Bienvenue à Floating Land
Bienvenue à Floating Land
Par Richard Leydier
In Artpress n°293, septembre 2003
À l'occasion de l'exposition Floating Bowl, attitudes, Genève
Chaque nouvelle exposition est pour Sophie Dejode & Bertrand Lacombe l'occasion de développer un peu plus le projet de Floating Land : une nation indépendante et fictive qui prend corps dans une île artificielle. Après le Musée d'art contemporain de Lyon (hiver 2002) ou la Chaufferie à Strasbourg (janvier 2003), c'est Attitudes, à Genève, qui accueille aujourd'hui (du 29 août au 25 octobre) les projets surprenants des deux artistes, juste avant qu'ils ne participent à la Biennale de Lyon. Mais plus encore, l'événement, c'est sans doute le coup de sifflet qui donnera le départ de la Floating Bowl, la très attendue course de mini-motos que Dejode & Lacombe organisent à Genève en septembre.
2002 a été une année importante pour Sophie Dejode & Bertrand Lacombe, car ils ont inauguré simultanément quatre expositions dans l'agglomération lyonnaise : à Lyon au Musée d'art contemporain, à la galerie Métropolis et chez NÉON ; à Villeurbanne à la Maison de l'image, du livre et du son.
Dès l'entrée du Musée d'art contemporain, on était tout de suite plongé dans l'ambiance : des sacs de sable empilés, une guérite couchée au sol, une mitrailleuse. La banque d'accueil du musée était coiffée d'une coque de béton, ce qui la transformait en bunker et les hôtesses en sentinelles. Plus loin, on tombait sur une étrange cabane de bois : sur son toit, une tondeuse à gazon renversée, camouflée en nid ; à l'intérieur, une chaise longue et un téléviseur qui diffusait un film où des Alsaciens en costume traditionnel marchaient dans les bois d'un pas menaçant sur la bicoque bucolique où Lacombe ignorait tout de ce danger imminent. La raison de cette colère ? Le dispositif installé sur le toit de l'abri se révélait un piège à cigognes : si, d'aventure, un de ces volatiles venait à s'y poser, la tondeuse se mettrait en marche, et l'oiseau serait haché menu : "C'est pas humain de nourrir ses chats avec nos cigognes !", se plaignaient les mécontents dans ce film qui rejouait le cinéma muet... Après avoir dépassé la cabane et emprunté les escaliers, on s'engageait sur un pont en bois suspendu qui traversait le musée, à dix mètres au-dessus du sol. Il fallait ensuite, afin de redescendre, se laisser glisser avec confiance dans un étroit boyau de tissu élastique que les pompiers appellent une "chaussette". Enfin, on pouvait accéder à une sorte de sous-marin de poche – en réalité une camionnette transformée en submersible –, à l'intérieur duquel un moniteur vidéo affichait l'image d'un beau coucher de soleil tropical, sans doute une récompense après toutes ces péripéties. Comme les vieillards dans ce film terrifiant qu'est Soleil vert, on pouvait enfin mourir devant une image apaisante 1.
Entrez dans la magic cavern
Pour ceux qui ont effectué leur service militaire, cette petite série d'exercices aura sans doute ravivé le douloureux souvenir du parcours du combattant. En fait, on a éprouvé ici le système de défense de Floating Land, une île, une nation fictive que Dejode & Lacombe ne cessent de faire évoluer depuis deux ans, au gré des projets : "Floating Land est né d'une confrontation à la pénurie immobilière actuelle, rendant problématique la création d'espaces d'exposition. S'est imposée l'idée de construire une micro-nation souveraine, indépendante de toute subordination aussi bien envers le système de l'art que la société (sans forcément refuser le principe d'échange). [Elle est] Destinée à la diffusion de créations contemporaines orientées sur des problématiques d'autogérance, de survie, de défense et de nomadisme."
