Camille Llobet
Dossier mis à jour — 18/02/2025

Textes

Biographie

Qui vive

Par Hélène Meisel, 2023
Pour l'exposition Fond d'air, Institut d'art contemporain, Villeurbanne/Rhône-Alpes

Nous ne sommes plus tenus d’assigner la pratique d’un artiste à un médium fixe ; mais, si de prime abord, l’œuvre de Camille Llobet semble librement naviguer entre la performance, la vidéo et le langage, il est pourtant utile d’envisager toute sa démarche depuis le spectre plus englobant de la sculpture. Une sculpture élargie, d’ordre perceptif et cognitif, dont la matière première serait un corps humain aux compétences infiniment plastiques. Corps sans cesse informé et affûté par le milieu linguistique, technique ou cosmique dans lequel il baigne, mais sur lequel il agit également. Cette boucle interactive, ou cette information réciproque entre corps et milieu traverse ainsi nombre des situations mises en place par Camille Llobet.

Le titre de son dernier projet, Pacheû (2020-2023), qui prend la forme d’un premier long métrage et deux installations sonores réalisés en haute montagne, est symptomatique de ce double mouvement : issu d’un dialecte local du massif du Mont-Blanc, « pacheû » désigne le chemin déjà tracé que l’on peut suivre, mais décrit aussi le piétinement d’un terrain vierge dont l’empreinte crée une nouvelle piste1. Ces deux chemins, le préexistant que l’on emprunte et le tâtonné que l’on empreinte, sont comme les connexions neuronales : ils sont renforcés par des expériences répétées (tous types d’entraînements fascinent l’artiste), mais ils peuvent aussi se réorganiser pour contourner des lacunes ou des lésions, et générer leurs propres déviations. Cette dualité cartographique – le passage qui nous guide, le guide qui ouvre le passage – anime toute la démarche de l’artiste. Pacheû nous montre ainsi l’acuité et l’agilité extrêmes que développent les guides de haute montagne à force de pratiquer ces chemins dont ils sont souvent les ouvreurs. Avec sa topographie rude et contraignante, la montagne est leur terrain de formation. Elle leur apprend l’équilibre, la gravité, le souffle… Mais, ils sont plus que le produit de ce territoire, ils sont aussi les éclaireurs de leur propre carte.

Tourné dans différents sites de la chaîne du Mont-Blanc, au Col de la Fenêtre, sur le glacier de Talèfre et à la Combe Maudite, Pacheû saborde l’imagerie habituelle de la haute montagne : ni sublimes, ni touristiques, ni sensationnalistes, les images tournées par Camille Llobet détournent le regard des cimes héroïques et cristallines. Visant l’anti-spectacle, elles affleurent les sols dans un cadrage latéral, parfois plongeant, qui scanne les parois rocheuses, les éboulements de granites, et s’embrument parfois de brouillards. L’horizon s’efface au profit de la matière. Depuis cette perspective humble (du latin humus, « sol, terre »), l’on suit des guides de haute montagne, des géomorphologues et des amateurs dans leurs observations et dans leurs progressions, certes très assurés mais pas têtes brûlées. Camille Llobet connaît bien le gigantesque piège visuel qu’est cette montagne grandiose au pied de laquelle elle a grandi, et dont l’iconographie reste bloquée dans un régime de l’intensité. Comment s’émanciper de l’artialisation d’une nature des extrêmes par la peinture romantique ? Comment éviter le trophée de conquête qu’est la photographie alpine ? Comment encore contrer les angles plus promotionnels des survols en drone ou caméras GoPro ? En transférant l’acuité sensorielle vers l’haptique et le sonore.

