Textes
Une Chambre à soi
Par Agnès Violeau
Publié dans Delphine Balley, Figures de cire, catalogue de l'exposition monographique au musée d'art contemporain de Lyon, coédition macLYON et Bernard Chauveau, 2022
Une Chambre à soi
Par Agnès Violeau
Publié dans Delphine Balley, Figures de cire, catalogue de l'exposition monographique au musée d'art contemporain de Lyon, coédition macLYON et Bernard Chauveau, 2022
Seul·e, ensemble
Conversation entre Delphine Balley et Melanie Pocock
Publiée dans Delphine Balley, Figures de cire, catalogue de l'exposition monographique au musée d'art contemporain de Lyon, coédition macLYON et Bernard Chauveau, 2022
Seul·e, ensemble
Conversation entre Delphine Balley et Melanie Pocock
Publiée dans Delphine Balley, Figures de cire, catalogue de l'exposition monographique au musée d'art contemporain de Lyon, coédition macLYON et Bernard Chauveau, 2022
À propos d’une (ou de la) femme qui tremble
Par Chantal Pontbriand
Publié dans Delphine Balley, Figures de cire, catalogue de l'exposition monographique au musée d'art contemporain de Lyon, coédition macLYON et Bernard Chauveau, 2022
À propos d’une (ou de la) femme qui tremble
Par Chantal Pontbriand
Publié dans Delphine Balley, Figures de cire, catalogue de l'exposition monographique au musée d'art contemporain de Lyon, coédition macLYON et Bernard Chauveau, 2022
La cohérence ne peut éliminer l’ambiguïté… L’ambiguïté n’est ni tout à fait une chose, ni tout à fait l’autre. Elle ne trouve pas sa place dans l’alvéole, le casier, la fenêtre, l’encyclopédie. C’est un objet dépourvu de forme ou un sentiment qu’on ne peut situer. L’ambiguïté demande : où est la frontière entre ceci et cela ? L’ambiguïté ne répond pas à la logique. [Elle] est intrinsèquement contradictoire et insoluble, étourdissante vérité de brouillards et de brumes, figure indiscernable, fantôme, souvenir ou rêve qui ne peut être enfermé ni retenu dans mes mains parce que toujours cela s’envole, et je ne puis dire ce que c’est ni même si c’est quelque chose. Je la traque à l’aide de mots malgré son refus de se laisser capturer et, une fois de temps en temps, j’imagine que je m’en approche. En mai 2006, je me suis levée sous un ciel bleu, sans nuages et j’ai commencé à parler de mon père, qui était mort depuis deux ans. Dès que j’ai ouvert la bouche, je me suis mise à trembler violemment. J’ai tremblé ce jour-là, et puis j’ai tremblé à nouveau d’autres fois. Je suis la femme qui tremble1.
Siri Hustvedt
Chercher son chemin entre la vie et la mort, se frayer un passage dans l’entre-deux des choses et apprendre en cours de route à négocier avec la réalité du monde. S’inscrire pour ce faire dans une métaphysique de l’imaginaire, voilà la tâche sensible à laquelle Delphine Balley s’attelle depuis les débuts de sa pratique artistique2. Dans ce monde, explorer le meta, au-delà du monde physique, on y arrive via un travail de mise en scène méticuleux. Les œuvres empruntent, à ce jour, à deux formats : le film et la photographie. On peut penser que le film introduit le mouvement (penchant vers la vie), alors que la photographie contribue à juguler l’instinct de mort. N’était-ce pas là, par ailleurs, le chemin emprunté par Nadar quand il s’est agi, au xixe siècle, d’aller au-delà des masques de cire et de plâtre, et autres us et coutumes de jadis ? Par eux, les populations cherchaient à conserver leurs morts et à en chérir l’image. Comment immortaliser le mort, la mort ? Avec la photographie, tout devient une affaire de faisceaux lumineux, qui dans leur variance du noir au blanc, captent quelque chose du réel. Paradoxalement, pour réaliser une image du vivant, il fallait que les sujets à photographier tiennent la pose pendant un long moment, tout en tentant de ne pas bouger. Faire le mort pour capter le vivant !
Trois films sont à considérer dans le corpus que ce texte met en avant, tous empreints de réalisme magique. Chacun traite de la mort à sa façon, que ce soit Le Pays d’en haut (2013), Charivari (2016) ou, le plus récent, Le Temps de l’oiseau (2021). Alors que le premier et le dernier reprennent le fil d’une même histoire, celle des membres d’une famille, le deuxième touche à l’épopée fantastique. Dans chacun des cas, comme dans ses œuvres photographiques par ailleurs, Delphine Balley travaille avec des membres de sa famille ou de son entourage, ou encore des habitant·es du village où elle habite. Chacun·e y joue son propre rôle dans la vie (ou presque) : les sœurs sont des sœurs, les chasseurs sont chasseurs, etc. C’est dire que ce travail explore les liens entre humains, mais aussi entre les choses qui nous entourent ou les décors ou paysages qui sont les nôtres. L’expression « mise en scène » suggère que ce processus met en œuvre une scène quelconque. Le mot « scène », dans son origine grecque, la skênê, renvoie à la fois à un abri et à l’espace livré au public. Il comprendrait également une référence au mot indo-européeen skia, « ombre ». C’est bien la part ombragée de la vie en commun qu’explore ce corpus d’œuvres, ce qui est « ombre au tableau », la part non dite ou inavouée, ou encore inavouable de l’existence. Décors, costumes, musiques et sons – rarement les mots, ou alors, ce sont des mots chantés – constituent une toile de fond qui précise la nature ou la substance même de l’environnement dans lequel se jouent les choses, se déroulent les gestes et les actes des figures qui apparaissent à l’écran. Tout, absolument tout chez Delphine Balley est affaire de sensibilité. Tout est « situé », pour emprunter une expression largement utilisée aujourd’hui par les écoféministes3. Gestes, actes, décors, paysages rappellent les films tant de Duras que de Bergman et de Tarkovski. Tout est ambiance, mystère, rituel et poésie, dans cet univers où les personnages semblent évoluer dans un monde autre, pour lequel nous n’aurions plus aujourd’hui de repères ou presque, que ce soit le monde sauvage et primitif de Charivari ou celui, dix-neuviémiste, du Pays d’en haut et même du Temps de l’oiseau, malgré le fait que certains indices, dont l’habillement des figurant·es, nous permettent de croire que ce monde dure encore. Tant dans le premier que dans les deux autres, les codes, les us et coutumes d’un temps autre sont interpellés, interrogés, parfois même fixés (synthétisés) dans une séquence, ou dans un plan (en lien direct avec la photographie, comme on le verra).
Le Pays d’en haut se situe dans un monde révolu, un monde qui perdure peut-être encore un peu dans certaines campagnes. Tout est là, dans le décor, le papier peint à motif répétitif, les objets de porcelaine, les meubles et lampes fabriqués en série, qui renvoient aux débuts de l’industrialisation. Dans ce monde répétable à l’infini dont la révolution industrielle marque le début, peu de choses permettent de se distinguer, même si les robes et les coiffures laissent place à une touche d’individualité. On est encore loin des Roaring Twenties et des jupes et cheveux courts de ces dames. Certains codes sont figés, empreints d’une idée de vie toute tracée, une vie qui passe par la naissance, le mariage et la mort.
Ici, deux femmes se côtoient et accomplissent leur destin. L’une est sauvage, tel le fantôme de l’autre. Toujours en blanc, recouverte par moments d’un voile transparent, dont on l’ornera le jour de sa mort. C’est le voile de la nonne, celle qui a choisi de s’abstraire du monde et de la sexualité, et de vivre un amour métaphysique. L’autre, pieds et poings liés sur terre, tente au mieux de s’en sortir. Le temps passe, par exemple, quand elle se met à sortir des plumes d’un sac (un traversin, peut-être), et que cela dure, dure. Apparaissent deux autres femmes (les sœurs), tantôt masquées, figées dans leurs identités, tantôt non masquées. On se retrouve dans ce décor inspiré du xixe siècle, bourgeois, où se préparent un rite, une cérémonie, un mariage. Des hommes se réunissent au fumoir, puis on les revoit tenant tantôt des poules, tantôt des objets de porcelaine. Ils les lâchent tour à tour, ce qui ajoute une couche à la trame sonore de cette impossible situation, où fragilité et violence semblent devoir s’affronter. Quand des bouquets de fleurs apparaissent dans l'image, ils respirent le faux, le fané, tout comme le décor. Dans une pièce ou l’autre, un miroir surmonte l’âtre du foyer. On ne le voit pas, mais le miroir capte tout du silence de cette assemblée. De la même manière que le lustre au plafond qui se balance (sans qu'on comprenne comment cela se produit), avec quelques ampoules allumées, d’autres éteintes… Ce monde en est un, de fantômes, de morts, qui infiltrent la vie, ou le peu de vie qui subsiste dans ce contexte étouffant.
Cérémonies et rituels accompagnent ces moments marquants, auxquels il est quasiment impossible d’échapper, surtout quand on est née femme. Le film met en scène deux personnages principaux : la Fausse fille et l’Enfant transparent, l’une sauvage, l’autre docile. La Fausse fille vit sauvagement au milieu des éléments. Le film l’introduit dans une scène où, trempée et vêtue d’une longue chemise, elle semble sortir de l’eau. On la revoit dans un bois où circule un brouillard persistant. Par ailleurs, l’Enfant transparent est revêtue d’habits propres à une jeune fille de son temps. Elle est handicapée et porte un collet et une attelle à la jambe. Chacun de ses gestes est soumis à cette double entrave : ainsi ramasse-t-elle des citrons répandus au sol à l’aide d’une perche munie de pinces. Sa vie durant, elle devra trouver les dispositifs mécaniques et psychiques nécessaires pour affronter cette vie de fille transparente, moulée, obéissante, dont elle hérite. Sa famille cherche à la marier. On prépare la cérémonie. Il n’y a pas de mari, mais on procède quand même au mariage, jusqu’au dernier plan où apparaît la photo emblématique de la cérémonie : la mariée au milieu, le père à gauche, la mère voilée de noir (comme si elle assistait à des funérailles), assise dans un fauteuil au centre. Comme pour un salut, tous les personnages apparus dans le film s’y retrouvent. On entend des cloches qui évoquent une musique de bal. Les rites du mariage et de la mort ont agi en synchronie. La mise en scène se dissout, le drame est terminé.
Puis l’écran devient noir et une dernière scène se déploie. L’enfant est couchée sur le ventre, sur un matelas dégarni – dans une scène précédente, la fille sauvage, celle qui aura tant résisté au destin de l’autre, tire de ce même matelas une longue bande de tissu. Le corps de la sauvage est entouré de draps blancs, évoquant un voile de mariée. L’Enfant transparent est couverte de ces mêmes draps, devenus linceuls. En contraste avec le plan précédent de la photo de famille, cette image n’épouse aucun code. S’y joue la métaphysique de l’imaginaire dans toute sa plénitude. Sur le dos nu de la fille est posé un oiseau mort, comme un cataplasme lié à sa souffrance. Malgré tout, cette fin est paisible, rayonnante de beauté4.
Le deuxième film, Charivari, poursuit cette incursion dans le monde sauvage, dans le hors-norme et le non-dit. La forêt y sert de décor (et le cerf – dont l’image est récurrente, métaphore du mâle en rut). Sombre et sans soleil, ténébreuse. L’histoire, elle aussi, est ténébreuse, et littéralement, délibérément située entre sens et non-sens. On ne reconnaît pas ce lieu, les protagonistes sont difficilement identifiables, quoique situables. Les uns sont chasseurs, l’un d’eux est braconnier ; il y a une femme qui court, la Cavalière, qui cherche à échapper à ce monde. Mais elle est blessée, comme la bête noire que l’on attrape et tue au milieu du film. Il y a beaucoup de sang, dans ce film, sur les mains, sur les visages. La forêt est un monde violent. Le film commence par cette femme qui est au sol, attaquée par un homme (dit « le Braconnier », au générique), puis de multiples plans de chasseurs aux aguets apparaissent ; une scène, qui surgit vers le milieu du film, est un gros plan sur une bête noire en train d’être achevée au couteau. En parallèle, se joue un étrange cocktail au champagne avec des femmes et des hommes vêtus de fourrures et de gros bijoux, les regards se croisent sans interagir, alors que chacun·e tient bien son poste, tout en tendant sa coupe pour un « tchin », à l’occasion. Certains réapparaissent munis de fusils. Une femme se met à chanter l’air Des mots tordus. Tout semble sens dessus dessous dans ce monde sans direction, tout est empreint d’un cataclysme quelconque, latent, en sourdine. Un monde errant, violent, mystérieux, un monde qu’on ne comprend pas, qui n’a pas de nom, et qui s’achève par la lente promenade de l’homme du début sur fond de neige grise, jusqu’à ce qu’il soit hors de l’écran. Nowhere.
