Delphine Balley
Dossier mis à jour — 25/09/2023

Textes

Une Chambre à soi

Par Agnès Violeau
Publié dans Delphine Balley, Figures de cire, catalogue de l'exposition monographique au musée d'art contemporain de Lyon, coédition macLYON et Bernard Chauveau, 2022

Seul·e, ensemble

Conversation entre Delphine Balley et Melanie Pocock
Publiée dans Delphine Balley, Figures de cire, catalogue de l'exposition monographique au musée d'art contemporain de Lyon, coédition macLYON et Bernard Chauveau, 2022

Melanie Pocock — L’exposition Figures de cire est votre première exposition monographique institutionnelle. Au cours des dix dernières années, il me semble que le développement le plus significatif, dans votre travail, soit votre nouvel engagement avec le médium de la vidéo. Par quoi ce changement a-t-il été provoqué ?

Delphine Balley — C’est d’abord venu des contraintes liées à la chambre photographique. Celle-ci exige un protocole long. Il faut préparer le lieu, mettre en place les lumières, positionner les figurant·es. Comme je photographiais beaucoup de personnages, j’avais des temps de pose longs – souvent d’une seconde, et jusqu’à dix, quinze secondes – pendant lesquels les figurant·es devaient rester totalement immobiles. Je cherchais cette immobilité pour des raisons esthétiques, mais, à un moment donné, j’ai eu des problèmes de vibrations. Mes images étaient vibrées, un léger flou venait altérer la netteté désirée. Ne comprenant pas la cause de ces vibrations, j’ai décidé de mettre un verre d’eau sur le rail de l’appareil photo. S’il y avait des vibrations, je pouvais les voir par rapport à l’eau qui bougeait. Malgré ces efforts, je n’ai jamais trouvé d’explication logique à ce phénomène. Étrangement, cela se passait quand j’étais toute seule avec la chambre. S’il y avait quelqu’un d’autre avec moi, les images étaient nettes.
À cette même période, j’avais un projet de film en tête. Comme je rencontrais des difficultés avec la photographie, j’ai décidé de changer de médium pour aller vers le mouvement, le cinéma.

M. P. — Est-ce que le projet de film que vous aviez en tête était Le Pays d’en haut (2013) ?

D. B. — Oui, c’est bien le premier film que l’on voit dans l’exposition. D’une certaine manière, les soucis techniques que je rencontrais avec la chambre photographique ont accéléré le processus. Pourtant, le cinéma a toujours tenu une place importante dans mes références, mais j’étais trop impressionnée pour aller vers ce médium. En 2012, c’est comme si toutes les conditions avaient été réunies pour que je mette de côté la photographie pendant un temps et que j’ose aller vers le cinéma.

M. P. — En effet, il me semble que le langage du cinéma – ainsi que celui du théâtre – a toujours été présent dans votre pratique de la photographie. Même si, dans un entretien avec Isabelle Bertolotti en 2010 1, vous aviez dit que c’était plutôt dans la peinture que vous puisiez votre inspiration.

D. B. — C’est vrai. J’ai étudié l’histoire de l’art. Les œuvres étaient projetées sur un écran, je découvrais ainsi la peinture, la sculpture, l’architecture au rythme du défilement du carrousel du projecteur de diapositives, accompagné par le son de la voix de l’enseignant·e. Cela a eu, sur moi, un effet très fort.
J’étais absorbée. Absorbée en particulier par la peinture, parce que les images sont des récits, parce qu’elles ont une part de mystère qu’il faut déchiffrer. Parce qu’elles nous racontent comment le monde est perçu et compris par les artistes et les sociétés. Parce qu’elles ont parfois le pouvoir de faire le lien entre le monde matériel et divin, elles sont actives. C’est aussi une mémoire collective qui nous offre la possibilité d’un vocabulaire formel et symbolique commun. J’ai vu récemment le film National Gallery de Frederick Wiseman (2014), et certains plans nous montrent des spectateur·rices absorbé·es par les images, le regard tourné vers le haut, dans une sorte de dialogue mutique et quasi religieux. Dans une autre séquence, une guide rappelle les conditions dans lesquelles ces images sont vues et perçues selon les siècles, et réaffirme la puissance des systèmes de représentation.
Je faisais de la photographie argentique parallèlement à mes études, et j’ai souhaité, à mon tour, consacrer mon temps à fabriquer des images. Encouragée et aidée par le professeur du laboratoire argentique dans lequel je prenais des cours du soir, j’ai donc préparé le concours de l’École nationale supérieure de la photographie, à Arles, et débuté un cursus photographique. J’ai pu aussi expérimenter le travail du son durant un workshop. Ce médium fait naître des images et s’y substitue parfois, la recherche sonore a marqué mon cursus. Pour mon diplôme, j’ai présenté un travail immersif photographique et sonore. Mais il me restait à franchir certaines étapes avant de passer à la vidéo.

