurs 4, mais également aux antipodes du travail à la chaine des usines qui abrutit et prive les travailleurs de toute initiative, de leurs intelligences individuelles et collectives comme de la satisfaction du travail accompli. Le tuning prend alors les allures d'une véritable création culturelle et politique en réponse aux « désarrois ouvriers » 5. Pour ces jeunes hommes, la plénitude s'accomplit dans et par le travail manuel, dans l'expérience réelle qui ne se paye pas de mots et par la confrontation physique à la machine. Le tuning, cet art mécanique comme la réparation de motos pratiquée par le lobbyiste-philosophe Matthew Crawford 6, génère satisfactions et jouissances au sens déjà idéalisé par Marx : « dans ma production, je réaliserais mon individualité, ma particularité ; j'éprouverais, en travaillant, la jouissance d'une manifestation individuelle de ma vie, et dans la contemplation de l'objet, j'aurais la joie individuelle de reconnaître ma personnalité comme une puissance réelle, concrètement saisissable et échappant à tout doute » 7.
Ces « gars du coin », pour reprendre le titre du beau livre de Nicolas Renahy 8, proposent une forme originale de réaffirmation de classe populaire avec ses valeurs égalitaristes et autochtones, une manière obstinée et créative de s'exprimer quand même, d'arranger ou d'aménager un devenir problématique. Le tuning se sert, transforme et s'approprie en un sens la « mondialisation » qui s'impose tragiquement à eux par les délocalisations industrielles notamment. Le tuning exprime ainsi en quelque sorte la nostalgie d'une qualité de vie populaire décrite par E.P. Thompson 9, non seulement méconnue mais méprisée. Loin des constructions intellectuelles abstraites (PIB, taux d'activité ou de chômage, seuil de pauvreté...) qui prétendent les définir et définir leur avenir d'en haut, le tuning comme pratique culturelle rappelle, par le bas, et non sans une certaine lucidité tragique, la richesse perdue d'une vie populaire dans toutes ses dimensions culturelles, sociales ou affectives. Il s'agit bien d'une sous-culture et d'une contre-culture, d'une culture ouvrière. Ainsi aujourd'hui les meetings de tuning succèdent aux bals comme lieux de rencontres. Le véhicule tuné et ses équipements prouvent que leurs jeunes propriétaires disposent déjà de moyens économiques non négligeables ; les dépenses « somptuaires » réalisées sur le véhicule tuné constituent alors pour le tuner qui cherche sa moitié un placement plus rationnel qu'il y parait. Les tuners prouvent ainsi en acte, avec leur véhicule customisé, qu'ils peuvent accéder à la propriété par le crédit ; ils peuvent d'ores et déjà avoir réussi à convaincre une banque et toutes et tous savent que les tuneurs reconnus trouvent plus facilement un travail plus stable et plus rémunérateur.
Il semble se reproduire ainsi les oppositions classiques du féminin et du masculin, de l'investissement féminin dans l'espace domestique de celui masculin dans l'espace public. Mais ici aussi la masculinité traditionnelle recule au profit de conceptions plus égalitariste. Certaines tuneuses, celles qui pratiquent elles-mêmes le tuning sont désormais plus et mieux diplômées, bénéficient plus souvent d'un travail stable et mieux rémunéré que les hommes... Avec la personnalisation du véhicule tuné, le couple fait son apprentissage de la vie à deux, du partage du travail et du crédit bancaire avant l'accession au logement, l'arrivée d'un enfant et le mariage qui accompagnent presque toujours l'abandon de la pratique du tuning : car désormais on bricolera à la maison pour la maisonnée, pour élever ses enfants et continuer à vivre et travailler dans la vallée.
-
— 1.
Éric Darras, Un lieu de mémoire ouvrière : le tuning, Sociologie de l'art, 2012
- — 2.
- — 3.
- — 4.
-
— 5.
Michel Pinçon, Désarrois ouvriers. Familles de métallurgistes dans les mutations industrielles et sociales, Paris, L'Harmattan, 1987
-
— 6.
Matthew B. Crawford, Éloge du carburateur, La Découverte, 2010
-
— 7.
Karl Marx, Œuvres : Économie, Gallimard, p.33 cité par Dominique Méda. Voir sur ces questions relatives à la nécessaire refonte du travail son livre Travail, la révolution nécessaire, Édition de l'atelier, 2010
- — 8.
-
— 9.
Edward P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, Seuil, 2012