David Lefebvre
Dossier mis à jour — 06/09/2016

Textes

(Dé)voiler le réel

Texte et interview de Charline Corubolo
Le Petit Bulletin n°933, pour l'exposition For Rest, le VOG, Fontaine, 2014

Entretien avec Bernard Zürcher

Publié dans le catalogue David Lefebvre, publié à l'occasion des 14e Rencontres d'Art Contemporain, Bourg-la-Reine et de l'exposition Dans le désordre, Galerie Zürcher, Paris, 2009

Bernard Zürcher : David Lefebvre, je voudrais ici remarquer quelques aspects de votre peinture, en guise d'introduction. À commencer par les sujets de vos tableaux. Ils sont choisis dites-vous « dans le désordre » : il y a des personnes aussi bien que des paysages et en tous cas on ne peut y trouver une quelconque hiérarchie ou classification. Il y a des gens connus de vous comme des inconnus ; des paysages champêtres comme des sites urbains, tantôt proches, tantôt lointains. Leur provenance elle-même est à la fois diverse, médiocre, souvent banale : photos découpées dans des magasines ou photos prises par téléphone mobile ou encore - et surtout - images glanées sur le net. J'y vois une sorte de « pari » : comment faire tableau de ça ? Je ne dis pas faire de l'art avec ça, parce que là les exemples abondent - Baudelaire, le peintre de la vie moderne, disait déjà qu'il fallait « tirer l'éternel du transitoire » - mais le fait est qu'aujourd'hui vous êtes, en France, l'un des rares artistes de la nouvelle génération à assumer cette transformation par les moyens de la peinture. Dans un texte très éclairant Stéphane Sauzzede l'a désignée comme « peinture basse déf ». 1 Car c'est ici moins la banalité que la « pauvreté » de l'image qui se veut opérante, le manque d'information dû à la faible définition qui laisse ouverte la possibilité de la peinture. Ce que traduit, me semble-t-il, le tracé apparent de la grille au crayon sur la toile, visible dans les lacunes de la représentation, du tableau apparemment inachevé et pourtant terminé. Cette « mise au carreau », procédé académique bien connu qui est - rappelons-le - un procédé de report d'une image sur un autre support (ici du document photo à la toile du tableau) correspond aussi, en architecture, au stade final de la construction d'une maison. On voit combien ce type de sujet, précisément, ne vous est pas indifférent.

Vous partez donc d'un sujet, quel qu'il soit, vous en avez toujours un choix sous la main ou plutôt dans un dossier dans votre ordinateur. Et ensuite il y a la question du choix de la toile, de son format, autrement dit, par rapport à l'image-sujet, celle de son agrandissement. Comment en décidez-vous ?

David Lefebvre : C'est assez variable. Souvent de façon intuitive. Il y a un rapport direct avec « l'image-sujet » choisie. On pourrait d'ailleurs revenir à la question que vous posiez « comment faire tableau de ça ? » qui est en effet une donnée importante car une fois l'image choisie, la façon dont je vais avoir envie de la traiter va amener au choix du format. Je peux avoir envie (ou besoin) d'avoir de la place pour obtenir une plus grande liberté de geste, pour être dépassé. Il est vrai que toutes les dernières peintures sont essentiellement des grands formats. Après être sorti de l'école, j'en ai fait plutôt des petits, ce qui m'a permis de mettre en place un rapport plus direct à l'image, plus dense, et de développer certains systèmes qui peuvent d'ailleurs devenir un problème parce qu'ils finissent par fermer des possibilités. Du coup, depuis un peu plus d'un an maintenant, grâce à la résolution d'un problème pratique, qui est d'avoir pu trouver un atelier plus spacieux, j'ai pu me confronter à des formats plus grands où j'ai pu malmener un peu ces systèmes qui avaient été mis en place sur les petits formats. Cela m'a permis de libérer pas mal de choses, au niveau de la touche, des coulures, le fait d'accepter de laisser des zones non peintes qui là, pour le coup, sur des formats plus importants deviennent réellement présentes et font partie intégrante de la peinture. Mais il m'arrive encore de réaliser des petits formats, souvent quand j'ai envie d'avoir un rapport plus direct dans l'exécution et dans le temps aussi : ça me permet d'être plus rapide. En général, je les réalise dans la journée, j'ai donc le résultat assez vite... Finalement, c'est un choix indépendant pour chaque image.

À côté de la question des sujets, je vois d'autres éléments à prendre en compte, étrangers au mode de la représentation, comme les courbes du CAC 40 que vous avez utilisées pour tracer la ligne de crête dans certains paysages de montagne. Et dernièrement, en surfant sur le net, vous avez été suffisamment attiré par le blog d'une jeune femme pour en suivre le déroulement sur plusieurs mois. Celle-ci s'y montre en diverses occasions de sa vie quotidienne, mais prend la précaution de rester anonyme en plaçant un rectangle blanc sur son visage. On pense au fameux « rectangle blanc » en guise d'avertissement parental des programmes de films à la télévision dans les années 70, mais aussi au « carré blanc » suprématiste. Est-ce pour vous une façon d'introduire une « quatrième dimension » ?

