Bruno Silva
Dossier mis à jour — 03/10/2023

La peau des choses

La peau des choses
Par Ilan Michel, pour l'exposition Skincare, Bikini, Lyon, 2020

Il marche. Le bitume colle à ses pieds comme un chewing-gum. Le garçon zigzague le long de la Saône. Son corps ressent la dureté de l’espace. Le fleuve rejaillit sur les façades blanches et jaunes, petits éclats sinueux, arêtes des vagues sur le calcaire. L’allée de platanes a été arrachée sur cette portion du quai. Il sent la sueur couler le long de son dos et ses pieds avancer avec lourdeur, chaque pas s’enfonçant un peu plus dans l’asphalte. L’air que sa bouche inspire par à-coups a la consistance de la pierre. Dans sa tête, le tic-tac du quartz à son poignet, puis les douze coups de Saint-Paul. Son ombre est si fine, ramassée au-dessous de lui. Il y a un mois, Andrade est arrivé en France. C’est l’été de ses 30 ans. Un chemin pentu le fait bifurquer vers une ruelle pavée. À l’abri du soleil, il reprend son souffle. Son corps se souvient des petits tramways serpentant dans les rues étroites de Lisbonne à l’ascensionnel, bringuebalant les passagers le long de l’Estuaire du Tage qui s’ouvrait à l’océan. Il pense aux cafés au crépuscule, vivants. Son regard flotte sur chaque chose, y porte une attention égale, une intensité pareille. À l’heure du café, près du vieux théâtre, il a rendez-vous. Il est 12h16. Il marche.

Sur les murs décrépis jaunes et gris, des affiches arrachées de concerts de rock indé, des petites annonces, des portraits d’hommes politiques. Sa main glisse sur l’enduit coloré. Les strates forment une marqueterie d’imprimés dont les déchirures constituent l’écume. Les défenseurs du patrimoine disent que les murs sont lépreux. Andrade ferme les yeux et laisse courir sa main sur les parois, rugueuses comme une mue de serpent. Quand il entend le bruit d’une mobylette se rapprocher, il recouvre la vue.

Tandis que ses yeux plongent dans les reliefs et les à-pics des paysages de papier, sa peau se souvient des rues parcourues à tâtons, les jours de brouillards. Il était enfant. Il marche au battement des cloches qui sonnent sur l’autre rive. Au carrefour, il aperçoit un amoncellement d’objets entassés près de la benne à ordures d’un chantier. La forme qu’il discerne est translucide. Le panneau central couleur émeraude se recourbe sur chaque côté, dégradé de vert, de menthe et de prairie. Tout de suite, il entend un son de clarinette qui ondule et c’est l’objet désagréable de Giacometti qui lui apparaît. Il a aperçu cette sculpture dans une revue surréaliste de la bibliothèque où il travaille et, tout en effleurant la page, s’est demandé en quoi le volume incurvé comme un poivron pouvait être révolutionnaire. Ici, sur le bitume, les creux et les bosses du fragment de toboggan abandonné semblent prendre vie. Andrade vient tout près de l’objet. Ses ongles tapotent les courbes du toboggan en plastique et sous chaque doigt découvre un réseau de craquelures. Sa grand-mère possédait un vase en émail fendillé similaire. Lui revient alors à l’esprit le conte qu’elle lui lisait enfant. L’histoire d’un lièvre parvenu à duper un serpent qui voulait saisir le feu, à en mourir. La fable provient d’Angola, d’où sa famille maternelle est originaire. Au zoo de Lisbonne, il restait longuement devant le python endormi.

Andrade sent alors la fatigue peser sur ses épaules et s’introduit dans une allée avant que la tête ne lui échappe. Ses os, un peu en avance sur lui-même, ne tiennent plus son corps à la verticale. Là, dans l’ombre des arcades fermées par des grilles, il se laisse déséquilibrer au pied d’un pilier, se replie. Une main, un genou, une torsion. Il est à terre. Ses doigts palpent le sol rêche, une sensation qui lui fait reprendre conscience. Au bout de la rue, les passants continuent de circuler prestement. Il croit voir apparaître un de ces garçons avec qui il partage l’appartement occupé sans permission sur la presqu’île. Belle hauteur sous plafond, des cheminées en marbre condamnées depuis des lustres. En répondant à l’annonce déposée au cours de yoga, il ne pensait pas se retrouver avec cette petite communauté d’anciens hippies. Il place sa langue en tube pour rafraîchir son corps, ainsi qu’ils lui ont appris. Sur le saint sculpté à l’angle du quai, ses yeux se posent. Le mouvement du cou lui donne l’énergie de soulever son corps tout entier. Il se redresse pour s’enfoncer un peu plus dans l’ombre. Ce n’est pas le chemin le plus court pour rejoindre les Célestins, mais il ne voudrait pas arriver trop tôt au rendez-vous. De préférence, avec un peu de retard, juste ce qu’il faut pour se laisser désirer. Peut-être a-t-il un peu peur, aussi, de revoir cette fille après 10 ans de silence. Il est 13h02 à l’horloge de la pharmacie. Il marche.

