Christine Crozat
Dossier mis à jour — 18/12/2023

Compter les jours

Compter les jours - Un hommage à Rosa Luxemburg
Par Marie Gayet
Texte publié à l'occasion de la double exposition du même nom, Galerie Françoise Besson, Fondation Bullukian, Lyon, 2023

« Compter les jours », commencer là, par cette expression qui suspend le temps, tout autant qu’elle le marque, le retient, s’y attache, le répète, l’aligne, le défile, le défie.
Compter les jours, chaque jour, l’un après l’autre.
Éphéméride pourrait être le nom d’une fleur. Rosa est bien un prénom.
Compter les jours, mais de loin, sans gratter ni grappiller, juste égrener, comme le raisin que l’on mange ou les mûres que l’on cueille, on ne sait pas combien.
Compter les jours de ce qui sépare. Rapprochera.

...

La double exposition Compter les jours de Christine Crozat à la Galerie Françoise Besson et au Bullu’lab de la Fondation Bullukian est un hommage à Rosa Luxemburg, non pas tant pour la figure de femme révolutionnaire assassinée à Berlin en janvier 1919, mais à la femme qui aime la nature, étudie la botanique, regarde les fleurs dans la cour de sa prison, fait des herbiers. Elle se sent proche des arbres et des oiseaux dont elle reconnaît les chants, et trouve dans le spectacle du ciel changeant et du mouvement des nuages, l’émerveillement de l’instant et la poursuite de l’engagement. La lecture récente de ses Lettres de prison écrites entre 1916 et 1918 1 a profondément marqué l’artiste. Dans une écriture fine et sensible, la militante y fait entendre une voix unique, à la droiture éthique et au courage politique, et montre un esprit en éveil, constamment saisi du désir lumineux pour la vie. « Elle éclaire la nuit. » dit Christine Crozat.

Il est vrai que rien ne semble pouvoir faire plier Rosa Luxemburg. Au plus sombre de son enfermement, dans une prison où la cour n’est que pierre, où la vue de sa fenêtre est bouchée par un bâtiment, elle écrit encore à son amie Sonia : « Je suis étendue là toute seule, enroulée dans les plis sombres de la nuit, de l’ennui, de la captivité, et cependant mon cœur bat d’une incompréhensible joie intérieure, d’une joie nouvelle pour moi, comme si je marchais sur une prairie fleurie par un soleil radieux. Et je souris à la vie dans l’ombre de mon cachot... ». S’il arrive à Christine Crozat de dire à propos de ses dessins « J’éteins les couleurs », c’est bien cette lumière résistance qu’elle célèbre et que l’on perçoit dans les grands dessins des séries Hommage à Rosa Luxemburg et Compter les jours. Prises dans le gris nerveux du graphite, les bourgeons rouges et les fleurs bleutées aux allures de pissenlits vibrent telles des flammèches et des étincelles. La couleur est devenue lumière. Elle flambe dans le rouge, vire au sang, blessure brûlante. Quant au bleu, il s’éclaire, liquide, a des reflets de glace pilée, multitude agitée. Le regard qui glisse à la surface saturée de gris pressent tout de même une menace sous les reflets de l’acier poli, brillant par endroits comme une lame coupante. Lumière, nuit, couleur, noir, espoir, mort. Impossible d’ignorer le funeste destin de la militante socialiste, dont le corps après sa mort fut jeté à l’eau et dériva pendant des semaines avant qu’il ne fût retrouvé. Impossible non plus de ne pas penser à la force qui soulève et se tient debout.

État d’âme, état du corps, sous son apparente légèreté - les fleurs, le calque, la transparence, le papier, les herbiers si délicats – le travail de Christine Crozat creuse dans la matière et le temps. Le geste est physiquement visible dans les carnets des Jardins en creux, où chaque page a été incisée au scalpel et présente un dessin différent dans la profondeur évidée. Les motifs reprennent les plantes, les fleurs et les végétaux, dans l’ordre où ils ont été cités par la prisonnière dans les lettres. Cette fois encore, le processus se regarde de biais. D’un côté, le scalpel entaille, net, sans repentir. De l’autre, le creux n’est jamais fixé, il se fait et se défait à chaque page, entre le plat et le vide, la présence et l’absence, laissant sa trace sur la feuille blanche et lisse, en même temps qu’il sculpte les strates de la profondeur. Pour deux des carnets, Christine Crozat a recopié à la main des fragments de phrases des Lettres de prison en bas des pages. Ainsi mis sur le même plan, il apparaît que l’association entre les mots de l’une et les dessins incisés de l’autre crée un objet de pure poésie visuelle. Elle est là aussi, la force de l’hommage rendu, dans la capacité à accueillir la parole poétique de Rosa Luxemburg dans la pratique artistique et à créer des formes inédites.

