Turbulences
Turbulences
Par Anne Giffon-Selle
Catalogue de l'exposition, Espace Arts Plastiques de Vénissieux, 2001
Si l'art a partie liée avec l'enfance, ce n'est pas seulement pour des raisons historiques ou sociologiques, mais aussi parce qu'il est intrinsèquement lié, dans son processus même, au jeu, au souvenir, aux pulsions primaires, au refoulement, à l'imaginaire qui caractérisent le domaine de l'enfance. Marie-Laure Bernadac 1
Le travail de Christian Lhopital est le plus souvent abordé sous l'angle du dessin et de ses constantes : on ne saurait en effet trop insister sur la virtuosité du trait acéré et des estompes, sur les raccourcis audacieux, le dynamisme des compositions et le foisonnement des matières, les jeux infinis du crayon, de la peinture ou des collages sur la feuille de papier, et, enfin, sur la polysémie générée par le traitement partiel ou elliptique du motif... Mais, pour cet insatiable cinéphile, l'image et la figure, un temps contenues, voire niées, par les liquides Recouvrements, ont plus que jamais repris leurs droits, non sans ramener avec eux toute la part d'ombre dans laquelle elles s'étaient retirées. Entre les Recouvrements et les dessins muraux actuels tels que réalisés à l'Espace arts plastiques de Vénissieux, l'artiste est passé de l'informe d'une matière liquide et stagnante à l'échelle d'un espace travaillé de l'intérieur par un mouvement discontinu et chaotique mais constant, qui n'est pas sans faire écho au principe de « bascule » et de déséquilibre qui a longtemps animé ses dessins sur papier (dès 1987, Françoise Bataillon discernait un univers constitué dans la « turbulence », « un territoire friable où les pistes se brouillent et se chevauchent » 2). Entre trait et tache, entre légèreté, précarité de la matière et violence des contrastes, la poudre de graphite que l'artiste frotte, étale et estompe à même le mur, creuse l'espace de sombres agitations tout en cultivant l'indétermination des formes, des figures et des teintes.
D'aquatiques, ces « turbulences » sont devenues plus atmosphériques et libèrent des figures éminemment fantaisistes mais tout aussi incertaines : créatures hallucinées, fantômes inquiétants, trolls espiègles, démons ricanants jouent l'apparition et le retrait, se prêtent aux tours d'escamotage de l'artiste illusionniste. On ne saurait là encore décider la part d'humour, de facétie ou de cruauté qui nous est adressée. Plus sûrement, les figures de Christian Lhopital semblent habitées d'une vitalité animale, possédées par ces « deux à trois gouttes de sauvagerie » 3 dionysiaque que l'on prête si volontiers à des comportements ou des états « premiers », et plus particulièrement aux enfants. Mais foin d'innocence ici ! l'heure n'est évidemment plus à l'ingénuité, à la quête d'un territoire vierge ou de visions limpides, et c'est aux démons troubles de cette enfance que, non sans une certaine dose de perversion jubilatoire, nous renvoient toutes ces créatures. Si, comme l'a récemment entériné l'exposition Présumés innocents, la résurgence ou la permanence de l'enfance est un leitmotiv de l'art d'aujourd'hui, « ranimer son être-enfant, précise bien Marie-Laure Bernadac, c'est faire remonter sa propre colère, ses terreurs, sa capacité d'effroi, son pouvoir de jubilation et de simulacre » 4.
C'est avec le jeu de l'enfant et son énergie pulsionnelle que renouent également les animaux en peluche que l'artiste trempe dans la peinture blanche. En compagnie d'un ensemble d'objets hétéroclites (balançoire, mobilier, trottinette, etc.), ils envahissent peu à peu l'espace vacant du sol. A l'Espace arts plastiques de Vénissieux, les peluches momifiées sont intégrées à un réseau de tubulures PVC et à un mobilier au statut tout aussi incertain que celui des figures dessinées. Non sans quelques clins d'œil à l'histoire de la sculpture moderne, cette aire de jeu où dominent la rectitude orthogonale et l'élan de la ligne brisée, s'interpose entre notre regard et le tourbillon dionysiaque du mur. D'autres interrogations malicieuses, voire désinvoltes ou abruptes, viennent forcément à l'esprit : la peinture et son histoire seraient-elles un facteur de sclérose artistique ? Contribueraient-elles à la réification généralisée du monde ou bien, à l'inverse, les objets s'obstineraient-ils à s'échapper de cet univers pictural ? L'art, enfin, serait-il par nature régressif ?
Stéphanie Moisdon nous rappelle que « les artistes renvoient aux rites de l'enfance où s'élaborent des ritournelles, d'étranges cérémonies grotesques autour de jouets brisés, masqués, déguisés [...]. Au cœur de ces cérémonies, on convoque souvent ses amis parmi les animaux ou les monstres, on construit des niches, on trace d'autres bordures, d'autres conditions humaines » 5. Par sa mise en scène cérémonielle et par sa position d'intermédiaire entre notre regard et l'univers du dessin, le jouet en peluche endosse bien ici son rôle traditionnel d'objet transitionnel. Christian Lhopital inverse pourtant le processus qu'entraîne habituellement cette fonction : la peluche n'est plus ici l'instrument de passage du monde de l'indifférencié et de la confusion vers celui du réel. À l'inverse, elle instaure une zone transitoire entre un réel signifié par la position du spectateur dans l'espace et « l'autre » monde qui s'épanouit sur les murs, celui d'une totale étrangeté - les créatures - mais également celui de la relation fusionnelle que ces créatures entretiennent avec leur environnement chaotique, avec les multiples ruptures, failles, agitations et contrastes les ayant générées. L'aire de jeu constitue donc une étape dans un processus de déréalisation : les objets sont encore distincts, mais détournés, tronqués, renversés ou perforés ; les tubulures miment encore la géométrie mais les lignes s'affolent, se brisent en tout sens, n'aboutissent nulle part. L'ensemble présente déjà tous les symptômes de l'irrationnel, d'une contamination par le chaos. Au retour de nos démons, à l'accès à leur territoire informe mais mouvant et dynamique, l'artiste semble donc émettre la condition préalable d'une déconstruction du réel.
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— 1.
Marie-Laure Bernadac : « La société du pestacle », Présumés innocents, l'art contemporain et l'enfance, capcMusée d'art contemporain de Bordeaux, 2000, p. 12.
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— 2.
Françoise Bataillon : « Christian Lhopital, le hasard organisateur », Christian Lhopital, Galerie de l'Hôtel de Ville de Villeurbanne, 1987, p. 20.
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— 3.
Titre de la série de six dessins appartenant à la Ville de Vénissieux.
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— 5.
Stéphanie Moisdon : « Un monde parfait », Présumés innocents, op. cit. p. 19.