Ce rapport aux mots (et/ou à leur absence), au langage, à la violence, au sexe même, Le Temps de l’oiseau en est empreint. Tout est dans les gestes, les protocoles, les codes, les sons environnants qui englobent tout, qui commentent tout ce qui s’y passe en termes de drame, de mouvements et d’actions. Comme dans le premier film, le·la spectateur·rice est plongé·e dans une atmosphère passéiste, celle d’un monde bourgeois, empesé, où abondent les fausses fleurs et les statuettes en porcelaine que les hommes prennent plaisir à jeter par terre.
La mère applique de la dorure sur des chaussures de femme. Celles-ci seront remises aux invité·es lors du mariage, en échange de leurs cadeaux. Le fétichisme rattaché à la chaussure féminine est un fantasme bien connu. L’or, également. Pouvoir et sexualité se situent au cœur de ce film. Les femmes sont comme ces oiseaux, pourchassées par les hommes dans leur enfance (l’expression « siffler les filles » en donne l’image)5. Une scène particulièrement remarquable, en écho à la fin du Pays d’en haut, montre la jeune fille en blanc tenant un petit oiseau mort sur ses genoux. En le regardant, elle l’enrubanne doucement. Cette attention accordée au soin contrebalance la mort ambiante. En associant ainsi l’oiseau à la jeune femme, Delphine Balley nous permet de comprendre que ce qu’elle explore, d’abord et avant tout, c’est ce que peut être le monde du point de vue d’un oiseau6.
Apprentissage de la sexualité, domination du monde. Le père mène le bal. Autant que la fille, il est très en vue dans ce film, où il orchestre les temps forts de l’action. La mère meurt, ce sont les sœurs qu s’en occupent. Le père continue de vouloir obsessionnellement marier sa fille. Là aussi, comme dans Le Pays d’en haut, il n’y a pas de mari. Ce qui est mis en scène, ce sont les rites qui entourent le mariage davantage que l’amour. Les sœurs portent des chapeaux à voilette, noirs comme leur robe. Tandis qu’il reçoit les invité·es et leurs cadeaux, le père tient un oiseau empaillé à la main. L’odeur de la mort est présente. Une femme apparaît avec un demi-masque d’or. La tante, la marraine ? Ou peut-être est-ce la Cavalière blessée qui surgit, celle qui aurait tenté d’échapper à ce manège et à qui, pour la mater, on aurait infligé l’aveuglement ? Depuis, elle porte ce masque d’or, semblable à ceux que l’on retrouve dans les sarcophages de quelque civilisation disparue, à moins qu’il ne s’agisse de l’un de ces masques de beauté, ultra-efficaces dit-on.
Au milieu de la réception, une femme chante les « larmes de cire ». Le père, coupe de champagne à la main, lève un toast alors que des plumes virevoltent dans l’air. Il tourne autour d’une statue de Vénus. L’oiseau est marié(e).
Lou Andreas-Salomé (1861-1937), qui vivait à l’époque où se situe Le Pays d’en haut, a été l’une des premières femmes-écrivaines à parler de sexualité. Ses écrits sont aujourd’hui publiés aux éditions de Minuit sous le titre Éros. Dans un essai intitulé « L’érotisme » (« Die Erotik », 1910), elle affirme :
Deux faits sont caractéristiques du problème de l’érotisme :
Tout d’abord, qu’il faut l’envisager comme un cas particulier au sein des relations physiologiques, psychiques, sociales, et non pas aussi indépendamment et en lui seul qu’il arrive souvent. Mais, ensuite, il relie une fois encore entre elles ces trois sortes de relations, les fondant en une seule, et faisant d’elles son problème7.