Ouverte et conclue par deux installations sonores, et pensée dans sa globalité comme un parcours d’écoute alternant diffusion au casque et dans l’espace, sas et chambres acoustiques, l’exposition de l’Institut d’art contemporain, Villeurbanne/Rhône-Alpes, s’intitule Fond d’air. Un fond d’air est un enregistrement sonore pris sur les lieux de tournage, captant le silence ambiant pour assurer des raccords et une continuité acoustique au montage. C’est le fond d’un paysage sonore constituant comme un horizon d’attente sur lequel venir greffer des motifs particuliers. Les participants impliqués dans les oeuvres de Camille Llobet sont systématiquement engagés dans des situations d’écoute fine ; de même les visiteurs de l’exposition sont immergés dans des conditions d’écoute scrupuleusement préparées par l’artiste, aussi attentive au système de diffusion, qu’à l’isolation ou la couleur des espaces. Tout concourt ainsi à entretenir cet état de qui vive généralisé, jusqu’au mimétisme potentiel des visiteurs face aux personnes agissant dans les œuvres.

À l’entrée du parcours, Pacheû (croquis sonore) propose l’écoute au casque d’enregistrements pris à l’aide d’une tête binaurale fabriquée par l’artiste. Né dans la seconde moitié du XIXe siècle, puis véritablement expérimenté dès les années 1930, ce dispositif de prise de son très particulier vise à reconstituer notre écoute naturelle. Il s’agit de positionner deux micros dans les oreilles d’un mannequin, dont la morphologie (le pavillon, le visage et la boîte crânienne) capte les sons tels que les perçoivent nos corps : spatialisés dans les trois dimensions. Signes de l’hégémonie du visuel, les traités d’optique et de perspective analysent depuis longtemps notre vision binoculaire, tandis que notre audition binaurale demeure, sinon impensée, du moins plus confidentielle. Alors que les dispositifs d’écoute au casque ressemblent le plus souvent à des salons faits pour l’abandon, Camille Llobet propose au contraire d’écouter ses enregistrements binauraux debout, accoudé à un garde-corps évoquant les belvédères, promontoires d’où la vue est belle (de l’italien « bel », beau et « vedere », voir). L’installation ne donne pourtant rien d’autre à regarder qu’un mur vide, baigné d’une lumière d’aube, légèrement bleutée. Les casques donnent en revanche beaucoup à percevoir : des coulures de neige en pente raide, de la ramasse2 en pierrier, des éboulements rocheux, des ruisseaux souterrains, des pas dans une couche de neige profonde, des brisures de glace, une progression en crampon et piolet sur cascade de glace, une forêt enneigée qui fond au soleil, des ricochets de pierres jetées sur un lac gelé3.

Antérieurs à la réalisation de Pacheû, ces enregistrements captés dès le printemps 2020 sont comme les repérages du film. Intitulée Fond d’air, l’installation sonore qui clôt l’exposition est diffusée dans une petite chambre ronde et noire. Capté depuis la Tête du Couvercle, qui domine les trois vallées glaciaires de Talèfre, Leschaux et de la Mer de Glace, et qui fait face au Trident du Tacul, l’enregistrement traduit l’écho des éboulements résonnant dans cette vaste topographie. Les reliefs fournissent à ces bruits une formidable caisse de résonance, version gigantesque du pavillon de l’oreille qui achemine les sons vers le conduit auditif, puis de la boîte crânienne, elle aussi caisse de résonance. Le film Pacheû s’achève sur une discussion entre deux alpinistes et un géomorphologue au sujet des bruits de la montagne. Il est question de « bruits profonds » perçus avant certains écroulements catastrophiques, grondements métalliques et gargouillements souterrains, répondant à la frayeur viscérale ressentie par les alpinistes. Une forme de continuité organique entre les corps de la montagne et de l’homme s’esquisse.