Je dois avouer que le suprématisme est quelque chose qui me parle peu. Je sais que c'est là, que ça a existé, mais je n'ai jamais réellement eu la curiosité d'aller voir plus loin, et c'est d'ailleurs le cas pour une bonne partie de l'histoire de l'art, à part quelques exceptions. Du coup c'est vrai que le carré blanc des programmes télé me parle beaucoup plus. J'ai bien baigné dans cet univers quand j'étais enfant, comme la plupart des gens de ma génération. C'est aussi un des points de départ de ma peinture puisque les premiers tableaux que j'ai réalisés sont des portraits en grand format de présentateurs télé (Laurence Boccolini, Jean-Luc Delarue...) ou des participants à des émissions de télé-réalité. Je voyais ça comme une façon de mettre en avant, surtout avec l'utilisation de la peinture à l'huile, le fait qu'ils représentaient pour notre génération de « nouvelles icônes ». Je n'ai plus la télé aujourd'hui, mais pendant longtemps elle a eu une place assez importante dans mon quotidien, parfois même de façon démesurée. Il m'arrivait d'organiser mon emploi du temps en fonction des heures de diffusion de certaines émissions, séries télé ou films. Parallèlement à ces portraits, je peignais des maisons. Ces tableaux étaient vidés de la plupart des éléments qu'on pourrait s'attendre à trouver dans un paysage avec une maison, il arrivait qu'il n'y ait même plus de fenêtre. Cela devenait des sortes « d'objets-maisons ». L'aspect s'y prêtait bien car c'était souvent des maisons Phénix et je voyais ça un peu comme des « portraits par absence » des gens qui vivent dedans, avec sans doute cette idée sous-jacente d'addiction à la télé.
Par la suite, aidé par le développement de la grande banque d'images qu'est Internet, mon travail a évolué. Mais je crois que cette base reste assez présente avec tout ce qui peux tourner autour, tout ce qui est induit du développement des nouveaux médias, comment ils viennent influencer ou interférer dans nos rapports aux choses, dans nos relations sociales.
Pour revenir à ce carré blanc, je pense qu'il amène effectivement une dimension qui est « autre ». Il peut ramener à une absence de quelque chose, à un vide, comme avec les maisons. Il nous parle de ce qu'on ne peut pas voir, avec toute la dimension que l'on a tendance à mettre dans ce qu'on ne voit pas et qui est propre à chacun.
Au-delà de la peinture et du tableau en lui-même, il y a un moment où cette dimension « autre » se met en place. C'est au moment de l'exposition, lorsque se pose la question de l'accrochage. Les tableaux se retrouvent confrontés les uns aux autres. Ils peuvent être vus de façon indépendante mais aussi lus dans un ensemble. On peut voir apparaître une nouvelle ligne de lecture, quelque chose de faussement narratif (encore que)...

Peinture veut dire aussi bien sûr matière, ce qui dans votre peinture se traduit notamment par la présence de coulures qui révèlent l'action intermédiaire de la main - dans son rapport à la pensée - et sa dimension aléatoire. Pourtant vous ne me semblez jamais être pris au dépourvu. Comment vous arrangez-vous de cette dimension physique ?

Et bien je ne cherche pas à la maîtriser. Il y a plusieurs temps de constructions, le premier étant la mise au carreau, dont vous parliez tout à l'heure, qui me permet d'élaborer le dessin mais qui pose aussi une sorte de trame, de cadre rigide qui, paradoxalement, « laisse ouverte une possibilité à la peinture ». Grâce à ce cadre, je n'ai plus à me préoccuper de la mise en place de l'image, je peux alors laisser la peinture aller, et se faire d'elle-même. Ça coule parfois, souvent volontairement, et je « laisse couler ». Il y a quelque chose de libérateur et d'excitant dans le fait de laisser la peinture couler et d'accepter qu'elle coule ; on ne sait pas comment ça va finir (c'est ce principe, de laisser de la place pour que les choses se passent, de laisser de la place aux accidents que j'apprécie beaucoup chez certains peintres comme bien sûr Richter, pour n'en citer qu'un seul). Une fois que c'est fait, une nouvelle trame se construit, dont je m'accommode et qui guide la suite. Je vais alors avoir envie de « pousser » davantage certains éléments avec des touches plus fortes et plus empâtées, mais aussi avec de nouvelles coulures qui, cette fois, seront plus consistantes. C'est également une façon de malmener le tableau pour qu'il apparaisse plus naturel.
En ce qui concerne les coulures, c'est évidemment une manière de peindre que l'on voit beaucoup aujourd'hui, chez Marc Desgrandchamps, Peter Doig, Johann Rivat et bien d'autres encore. Cette peinture a un rendu qui me plaît. Je ne cherche pas à savoir comment ils la pratiquent, d'ailleurs je ne connais bien souvent leurs œuvres qu'au travers d'images que je trouve sur Internet, elle deviennent des images ayant le même statut que celles que j'utilise. Du coup je me retrouve dans une sorte de fantasme de la copie qui peut être parfois moteur dans ma peinture. Il m'arrive de choisir une image parce que je vais avoir envie d'obtenir le même rendu qu'une image d'une peinture de Peter Doig par exemple. Ce qui fait qu'on peut parfois trouver des similitudes, mais en fait c'est toujours une forme d'échec.

  • — 1.

    Catalogue David Lefebvre, École supérieure d'art de Grenoble, 2007

Peinture « basse def »

Par Stéphane Sauzedde
Publié dans le catalogue David Lefebvre, École Supérieure d'Art de Grenoble, 2007

Portrait d'un quotidien préfabriqué en trois épisodes

Par Anaëlle Pirat-Taluy
Publié dans le catalogue David Lefebvre, École Supérieure d'Art de Grenoble, 2007