Cet essai est suivi d’un dernier qui s’appelle « Psychosexualité » (« Psychosexualität », 1917). En plus de la physicalité du sexe, qu’elle commente amplement dans ses textes, Andreas-Salomé ne peut s’empêcher d’en explorer la dimension « méta », et tente de comprendre la psyché à l’œuvre dans la sexualité. Elle pose la sexualité comme étant en lien avec d’autres choses qui touchent à la vie en commun, et y décèle un enjeu déterminant pour la vie des individus8.
Les photographies reprennent autrement l’univers présent dans les films9. Ce sont pour la plupart des portraits des mêmes personnages, la fille, les sœurs, la mère. Ils sont en lien avec des objets : bouquets de (fausses) fleurs, moulages de mains (comme des ex-voto d’époque), dont l’une tient un citron/sein. Des jeunes filles cousent la robe de la mariée – ou est-ce le dernier vêtement – et s’occupent de dorer des escarpins. La Cavalière contemple une boîte, contenant peut-être les reliques de son passé. Puis les images deviennent plus abstraites, et font figure de monuments ; voiles et ex-voto s’y côtoient, comme dans l’œuvre Portrait sur le vif. Dans le triptyque qui réunit, sous le titre Cérémonie, le vase, l’image et les kakis, Delphine Balley assemble d’autres types de « portraits » où rideaux rouges, colonnes, vases, artefacts de pompes funèbres côtoient les derniers signes de vie, des kakis dont la fraîcheur est atténuée par l’ambiance mortuaire.
Paysage de pierre, sel et ombres nous conduit hors de cette ambiance. La nature morte (le still life – « vie en arrêt », en anglais) se métamorphose en monument où se retrouve un bloc de sel dressé au milieu de morceaux de marbre agencés avec des sphères de pierre et des fruits séchés. Un œuf noir, discrètement posé à droite du monument, semble y flotter (œuf noir qui rappelle celui qu’on voit au début du Temps de l’oiseau). Une dimension cosmique émerge de cette photographie qui semble, par l’abstraction de ce paysage minéral et lunaire, une synthèse des trois films.
Deux sculptures ponctuent ce travail, décollement pour l’artiste de l’image qui y effectue une plongée dans la matérialité du monde. Un socle de marbre Marquina (dur et élégant, mais veiné de blanc, comme tant de lignes de brisure le traversant) et un bloc de cire (matériau « pauvre », malléable, fragile, appelé à disparaître, selon l’usage qui en est fait) font face au spectateur et à la spectatrice. L’œuvre Contrepoids (2021) traduit le poids de pierre en une masse de cire. Plutôt qu’à la cire comme matériau mnémonique employé dans l’histoire des rites funéraires, on se retrouve alors face à la matérialité brute des choses. Cette sortie de l’image réclame une prégnance sur la vie même, sa bio-géologie. Et appelle le corps des vivant·es en présence à se manifester, à se mesurer à ces objets du réel dans leur crudité. Au-delà de l’histoire des liens « physiologiques, psychiques et sociaux », reste la matière du monde, qui permet le changement à travers la métamorphose des êtres et des choses10.
Et, en lien avec l’ultime moment de ce corpus, une dernière photographie en diptyque, Représentation (2021), s’étale sur plus de deux mètres de long. Un tissu gris-bleu (couleur(s) d’un ciel incertain ?) est déposé, allongé sur une surface verte, le tout se détachant sur un fond noir. Le vert et le noir sont stables, uniformes. Par ailleurs, la lumière joue sur le tissu ; la surface devient picturale et animée alors que l’ombre lui confère un certain chatoiement, de la vie. Les théories du deuil nous apprennent que les mort·es vivent en nous (et certain·es disent que c’est aussi le cas pour les vivant·es) 11. Le diptyque pourrait donner l’idée que la vie et la mort sont séparées. Mais non : le tissu semble respirer, les gestes qui l’ont déposé sur la table (le socle) y laissent une empreinte où les plis, tous différents les uns des autres, jouent la musique et les rythmes du vivant. Le baroque, qui s’est amplement manifesté dans la peinture religieuse, aura saisi cette danse de la vie et de la mort par les plis. Au bout du compte, Delphine Balley, artiste de son temps, aussi.