Une maquette exposée au même moment à la galerie Métropolis donnait une image de ce que sera Floating Land : une île flottante presque entièrement recouverte de planches (entre le radeau de fortune et le chalet suisse), hormis un carré de pelouse et quelques bâtiments, dont un dortoir/réfectoire et une douche. Chez NÉON, on trouvait un autre aspect de la micro-nation : son sous-sol. Lorsqu'on poussait la porte du petit espace alternatif lyonnais, on s'engouffrait directement dans une sorte de tunnel aux parois de bois, comme dans les mines d'or nord-américaines. Fortement courbé, voire à quatre pattes par endroits, on suivait cette étroite galerie qui, montant, descendant, effectuant des virages, desservait plusieurs salles, comme lors d'un parcours spéléologique. D'ailleurs, sur les parois d'une de ces "chambres", les artistes avaient peint l'entrée d'une grotte en trompe-l'œil. Ce motif était apparu précédemment dans une œuvre intitulée Don't forget your balloon : devant le seuil de la "magic cavern", on trouvait un stand avec des ballons gonflés au butagaz, et des bougies pour s'éclairer lors de la descente dans les entrailles de la terre. En toute logique, l'exiguïté des lieux aidant, le ballon devait croiser le chemin de la chandelle et... boum ! Il s'agissait bel et bien d'un piège à enfants... On aurait pu croire que le périple de la grande installation chez NÉON se serait achevé sur une forêt de stalagmites, une prairie peuplée de dinosaures ou un lac de lave en fusion. Curieusement, on parvenait, après maintes contorsions... à un restaurant thaï en miniature où les artistes servaient des sushis aux visiteurs le soir du vernissage.
Punks are not dead
Vous me direz : encore une manifestation de l'esthétique relationnelle la plus canonique. Pas si sûr. Car cette idée du restaurant, les artistes l'avaient déjà jouée dans une exposition de groupe (Camping 2000, à Romans) où ils avaient creusé dans le sol un long terrier qui s'achevait sur un restaurant asiatique. Loin des festivités de la soirée du vernissage, ils avaient choisi de se terrer dans leur trou et de n'inviter à dîner que quatre hôtes triés sur le volet. Quelques mois plus tard, pour l'inauguration d'une autre exposition, le sushi bar, contre toute attente, était fermé, et une inscription invitait les visiteurs déçus à eux-mêmes se servir dans le frigo : "Non à l'esthétique conventionnelle, espace autonome bienvenue, ceci n'est pas un espace de convivialité, désolé, nous sommes fermés..." Qu'il s'agisse de ces repas qui détournent le principe cher à Rirkrit Tiravanija, ou bien qu'ils envisagent d'enflammer des enfants et de découper des cigognes en rondelles, Dejode & Lacombe mettent en place une sorte d'esthétique relationnelle pervertie. L'ambiance n'est pas à la fraternisation béate. Floating Land n'est pas une communauté beatnik ouverte à tous, mais un espace privé de création et de vie initié par un couple qui y invite qui il veut (principalement les artistes avec lesquels il désire collaborer). Dejode & Lacombe ne sont certainement pas des "néo-babs", leur approche serait plutôt punk, avec tout le cynisme et l'individualisme que cela suppose. D'ailleurs, l'inscription est présente dans chacune de leurs récentes expositions : "Punks are not dead".
Cependant, à côté de ces aspects très actuels qui touchent à la théorie de l'art, aux thématiques d'autogérance et de nomadisme, c'est surtout leur inépuisable imagination et sa mise en forme qui retiennent l'attention chez Dejode & Lacombe. Il y a ici quelque chose de très enfantin dans ces parcs d'attractions pervers, dans ces passerelles de bois, ces cabanes et ces tobogans, quelque chose d'une enfance perdue, comme dans l'île de Peter Pan, le Pays du Jamais-jamais imaginé par James Matthew Barrie. L'Île et la caverne sont d'ailleurs le théâtre où les enfants s'inventent toutes sortes d'histoires et d'aventures. Ce sont aussi des archétypes qu'on peut analyser d'une manière plus psychologique : l'Île/l'individualisme et la caverne/l'Inconscient.