« Connectées » à une même sensibilité, par-delà le temps, beaucoup de choses semblent communes aux deux femmes, à commencer par cette affection pour la « vulgaire » dent-de-lion, plus connue sous le nom de pissenlit. Christine Crozat ne se lasse jamais de la trouver sur son chemin, celui des Pentes à Lyon où elle réside en partie ou dans ses autres promenades. Munie de son précieux Sauvages de ma rue - guide des plantes sauvages des villes de France 2 elle étudie les fleurs de peu, admirative de leur liberté et leur facilité à pousser n’importe où. Un autre livre la fascine, le Tractatus de herbis, un herbier du Moyen Âge dont les formes florales simples sont une source d’inspiration pour la série Dissémine, Disséminée. Elle les reprend, tout en les complexifiant par un jeu de superpositions, d’ouvertures et de recouvrements, entre calque découpé, couleur à l’aquarelle à l’envers, texture de papier, opacité. Les compositions des dernières planches montrent une dynamique différente, plus rythmée, plus organique, comme si l’intention n’était plus d’alterner le voilé/dévoilé mais de rendre visible, avec tout ce que cela comporte d’invisible, le mouvement souterrain de la nature, son extraordinaire fertilité, parfois même sa violence. Relisons Rosa Luxemburg pour qui « ...le commencement du printemps, dans le monde des êtres vivants, c’est-à-dire le réveil à la vie, commence dès maintenant, dans les premiers jours de janvier... ».

Profitant que l’exposition puisse se déployer sur deux lieux, l’artiste propose deux installations différentes pour chaque espace. Au Bullu’lab, elle présente sur un mur des euphorbes séchées, en une seule ligne et par groupe de cinq, dans un agencement qui rappelle les marques de comptage des jours de prison et son temps de confinement. À la Galerie Françoise Besson, une grande composition murale faite à partir de feuilles de chou rouge séchées attire l’attention sur la transformation du légume. Combien de jours pour arriver à ce degré de racornissement et de violacé sombre ?

L’hommage de Christine Crozat à Rosa Luxemburg ne pouvait pas ne pas comporter de sculptures de chaussures, œuvres récurrentes dans son travail. Les trois présentées à la galerie sont en grès, pour un seul pied, épaisses, terreuses, chacune surmontée d’une fleur en verre. Un équilibre fragile qui devient plus éloquent lorsque l’on sait que Rosa Luxemburg boitait depuis son enfance. On mesure son énergie de vie. Celle-ci traverse l’ensemble des œuvres de l’exposition Compter les jours, et rend compte d’un temps de la création, à la fois paradoxe de l’existence, émerveillement simple, profondeur intérieure et élan vital. Sur un dessin Hommage où l’artiste l’a figurée enfant, la petite Rosa a le cœur battant d’une luciole ; elle tient tête.

...

Compter les jours, reprendre, recommencer.
Compter les jours, ne dure qu’un temps ; un jour, ça se termine, se terminera. Rosa Luxemburg durant ses séjours en prison n’en doute pas, elle sait qu’elle sortira, reprendra le chemin de la lutte, retrouvera les allées du jardin botanique, « sera »
3.
Compter les jours, c’est compter le temps, sans le compter vraiment, plutôt compter sur lui, lui faire confiance, aller dans son sens, prendre ce qui vient... la floraison, le flétrissement, la noirceur, un beau nuage, l’humain qui résiste, le lendemain.
Compter les jours, pour oublier qu’ils sont comptés.

  • — 1.

    Lettres de prison, Rosa Luxemburg, collection Les cahiers de curiosités, éditions Marguerite Waknine, 2022

  • — 2.

    Sauvages de ma rue - guide des plantes sauvages des villes de France, Natahlie Machon, éditions Le Passage/Museum National d’Histoire Naturelle, 2016

  • — 3.

    La veille de sa mort le 15 janvier 1919, à la fin de son article, qui sera le dernier, pour le journal Die Rote Fahne, Rosa Luxemburg écrit « Ich war, Ich bin, Ich werde » (J’étais, je suis, je serai).
    Die Rote Fahne (Le Drapeau rouge) est un journal communiste allemand fondé le 9 novembre 1918 à Berlin par Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg.