Entretien entre Sophie Dejode et Bertrand Lacombe
Entretien entre Sophie Dejode et Bertrand Lacombe, Lucille Uhlrich, artiste invitée dans le dispositif Ulysse Pirate, et Emmanuel Latreille, Directeur du Frac Languedoc-Roussillon, 2013
Emmanuel Latreille : Ulysse Pirate répond à un double cahier des charges : celui, plutôt formel, de construire un dispositif d'exposition d'œuvres des Frac et celui, plus thématique, que Catherine Elkar et Pascal Neveux ont lancé avec moi à partir de la figure littéraire d'Ulysse, consistant à articuler des expositions et des productions aux textes d'Homère et de James Joyce. Comment avez-vous reçu cette double commande ?
Sophie Dejode et Bertrand Lacombe : De prime abord, la proposition nous a semblé très excitante : le souvenir des mythes et légendes de L'Odyssée d'Homère s'est immédiatement associé à des envies folles d'œuvres et d'artistes, les hybrides de David Altmejd, les Blind Sculptures de Gelitin pour évoquer Polyphème, La Grotte de Xavier Veilhan pour ouvrir sur le monde de Calypso, Bang Bang Room de Paul McCarthy pour l'impossible sédentarisation du héros... C'était l'occasion pour nous de réunir en famille des artistes que nous aimons. Bien entendu, nous ne connaissions pas encore le contenu des collections des Frac et lorsque nous avons entamé ce travail de recherche, notre enthousiasme premier a quelque peu baissé. Les œuvres ou les artistes dont nous rêvions ne figuraient pas dans les collections et nous n'étions pas souvent emballés par ce que nous y trouvions. À ce moment-là, nous avons songé à ne pas jouer le jeu de cette première commande et à inviter des artistes à produire de nouvelles œuvres. C'est d'ailleurs ainsi que Lucille Uhlrich est entrée dans la danse !
Mais après la lecture d'Ulysse de Joyce, agrémentée de la relecture d'Homère, les perspectives se sont affinées et l'excitation a repris le dessus. Il fallait surtout déterminer notre angle d'approche au regard de la thématique d'"Ulysse l'Original". On aurait pu concentrer notre attention sur toute une série de pistes que mettent en lumière la lecture de L'Odyssée : le voyage, la navigation, la place de la femme dans la mythologie gréco-romaine, la quête d'identité... Mais concevoir une exposition sur le nomadisme, par exemple, ce n'est déjà plus parler d'Ulysse. Nous avons donc choisi d'aller droit aux "originaux" et de confronter les motifs précis d'Homère à ceux de Joyce.
E.L. : Précisément, comment se sont décidés vos choix artistiques à partir des textes ?
SD&BL : Pour le dispositif central, la forme du ruban de Möbius a été conçue comme un déploiement dans l'espace de cette ronde infernale qu'est L'Odyssée. Le sens du voyage d'Ulysse, c'est son rapport aux enfers, à la mort. Qu'est-ce qu'un voyage existentiel qui passe par la mort, par ce "Personne" refusant l'éternité proposée par Calypso ? En ce qui concerne le choix des œuvres d'autres artistes, certaines donnent figure à des épisodes précis du récit d'Homère de façon plus ou moins fidèle. Finalement, Polyphème a pris corps dans une réinterprétation du Berger d'Altmejd ; les Sirènes sont citées à travers la réinterprétation en résine peinte de "l'Autruche" de Maurizio Cattelan et la pièce originale, Silence, d'Herman de Vries ; le brouillard d'Ann Veronica Janssens a été convoqué pour annoncer les deux fléaux Charybde et Scylla ; Spaghetti Man de Paul McCarthy évoque la grotte de Circé, la magicienne qui refuse de reconnaître la part de divin en l'homme et transforme Ulysse en ce qu'il est à ses yeux : un être bestial, etc. D'autres pièces, là encore originales ou citées, sont en lien avec la version contemporaine de Joyce, la plus explicite étant celle de Daniel Firman, Gathering, qui figure cet Ulysse moderne qu'est Leopold Bloom, un "obsédé sexuel" dont le cheminement et la pensée sont encombrés de réflexions prosaïques et matérialistes. De nombreux phallus restituent son obsession dans l'exposition !
À la fin du parcours, depuis la chambre de Molly/Penelope, la reproduction de L'Homme qui s'est envolé dans l'espace depuis son appartement d'Ilya Kabakov permet une échappée onirique. À l'extérieur du dispositif et de ses citations, l'exposition s'ouvre avec des œuvres qui mettent en abîme le besoin viscéral d'échapper à l'inertie !
Tout l'enjeu a été de savoir comment intégrer des pièces dans une relation narrative qui n'est pas celle pour laquelle elles ont été créées, sans trahir leur intention première. Cette question soulève celle de l'instrumentalisation des œuvres, et de l'éventualité d'y succomber.
Lucille Uhlrich : Je ne pense pas que vous instrumentalisiez les œuvres ; une exposition thématique, c'est une mise en perspective d'un certain point de vue subjectif de l'art, d'une certaine histoire. Je trouve que votre scénographie sous la forme d'un anneau de Möbius est une pièce en soi, mais que son rôle de structure n'entrave en rien l'autonomie des œuvres. Vous faites un pari audacieux, celui de montrer qu'il n'y a pas d'issue linéaire en plongeant des pièces que vous aimez dans un parcours bigarré et sans fin. Votre proposition donne un sens à la posture complexe d'un artiste-commissaire. À plusieurs égards, votre exposition est celle d'un artiste qui montre un morceau de son monde ou, comme vous dites, de sa "famille". Je trouve aussi que vous avez réagi en artistes lorsqu'après des mois d'exploration des collections des Frac, vous avez appris que la plupart des œuvres n'étaient pas disponibles. Vous avez alors mis en place un plan B radical : réaliser des reproductions des œuvres absentes en réduisant leur taille. À l'image de l'ensemble de votre travail, vous avez alors mis le monde à votre échelle.
E.L. : Cette question d'échelle me fait songer à l'existence "iconographique" des œuvres : ce sont à des images que vous avez eu affaire, à travers la documentation papier et Internet. Aujourd'hui, le développement du numérique entraîne une énorme confusion entre les pièces et leur encodage, entre les originaux et leurs "répliques" diffusées sur des supports variés. Je me demande dans quelle mesure votre projet n'est pas devenu une réponse intuitive à cette situation.
En second lieu, je me demande si cette miniaturisation n'est pas une conséquence de la mobilité souhaitée, mais pas toujours réalisable, des œuvres. D'ailleurs, votre anneau de Möbius a lui aussi été réduit de 30%, au moment où vous avez compris que vous ne pourriez pas y faire entrer les spectateurs. Finalement, il m'apparaît à la fois comme une concentration et une dilatation de l'espace d'exposition. Quelque chose entre la réduction d'une tête Jivaro et l'infinie expansion d'un accélérateur de particules !
SD&BL : Il était clair dès le départ que nous voulions impliquer physiquement le spectateur dans l'aventure de L'Odyssée, dans les errances, les tentatives de retour ou plutôt les actes manqués de non-retour d'Ulysse. Le dispositif d'exposition devait être englobant, sensitif et aussi labyrinthique, pour évoquer le "Dedalus" de Joyce... Bref, il devait constituer une odyssée en soi.
Le point de départ de ce choix d'une réduction du dispositif comme des œuvres d'autres artistes est d'ordre matériel. Après une sélection millimétrée des pièces, nous avons appris qu'environ la moitié d'entre elles n'étaient pas disponibles pour diverses raisons (trop fragiles, trop coûteuses en valeur d'assurance, déjà prêtées...). La perspective de les remplacer par d'autres était impensable. Les œuvres choisies se tenaient entre elles pour former un univers que nous ne pouvions plus changer. Alors, que faire ? Évoquer leur absence en mettant en scène des caisses de transport vides sur lesquelles aurait figuré une photocopie ? Hors de question. Trop facile. Pas assez généreux.
Une chose était certaine, c'est que cette impossibilité d'obtenir ces œuvres originales soulevait une belle contradiction que nous ne voulions pas laisser passer : l'ensemble des 23 Frac, dont la mission, au-delà de la constitution du patrimoine, est de le diffuser largement, invitait des artistes à intervenir sur leurs collections, et, dans de nombreux cas, elles ne pouvaient être mobilisées !
Mais ce choix de reproduire les œuvres est aussi lié à la thématique d'Ulysse, qui chez nous prend la figure d'un Ulysse "pirate". Ulysse, que l'on connaît sous diverses appellations – le rusé, le porteur de lumière, le lumineux vagabond, Personne, le dévastateur de forteresses – appartient à l'imaginaire collectif de la figure divinisée du "héros". Mais toute L'Odyssée, et aussi Ulysse de Joyce, retrace les errances et les difficultés d'un être qui incarne surtout la condition humaine. Ulysse n'est pas un demi-dieu, il est irrévocablement humain, il est vaniteux, emphatique, sournois, escroc, menteur, lubrique, infidèle, cupide, assassin... Le sage, le prudent Ulysse, démystifié et reconsidéré à la lumière de ses actes, incarne le type parfait d'un de ces chefs de pirates qui remplissaient de leurs exploits les parages de la mer Égée. C'est sous cet angle que nous avons abordé la reproduction des œuvres. Avec l'idée que le code des pirates peut être redéfini sans cesse.