Dans Pacheû, les individus cheminent et descendent, crapahutent et dérivent, discutent tranquillement plutôt qu’ils ne grimperaient, essoufflés, dans une ascension conquérante. De nombreux plans fixes saisissent la montagne seule, libre de tout humain. Camille Llobet adopte une perspective où l’humain n’est pas au centre du monde, mais plutôt au milieu, « immergé et engagé dans l’immanence d’un réseau complexe d’interactions avec le milieu terrestre et les milieux géographiques qu’il transforme et qui le transforment : il est un sujet biologique et non plus métaphysique ou substantiel4». Pacheû n’aborde pas la montagne comme environnement5 , ni comme paysage6, mais plutôt comme milieu. Le géographe et philosophe Augustin Berque décrit le milieu comme « système éco-techno-symbolique en fonction duquel nous mêmes existons tels que nous sommes et réciproquement, dans une interrelation qui n’est pas sans rappeler ce que, dans le bouddhisme, la “ voie du milieu ” a nommé “co-suscitation”7». Et c’est justement dans des termes sculpturaux que Berque qualifie cette co-détermination, ce « va-et-vient complexe où nature et culture se construis[ent] réciproquement dans une relation d’empreinte-matrice8».

Si l’on peut aisément penser que le corps de l’alpiniste est sculpté par la montagne, autant d’un point de vue physiologique qu’anthropologique, l’inverse pourrait sembler invraisemblable. Pourtant, c’est bien en haute montagne que le changement climatique est aujourd’hui le plus rapide et le plus palpable. Sans être nommé dans Pacheû, il traverse les observations des alpinistes : régression de l’enneigement, fonte des glaciers et du permafrost, écroulements rocheux… L’événement auquel font allusion les alpinistes à la fin du film est l’écroulement rocheux de la vire du Trident du Tacul, en 2018 (42 433 m3).

Pacheû filme le parcours physique de corps projetés dans leur milieu de formation, d’expertise et d’observation, les lectures de paysage y sont d’ailleurs un principe narratif central. L’œuvre antérieure Faire la musique (2017) est comme son pendant inversé. Tournée en un seul plan fixe, dans la pile de béton d’un pont de Saint-Gervais, en Haute-Savoie, cette vidéo capte les parcours intérieurs de treize athlètes de haut niveau, plongés en plein entraînement mental, yeux clos, debout et immobiles dans l’espace, pleinement absorbés dans la visualisation de leur performance. Pratiquée en état de détente et de concentration, la répétition mentale est une technique d’optimisation lors de laquelle un athlète se passe dans sa tête le « film » d’un entraînement parfaitement réussi, ajustant chaque micro-geste, réactivant les sensations acquises dans la pratique. Le titre de l’œuvre est emprunté à « la musique » que se jouent les pilotes de la Patrouille de France avant leurs voltiges. Assis sur leurs chaises, ils actionnent les boutons d’un tableau de bord invisible, penchent la tête sous l’effet de loopings imaginaires. Les sportifs filmés par Camille Llobet appréhendent dans leurs chorégraphies introspectives, proches de la transe ou de l’autohypnose, d’autres environnements : paroi d’escalade, rampe de saut à ski, passage d’une cascade en kayak, piste de slalom ou bobsleigh…

Mélange de remémoration et de projection, la répétition mentale repose sur l’effet très concret de l’imagerie sur notre expérience d’apprentissage : voir faire une action par une autre personne que soi, ou encore se la représenter mentalement à soi-même, active dans notre cerveau les mêmes neurones miroirs que ceux investis lors de l’action elle-même. « L’activation des neurones miroirs engendrerait une “représentation motrice interne ” de l’acte observé, dont dépendrait la possibilité d’apprendre par imitation9 », en reconnaissant et en comprenant l’action d’autrui en référence à son propre « vocabulaire d’actes10», explique Giacomo Rizzolatti, professeur de physiologie humaine dont l’équipe a décrit les neurones miroirs au début des années 1990. Camille Llobet est fascinée par la capacité du corps à ancrer l’apprentissage, que ce soit dans les échauffements de trois danseuses répétant leurs pas, et dont elle filme en gros plans les bouches relâchées (Chorée, 2014) ; ou que ce soit dans l’imitation bruitiste nécessaire à l’apprentissage du langage, passant par l’étape d’un babillage prosodique que l’artiste observe chez sa propre fille, dont elle fait reproduire en direct les « chants » par une soprano (Majelich, 2018).