M. P. — Y a-t-il eu un événement ou une rencontre en particulier qui vous a orientée vers la vidéo ?

D. B. — Le cinéma fut une découverte très importante pour moi lorsque j’avais 16, 17 ans. Je souhaitais intégrer une filière audiovisuelle au lycée, mais je n’ai pas été retenue. Je partageais ma chambre à l’internat avec des amies qui bénéficiaient de cet enseignement. Alors, par procuration, j’ai découvert les films d’Orson Welles, Bresson, Pasolini, Tarkovski, Bergman et Visconti, pour n’en citer que quelques-uns, dans les salles d’art et d’essai à Valence, puis à Lyon. Ce fut une succession de chocs, à un âge où tout est si intense. Le cinéma m’intimidait, par la force qu’il déployait. Mais il a toujours été présent, à la fois comme référence et comme médium désiré.
C'est lorsque j'ai rencontré les problèmes techniques évoqués précédemment avec ma chambre photographique que j'ai envisagé plus sérieusement d'explorer l'image filmique.
En 2012, j’ai commencé à mettre en place un projet de film et j’ai fait la connaissance d’Armande Chollat-Namy et Sigurður Hallmar Magnússon, tou·tes deux réalisateur·rices. Cette rencontre a été cruciale, car ils ont su me mettre en confiance. À leurs côtés, j’ai compris que je pouvais explorer et découvrir ce nouveau médium. Nous avons fait des essais pour établir une manière de travailler ensemble.
Je me souviens avoir insisté sur le fait que je souhaitais – comme pour mes photographies – que tout soit net dans l’image. J’étais obsédée par la netteté de chaque plan. Je voulais faire du cinéma, mais avec une esthétique photographique, proche de celle d’un tableau. Ils m’ont répondu que le cinéma implique à la fois le temps et le mouvement, que les zones plus ou moins nettes des plans faisaient partie du vocabulaire de la vidéo, que l’image cinématographique n’a pas vocation à être absolument nette, au contraire, elle doit être vibrante. Mais j’insistais, je ne me sentais pas capable d’aller vers des mouvements de caméra. Ils m’ont proposé de faire une journée de tournage pour éprouver les différentes possibilités de mouvement, avant de travailler sur Le Pays d’en haut. Ce temps d’essai m’a convaincue de la nécessité d’aller vers le film.
Pourtant, nous avons tout de même choisi un dispositif proche de la photographie. La caméra sur trépied m’a donné la possibilité de faire/composer le cadre avec Armande qui était à l’image. Je conservais alors une position proche de celle du photographe. Dans ce dispositif, ce n’était pas la caméra qui se déplaçait, mais les personnages. Ils·Elles avaient le droit de bouger, mais seulement de manière extrêmement lente.

M. P. — C’est comme si vous aviez créé la sensation d’un « tableau vivant ».

D. B. — C’est vrai que ce film – et d’autres dans l’exposition – donne cette sensation. J’apprenais une nouvelle technique de travail, je ne pouvais donc pas aller trop vite. Ce premier film fonctionne comme un intermédiaire entre la photographie et un début timide vers le cinéma, où mes personnages s’animent avec une certaine retenue, incluant parfois l’apparition de tableaux vivants qui marquent le temps et l’ambiguïté liés aux questions de mise en scène.

M. P. — Cette nouvelle technique vous demande de travailler à la fois comme réalisatrice et comme photographe.

D. B. — Avec Sigurður, qui est chef opérateur sur mes projets, nous passons beaucoup de temps, en amont d’un tournage, pour mettre en lumière les décors et les personnages dont nous jouons les rôles. Simultanément, nous travaillons le cadre avec Armande, et donc la mise en scène.
Pour Le Pays d’en haut, il n’y avait pas de preneur de son. J’ai travaillé le montage avec Yves Lescœur sur des rushes muets. Il était dérouté par le fait d’avoir des images sans son, alors que pour ma part, cela ne me dérangeait absolument pas. Je ressentais même une concentration particulière à monter des images dans le silence.
La bande-son a été travaillée une fois le montage terminé, avec Julien Oresta, compositeur et musicien. Nous avons bruité, cherché des textures sonores, venant habiller l’image. Il a aussi composé une partition musicale. Notre collaboration perdure depuis, puisqu’il a signé les bandes-son de Charivari (2016) et Le Temps de l’oiseau (2021).
Pour la mise en scène, nous avons pris notre temps. Nous avons fait beaucoup d’essais, je testais les déplacements des personnages dans leurs décors, leurs interactions, et les gestes qu’ils·elles devaient jouer. J’ai compris que la caméra accélérait tout, aussi, pour dilater ce temps et trouver le rythme juste, j’ai voulu que tout mouvement se déploie comme dans un ralenti. Les acteur·rices étaient des personnes que je connaissais et avec qui je me sentais à l’aise (un sentiment qui était réciproque). Les directions que je leur donnais concernaient principalement le geste et le déplacement. Le Pays d’en haut est un film très chorégraphié. Sans parole, on ne peut comprendre les sentiments des personnages que par leurs expressions et l’accomplissement de gestes précis.
Quand j’ai commencé à mettre ce projet en œuvre, je n’avais pas de financement pour le film. Je me suis lancée avec les moyens dont je disposais à l’époque. Je n’ai donc pas eu la possibilité de déléguer l’organisation du tournage à quelqu’un. Il fallait penser aux accessoires, aux costumes, au maquillage, à la coiffure, aux décors, aux emplois du temps de chacun·e, au catering, aux déplacements… C’était intense, mais formateur.