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— 1.
Siri Hustvedt, La femme qui tremble, une histoire de mes nerfs, trad. Christine Le Bœuf, Arles, Actes Sud, 2010, p. 256-257.
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— 2.
Voir Cynthia Fleury, Métaphysique de l’imaginaire, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2000.
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— 3.
María Puig de la Bellacasa, Les Savoirs situés de Sandra Harding et Donna Haraway. Science et épistémologies féministes, Paris, L'Harmattan, « Ouverture philosophique », 2014.
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— 4.
Une beauté que ne renierait pas Sarah Kofman. Voir son dernier livre : L’Imposture de la beauté, Paris, Éditions Galilée, « La Philosophie en effet », 1995.
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— 5.
Voir Daniel Fabre, « La Voie des oiseaux, sur quelques rites d’apprentissage », L’Homme, 231-234, no 99, juil.-sept. 1986, p. 7-40, URL : www.jstor.org/stable/25132251?seq=1
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— 6.
Voir Vinciane Despret, Habiter en oiseau, Arles, Actes Sud, « Mondes sauvages », 2019. Vinciane Despret s’inscrit dans la mouvance des philosophes Donna Haraway, Bruno Latour et Baptiste Morizot, qui tou·tes cherchent, en s’intéressant au comportement animal, à réinventer notre modus vivendi.
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— 7.
Lou Andreas-Salomé, Eros, trad. Henri Plard, Paris, Minuit, « Arguments », 1984, p. 81 [les italiques sont de L. A-S.].
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— 8.
En relation avec Lou Andreas-Salomé, la sexualité, la blessure et le trauma, notons le livre de Catherine Malabou, Les Nouveaux Blessés. De Freud à la neurologie, penser les traumatismes contemporains, Paris, Bayard, 2007.
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— 9.
Delphine Balley travaille la photographie à la chambre. Ce choix n’est pas sans rappeler l’histoire de la photographie et ses premiers dispositifs. La performativité de ce procédé s’inscrit dans un temps long, un temps de latence, qui évoque tant l’idée de temps mort que l’injonction, qui est celle de la photographie, de capter la vie.
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— 10.
Voir Élisabeth Grossman citant Friedrich Nietzsche : « Je vous le dis : Il faut porter en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante. » Et plus encore, commente-t-elle, « pas de solution à l’énigme pour nous apaiser, aucune autre sinon celle dont nous pouvons être l’acteur et le créateur. […] Apprendre à danser toujours [ou à chanter, comme les oiseaux, tel que nous le montre Delphine Balley]. Apprendre à traverser le déséquilibre », La Créativité de la crise, Paris, Minuit, 2020, p. 118 et 120.
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— 11.
La psychanalyste Lydia Flem s’inscrit dans ce courant. Poursuivant une réflexion entamée avec son livre Comment j’ai vidé la maison de mes parents, Paris, Seuil, « La Librairie du xxie siècle », 2004), résonnant en quelque sorte avec la démarche de Delphine Balley, l’autrice se met littéralement dans la peau de mort·es (dont un photographe), avec son dernier livre qui leur redonne la vie et lui permet de rencontrer in vivo de grands personnages de l’histoire, dont Man Ray (Paris Fantasme, Paris, Seuil, « La Librairie du xxie siècle », 2021).
Texte de Karine Mathieu
Directrice artistique de Mémento, Auch et commissaire d'exposition indépendante, 2020
Texte de Karine Mathieu
Directrice artistique de Mémento, Auch et commissaire d'exposition indépendante, 2020
Une métamorphose picturale
Par Gwilherm Perthuis
Publié dans le catalogue monographique de Delphine Balley, Éditions Lienart, 2010
Une métamorphose picturale
Par Gwilherm Perthuis
Publié dans le catalogue monographique de Delphine Balley, Éditions Lienart, 2010