Christian Lhopital
Dossier mis à jour — 05/08/2024

La danse des enfantômes

La danse des enfantômes
Par Jean-Hubert Martin
In Danse de travers, catalogue de l'exposition au Drawing Lab, Paris, 2018

Il y a les œuvres qui vous sautent à la figure, qui agressent quasiment le regardeur, lorsque les couleurs en jaillissent comme des grenades, et puis il y a celles plus discrètes, qui font moins de bruit et dans lesquelles on pénètre, en découvrant petit à petit un monde trouble et inconnu, au risque de s’y perdre ou au moins d’en ressortir avec plus d’inquiétudes que de certitudes. Les dessins de Christian Lhopital appartiennent à ce dernier groupe.
C’est du moins dans cette catégorie qu’on avait tendance à le classer, ce que vient partiellement contredire cette exposition où les dessins se déploient très largement sur les murs et dans l’espace et viennent de ce fait assaillir le spectateur. Le graphite impose une dominante noir et blanc qui renvoie aux origines de la peinture pariétale. Si l’artiste excelle dans le petit format, voilà bien longtemps qu’il a démontré sa capacité à envahir de grandes surfaces et à y faire surgir un monde grouillant d’improbables créatures venues de l’au-delà. L’usage de la couleur ne lui est pas étranger non plus, mais il l’a pour l’instant réservé à la feuille de papier, avec une prédilection pour des teintes rares, mais non moins percutantes.
Les rêves et les fantasmes qu’il met en scène pourraient se passer de description. Les êtres auxquels il donne naissance sont souvent si nébuleux et fantomatiques qu’on craint de leur accoler des noms. Nommer ces fantômes risque de les faire disparaître. Toute définition va les figer dans une forme qui n’est que transitoire. Ces esprits sont éphémères et ce que capte le regard n’est qu’un instantané d’un flux incessant d’apparitions et de disparitions. Les mirages, les résurrections, les accidents et les chutes participent du mouvement de la vie, aussi onirique soit-elle, pointant la fragilité des êtres. Les enfants y sont légion, rarement pour la beauté innocente qu’il est de bon ton de leur attribuer, mais bien plus comme des rejetons hydrocéphales et monstrueux en quête de vengeance sur de vagues adultes. Les beautés se délitent, les corps se vident et atteignent un état de fusion qui les réduit au magma originel.
Les gamins aux jeux cruels s’identifient aisément à leurs jouets. Les ballons gonflables leur servent de têtes et en font des baudruches prêtes à exploser, telles que Francis Picabia les met en scène dans le film Entracte de René Clair.
En fait ces figures sont bien des revenants dans tous les sens du terme. Fantômes d’ascendants lointains ou esprits enfermés dans des lieux dont ils sont prisonniers, ils hantent les dessins de Christian Lhopital. Ils se forment et se déforment au gré des espaces et des fantaisies de l’artiste. Ils appartiennent à une longue tradition de vanités de la culture chrétienne dont la danse macabre constitue l’une des manifestations les plus célèbres. Les représentants des différentes classes sociales, du pape au paysan, y sont présentés, chacun dansant avec son squelette, pour signifier l’égalité devant la mort. En s’y référant, l’artiste s’autorise un pas de travers : toutes les tentatives pour échapper à la mort sont bonnes à prendre.

Par le hasard non-objectif du calendrier, sa Danse de travers va succéder à l’exposition Enfers et fantômes d’Asie au Musée du Quai Branly qu’il n’a pas vu avant d’élaborer son projet pour Drawing Lab. Or cette exposition qui mêle l’art populaire, le vernaculaire, le film et l‘art savant de différentes périodes présente quelques similitudes troublantes avec les revenants de Christian Lhopital. Les esprits de l’au-delà répondent à des figurations du même genre qui appartiennent à un large fonds indo-européen, comme l’avait déjà suggéré Jurgis Baltrusaïtis. Y aurait-il plus de différences entre les vivants qu’entre les représentations de leurs morts ? C’est ce que le rappel de la condition humaine et de l’égalité devant la mort de la danse macabre veut inculquer, alors que tout est fait pour l’oublier.
Les moyens pour atteindre cet objectif sont les mêmes sous tous les cieux : le trait conduit par la main guidée par l’imagination, toujours et encore, avec son degré d’héritage et sa dose d’originalité. L’artiste a dans ces moments de création le sentiment d’appartenir à une très vieille lignée. Il affirme, même quand il peint des morts, et peut-être justement à cause de ça, qu’il dit la vie et qu’il se situe dans ce perpétuel combat. Le fait de lutter avec la matière, de se confronter ici au mur avec ses aspérités et ses dénivelés, même imperceptibles au regard, le ramène à sa condition de négociation avec le réel. Lorsqu’il passe un chiffon imprégné de graphite, c’est le relief du mur qui lui dicte partiellement la forme qu’il dessine. Est-ce dans cet interstice, dans cette étrange relation avec la matière que se cache la part commune à l’humanité ou du moins à ce vaste héritage civilisationnel ? 
Christian Lhopital use à ce sujet de la belle expression de « lignes du monde » qu’il distingue partout et tout le temps : celles des corps, celles des paysages, celles des éléments qui selon son état mental s’introduisent par fragments dans ses créations.
À ces souvenirs proprement visuels, s’ajoute la suggestion du vide et de l’absence par l’imaginaire géométrique en contrepoint à la représentation de l’invisible.

Dans cette galaxie extra-terrestre ne cédant rien aux poncifs de la science-fiction, l’ambiguïté est reine, imposant aux formes des métamorphoses en cascade. Un schéma s’épanouit qui reprend les alignements quasi militaires des danseuses de comédie musicale hollywoodienne en imprimant à chacune une imperceptible transformation qui aboutit sans qu’on s’en aperçoive à une autre image, en écho, pareille et différente. Cette instabilité de la signification des formes offre au regardeur attentif un terrain de jeu inépuisable et jouissif.
Et pourtant, l’artiste a le sentiment de ne créer que des fragments de récit, des morceaux d’histoire. Mais dans la conscience de cette partialité, se profilent la conviction d’une totalité et une perception d’ensemble dont il est l’un des acteurs-créateurs. Il est le détenteur d’un des morceaux du puzzle sans lequel l’image du monde ne sera jamais terminée.

© Adagp, Paris