L'association entre nos "miniaturisations" et les réductions de têtes est juste. Chez les Indiens jivaros, les "tsantzas" (dont l'échelle de réduction est la même que la nôtre, coïncidence !) avaient pour fonction d'emprisonner l'esprit vengeur de leurs ennemis ! Extraits du champ ethnographique et appliqués à celui de l'art contemporain, on peut effectivement y voir un mode de conjuration de la désincarnation liée à la reproductibilité et à la déclinaison des œuvres d'art. Bien sûr, il n'est pas question ici de vengeance ni de conflit.
Mais on peut y voir une façon de capter l'esprit, l'âme ou, pour employer les termes de Walter Benjamin, "l'aura" propre à l'œuvre unique qui n'est pas accessible. C'est pourquoi les pièces que nous qualifions de reproductions ne sont en rien des copies des originaux.
Ce sont des esquisses, délibérément inachevées, parfois réinterprétées, qui ont pris des qualités propres à notre façon de travailler. Ce sont comme des fantômes qui révèlent une absence.
E.L. : Le fait que votre ruban de Möbius ne soit plus accessible au public lui confère-t-il un statut différent ?
SD&BL : Bien sûr, l'installation acquiert au final une dimension supplémentaire. Au-delà du dispositif scénographique, elle est une installation autonome, une sculpture éphémère que l'on peut effectivement comparer à une sorte d'accélérateur de particules. En engageant un mouvement tourbillonnaire, elle cherche à communiquer son énergie. La relation à la cosmogonie est délibérée. Le ruban de Möbius, plongé dans l'obscurité, est comme un astre qui se contracterait et s'effondrerait sur lui-même sous l'effet de sa gravité et qui, au lieu de s'annihiler, serait sur le point d'exploser pour repartir dans une nouvelle expansion. Beaucoup d'œuvres sélectionnées contribuent à évoquer ce mouvement rotatif qui invite à échapper à la gravité (notre propre pièce, Dancing in Paradise, la réduction de L'Homme qui s'est envolé dans l'espace depuis son appartement d'Ilya Kabakov, Gathering de Daniel Firman, Another World de Chris Burden).
L.U. : Outre cette analogie à la cosmogonie, votre travail se construit ici et de manière générale autour de l'idée d'un corps constitué de plusieurs organes à rassembler pour former un tout. Et je trouve que c'est à l'image de l'ensemble de votre démarche qui conçoit les œuvres comme des organes, voire des molécules ou des particules, des éléments sculpturaux ou architecturaux pouvant s'articuler les uns aux autres. Comment reliez-vous cette idée à la thématique d'Ulysse ?
SL&BL : Cette exposition est une métaphore de notre travail dans sa globalité : elle contient dans son titre le mot "Pirate" et développe en effet la question de l'articulation d'œuvres dans un ensemble architectural. Nos propres sculptures, Great Gold Rush et The World the Flesh and the Devil, en évoquent clairement l'idée.
La problématique du corps est aussi une dimension essentielle de l'Ulysse de Joyce. Avec Joyce, les dix ans de L'Odyssée se contractent en une seule et banale journée, au cours de laquelle Leopold Bloom pérégrine dans les rues de Dublin. Son voyage est réduit au cheminement de sa pensée qui se perd dans les méandres de son anatomie et dans les injonctions de ses besoins physiologiques. Faim, soulagement de vessie, scène de défécation, pet sonore, désir onaniste... Chaque chapitre fait référence, de façon plus ou moins explicite, à un organe du corps humain (la reproduction d'Utopia de John Isaacs, Internal Backdrop d'Urs Fischer, et l'œuvre censurée d'Atelier Van Lieshout, Prick Medical Dick y font écho). Le texte de Joyce peut être lu comme une épopée du corps humain mise en relation avec l'épopée de la création ; ici, l'écriture s'engendre à partir de la chair. Elle emprunte les voies du corps dans ce qu'il a de plus familier et de plus humain.
E.L. : Le corps renvoie à une unité du Sujet qui n'est plus – s'il a jamais été, sans un immense vide interne, en tout cas en Occident ! L'unité traditionnelle de l'œuvre a aussi volé en éclat, explosée en mille reflets kaléidoscopiques, en autant de fragments matériels, idéels, mentaux, virtuels, "molécules ou particules" de toutes sortes, comme le suggère Lucille dont la pièce – un balluchon fermé par un nœud – figure aussi le rassemblement en un tout des morceaux de nos vies fractionnées... L'enjeu de l'exposition – dispositif de monstration ou énonciation thématique, forme commune ou nom propre – est bien de mettre en place une structure d'unification potentielle, afin que quelque chose (Personne !) fonctionne malgré tout. L'exposition doit être un instrument, un outil, et non un simple display élégant et paresseux au service de la Valeur et de l'Institution... C'est un effort de récolement, sans illusions, joyeux aussi, malgré l'infinie difficulté de se confronter au désordre du monde. Pour l'énergie que vous avez mise à relever ce gant, merci !