Ainsi les deux artistes ont-ils su garder une grande place au symbolique et au merveilleux. L'expérience chez NÉON était vraiment déconcertante, car on avait la sensation de parcourir plusieurs centaines de mètres et de perdre tout repère, le corridor se repliant sur lui-même à la manière d'un intestin. C'était comme plonger dans le terrier avec le lapin blanc d'Alice au pays des merveilles. Il y a du Jules Verne chez Dejode & Lacombe, de l'Île fantastique et du Voyage au centre de la terre ; il y a un soupçon d'Adolfo Bioy Casares, du Plan d'évasion et de l'Invention de Morel dans leur mystère insulaire ; enfin, on distingue également du Raymond Roussel, du Locus Solus et des Impressions d'Afrique dans leur inventivité, dans leur capacité à injecter du merveilleux et de l'inattendu, par exemple en allant installer un sushi bar à quelques mètres sous terre.
Le burger alsacien
Leur plus récent restaurant est le Kippen's Burger, il a été exposé cet hiver à la Chaufferie, à Strasbourg : c'est un hommage bien sûr à Martin Kippenberger, idole du couple et oncle fantasmé de Bertrand ; aussi, "Kippen" signifie en flamand "poulet", et c'est ce qui est censé garnir les hamburgers préparés dans cette guinguette installée dans un container de transport maritime 2. Or, la viande, en réalité, provient directement de la tondeuse fixée sur le toit de la cabane, c'est-à-dire des cigognes qui ont eu l'imprudence d'y faire une pause. Infliger cela au public strasbourgeois, ça n'est quand même pas très correct. D'autant que certaines populations d'Afrique, où les oiseaux migrent chaque hiver, apprécient particulièrement la chair très fine des cigognes ; c'est pourquoi les Alsaciens font tout leur possible pour retenir les précieux volatiles et éviter ainsi le génocide, allant jusqu'à les gaver de grenouilles d'élevage. Et voilà qu'on vient leur saper le travail, qui plus est chez eux !
Le Kippen's Burger sera le restaurant officiel de la Floating Bowl, course de motos miniatures qui se tiendra à Genève en septembre : les participants sont des artistes choisis par Dejode & Lacombe 3. Chacun customisera son véhicule et son casque. L'enjeu de la course est le suivant : le vainqueur sera nommé «meilleur artiste». Après tout, c'est un critère comme un autre. Ces petites motos s'avérant peu maniables, le couple a eu le temps de s'entraîner longuement. Eux, donc, sont prêts. Mais les autres ? Sophie Dejode, avec un sourire, confesse : "Ça va être un massacre !"
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Le container métallique devient un module chez les deux artistes qui projettent de construire, en marge de la Biennale de Lyon, un château fort, et ce à l'aide de huit containers (quatre couchés pour les remparts, et quatre dressés pour les tours). Ce château fort est sans doute la première manifestation d'une volonté expansionniste de Floating Land, car les artistes désirent ainsi "coloniser" peu à peu certains lieux d'art contemporain en Europe en y construisant à chaque fois un château, à la manière des Vikings qui marquaient ainsi leur territoire lorsqu'ils remontaient les fleuves. Cette manière de "jouer à la guerre" évoque aussi bien sûr les jeux vidéos de stratégie comme Heroes.
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Participent à la Floating Bowl : Le Gentil Garçon, Jean-Xavier Renaud, Bruno Peinado, Virginie Barré, Lang/Baumann, Petra Mrzyk et Jean-François Moriceau, Niels Trannois, Sophie Bueno, Olivier Millagou, Arnaud Maguet, Aïcha Hamu, Jean-Luc Verna, Xavier Chevalier, Thierry Xavier, Stéphane Magnin, Naoko Okamoto et Shingo Yoshida.