Stimulée par les découvertes et les approches de certaines disciplines scientifiques – l’anthropologie et son approche du terrain, la mésologie et sa science des milieux, ou la neurologie et son observation des apprentissages – Camille Llobet explore nos expériences de formation, qu’elles soient physiques, linguistiques ou psychiques, en pistant à chaque fois l’importance de la conformation, de la communication, de la coparticipation. Toujours ce préfixe latin du cum, l’« avec », qui ancre toute sa pratique dans une étude des relations.

  • — 1.

    Un piétinement qui pourrait rappeler celui laissé par Richard Long dans un champ d’herbeshautes de la campagne du Wiltshire, sur l’un de ses trajets entre Bristol et Londres, et son iconiqueimmortalisation photographique A Line Made by Walking (1967).

  • — 2.

    Glissade contrôlée sur une pente enneigée ou sur un pierrier, qu’on exécute debout ou accroupi, avec parfois appui sur le piolet qui sert de frein.

  • — 3.

    Un passage du journal de John Hull Vers la nuit a durablement marqué Camille Llobet, et nourritplusieurs de ses œuvres. L’auteur y explique son cheminement vers la cécité et son « expériencede continuité acoustique » recouvrée grâce au bruit de la pluie dans son jardin, faisant ressortirles contours et l’emplacement d’un environnement sinon totalement absent de sa perception :« la pluie présente d’un coup la situation dans son ensemble, non simplement remémorée, ni anticipée,mais perçue réellement et immédiatement. La pluie donne un sens de la perspective et dela vraie relation qu’entretient une partie du monde avec l’autre. », John Hull, Vers la nuit (Touchingthe Rock, 1990), trad. Donatella Saulnier et Paule Vincent, Paris, Éditions du Seuil, 2017, p. 46-47.

  • — 4.

    Pierre-Henry Frangne, « Au principe de l’esthétique environnementale.
    Du paysage de montagne à l’esthétique de la montagne », dans Nouvelle Revue d’Esthétique, Paris,Presses Universitaires de France, 2018/2, n° 22, p. 39.

  • — 5.

    Réalités matérielles, données physiques et objectives des alentours.

  • — 6.

    Motif d’une représentation symbolique, pittoresque ou poétique.

  • — 7.

    Augustin Berque, « Trajection et réalité », in : La mésologie, un autre paradigme pour l’anthropocène ?, Colloque de Cerisy, dir. Marie Augendre, Jean-Pierre Llored et Yann Nussaume, Paris,Hermann, 2018, p. 37.

  • — 8.

    Augustin Berque, Formes empreintes, formes matrices, Asie orientale, Le Havre, Franciscopolis,2015, p. 17.

  • — 9.

    Giacomo Rizzolatti, Corrado Sinigaglia, Les neurones miroirs (2006), Paris, Odile Jacob,2011, p. 110.

  • — 10.

    op. cit., p. 111.

Camille Llobet, Pianissimo quanto possibile

Par Valentina Ulisse, 2022
Publié dans L'art d'apprendre. Une école des créateurs, catalogue d'exposition, dir. Hélène Meisel, Éditions du Centre Pompidou-Metz, janvier 2022, p.59

Transcrire et transmettre les connections au monde

Par Mathilde Roman, 2019
Texte soutenu par l'association Le Cyclop, Milly-la-Forêt

En regard

Par Anne-Lou Vicente, 2018
Pour l'exposition « Idiolecte », Galerie Florence Loewy, Paris

Texte de Guillaume Désanges

Catalogue du 61e Salon de Montrouge, 2016

Entretien avec Paul Bernard

Publié dans Camille Llobet, Monographie, Éditions Adera, 2013