Ses pas l’entraînent vers le passage couvert qu’il a l’habitude d’emprunter chaque matin et chaque soir. Le garçon est fasciné par les vitrines agencées comme des cabinets de curiosité : des chapeaux flottants, des parapluies en dentelle aux poignets gainées de galuchat, l’odeur du chocolat, les enseignes en métal arrondies, les cadences répétées des pianos de l’école de musique et les échos du violoniste installé les jours de soleil devant le porche à l’antique. Face aux devantures, son attention se concentre sur les textures et les motifs des articles démodés. Il a le désir de les soupeser, les frôler du dos de la main, mais aussi de les tordre, d’en éprouver la résistance. Ces mots de Merleau-Ponty se rappellent à lui, détachés des peintures de Cézanne : « crever la peau des choses ». Aller voir sous l’épiderme. Pourtant son œil reste à la surface de la vitre, dans le miroitement des lanternes électriques substituées aux anciens becs de gaz. Il rencontre son reflet et ne se reconnaît pas.

Quand il ressort du passage, ses yeux sont tapissés d’étoiles, son esprit embué par le rêve d’une vie luxueuse. Il a le désir du collectionneur, de l’esthète. Le soleil vibre encore sur les façades et les carrosseries de voitures. Il est 13h30. Dans l’artère commerçante aux dalles grises, noires et blanches, il accélère.

Andrade se sent mieux loin des foules. Le rythme de la vie moderne lui fait peur. Dans les chemins de traverse, il en perçoit l’écho, sans jamais y participer. En retrait du monde, son attention cesse de flotter. Elle se concentre. Il observe la scène avec l’acuité des jumelles de théâtre qui lui font parvenir la réalité par fragments.

Sur la place des Jacobins, le garçon fend l’épais anneau d’automobiles pour s’approcher de la fontaine centrale. Quatre sirènes font jaillir l’eau par la bouche de poissons qui se débattent entre leurs bras. Sa concentration s’absorbe dans les remous écumeux. Les bruits de la ville se perdent dans le fracas des jets d’eau. Que vont-ils se dire tout à l’heure ? En aparté, il imagine.

Plusieurs devantures ont fermé durant l’été. Le blanc de Meudon a recouvert les vitrines. Peut-être un ancien chocolatier ou une enseigne de prêt-à-porter. Il se remémore quelques vers appris par cœur quand il était à Lisbonne. La poésie est un bagage léger.

LUI – Je suis désolé pour la dernière fois. Je n’ai pas été un ami très présent.
ELLE – Depuis tout ce temps, il y a prescription.
LUI – J’ai pensé à toi... enfin, pas tous les jours, mais souvent. Je cherchais tes court-métrages sur Internet. Tu es souvent revenue à Lisbonne ? Cela t’a manqué ?
ELLE – J’ai beaucoup voyagé, et mes parents sont encore là-bas. J’y retourne une fois par an pour les fêtes. Mes amis sont à Bruxelles : les Wallons ont une folie-douce et j’aime ça. Par contre, je ne fais pas beaucoup de films avec des acteurs. J’ai réduit les moyens à l’essentiel, qui est moi-même.
LUI – Je me réveillais dans l’espoir de te voir, mais je n’osais pas t’écrire. Cela aurait pu arriver n’importe quand, ou jamais. Ta famille me donnait peu de nouvelles.
ELLE – Attendre, c’est éprouver de la reconnaissance, non ?
LUI – Tu travailles sur un projet en ce moment ?
ELLE – Je te sens bien curieux. Tu as toujours l’air étonné d’un poisson rouge quand on te parle ? Je voulais te dire : les tempes grises, ça te va bien.
LE GARDIEN – Monsieur, on ferme ! oh hé, Monsieur, c’est l’heure !

Devant le théâtre, les employés en costumes-cravates mangent leurs salades à l’abri des magnolias. Il ne la voit pas. Le jeune homme décide de faire le tour de la place. Il comprend les géographies par les pieds. L’arpentage, très lent, a quelque chose du félin qui dépose sur l’inconnu des phéromones familières. Au café du coin, il aperçoit deux jeunes gens qui écrivent silencieusement des cartes postales. Après quelques minutes, il se rend compte que les messages s’échangent furtivement, notés à la hâte sur des cartes de visite, des marque-pages, au dos des additions. Ping-pong. De même, deux siècles auparavant, un coursier fut surpris quand il entra dans le salon où Madame de Staël recevait dans la capitale : tous les convives y griffonnaient des mots en les faisant circuler fébrilement au sein de l’assemblée.

Plusieurs devantures ont fermé durant l’été. Le blanc de Meudon a recouvert les vitrines. Peut-être un ancien chocolatier ou une enseigne de prêt-à-porter. Il se remémore quelques vers appris par cœur quand il était à Lisbonne. La poésie est un bagage léger.

« Fenêtre au ras de la mer et au ras du temps
Ô mains sur un vieux mois de juin
D’année en année d’heure en heure
Je marche de l’avant et me poursuis aveugle1 »

 Il la voit, enfin. Maria-Helena a ouvert un roman et tient un bouquet de fleurs de choux. Il est 14h15. Il aimerait l’interpeller, il se lance, quelques pas, il s’arrête. Les feuillages des magnolias ont donné à son ombre verte la rugosité des écailles. Alors il ferme de nouveau les yeux, au risque de faire disparaître la jeune femme. Les mots du poème, encore une fois. Il avance de quatre pas. Le point de gravité, ce n’est pas l’espace, c’est quelque part sur la ligne de sa colonne, à plusieurs endroits à la fois. Quand il ouvre les paupières, elle n’a pas bougé. L’ombre déposée à quelques mètres de lui. Le quartz à son poignet. L’amie retrouvée. Il est 14h17 et peu importe, il marche.

  • — 1.

    Sophia de Mello Breyner Andresen, extrait de « Fenêtre », Géographie, 1962.