M. P. — Dans votre second film, Charivari, le spectateur ou la spectatrice se trouve plongé·e dans le monde de la chasse. Dans vos photographies, il y a souvent des motifs liés à ce sujet, qui racontent une histoire ou qui revêtent une valeur symbolique. Pourquoi avez-vous décidé de traiter de ce sujet dans un film ?

D. B. — Je crois qu’il vient d’un de mes souvenirs d’enfance. Enfant, j’habitais dans une maison assez isolée, à la campagne. Durant la saison de la chasse, les week-ends, j’entendais souvent les aboiements des chiens et les tirs dans les bois. Pour moi, c’est un souvenir sans image. S’il y en avait, c’étaient des signes – des voitures garées à l’entrée des chemins dans la montagne, par exemple – mais jamais la chasse en soi.
Charivari est empreint de cette expérience, plus précisément dans la manière dont j’ai travaillé et abordé le son en collaboration avec un concepteur sonore qui est venu enrichir l’équipe, David Couturier – et, bien sûr, Julien Oresta –, qui a signé la musique. La bande-son est pensée comme un personnage en soi, avec une trajectoire et une dramaturgie. Le son convoque d’autres scènes dans le hors-champ sonore. Les propos du cinéaste français Robert Bresson, autour de la valeur du son au cinéma, ont guidé mes réflexions.
Avant de faire ce film, j’ai lu plusieurs livres qui m’ont permis de creuser ce sujet, tel que l’Histoire de la chasse d’Andrée Corvol2 et Sang noir. Chasse et mythe du sauvage en Europe de Bertrand Hell3. Ce dernier retrace l’histoire du chasseur et des rites particuliers au monde de la chasse, en les mettant en lien avec les formes d’archaïsme et de grandes luttes fondatrices. Il décrit également la fureur et la mélancolie que peut faire naître ce spectacle de sang. Méditations sur la chasse de José Ortega y Gasset4 m’a apporté l’éclairage que je cherchais depuis le début de mes recherches sur le sujet. Il y est question de la figure du chasseur dans l’exercice technique de la chasse : lire les traces, écouter les sons, sentir les odeurs, faire corps avec l’environnement pour disparaître et tenter ainsi de forcer l’apparition de ce qui, par définition, échappe au regard (l’animal). C’est un homme aux aguets qui est décrit par l’auteur. Ces idées ont un lien avec l’immobilité que j’ai beaucoup photographiée. Il y a une phrase qui m’a particulièrement marquée, dans ce livre : « Le chasseur est en même temps un homme d’aujourd’hui et un homme d’il y a 10 000 ans. »
Ces lectures ont orienté mon travail vers le questionnement de la chasse. Elles m’ont aussi conduite à m’intéresser aux formes du carnaval ; les rites liés à ce moment particulier du calendrier font également le lien entre l’humanité d’aujourd’hui et d’hier. Le Carnaval. Essais de mythologie populaire5 de Claude Gaignebet et Marie-Claude Florentin a été une lecture fondatrice pour lancer mes recherches et réflexions autour de ce sujet. Pour Charivari, qui traite de cette question, et pour d’autres projets, j’ai été en dialogue avec Thierry Truffaut, anthropologue membre associé du Centre d’anthropologie sociale du laboratoire LISST (laboratoire interdisciplinaire solidarités, sociétés, territoires), à l’université Toulouse – Jean-Jaurès. Ces axes de recherche m’ont permis de faire le lien avec ce que j’explorais dans mes portraits de famille – le rapport que la représentation familiale entretient avec la mise en scène, la manière dont elle est représentée dans l’histoire de l’art et de la photographie. La famille fonctionne comme une microsociété qui a ses propres codes et rites, même s’ils s’inscrivent dans un récit universel.
Les rites infusent justement mon travail depuis le début. Le rite est une invention humaine, une mise en scène du réel par l’exécution de gestes collectifs précis, parfois avec des outils ou des objets créés pour l’occasion, à des moments calendaires particuliers. L’homme se met en scène pour prendre une place dans le chaos du monde qu’il va tenter d’organiser par les moyens dont il dispose. Dans Charivari, il est question de rites, de combat entre l’obscurité et la lumière, de chasse et de carnaval dans un temps anachronique.

M. P. — Les gestes et expressions des personnages de Charivari semblent renvoyer à une relation ancestrale des hommes aux animaux. Par exemple, le Braconnier que l’on voit retirer son couteau de la chair du sanglier qu’il vient de tuer : à ce moment-là, on observe sur son visage la tristesse, le calme et un sens de l’accomplissement. La dualité de ces sentiments me fait penser à la perception (plutôt contemporaine) de la chasse comme une forme de cruauté. Cette vision s’oppose à l’idée de la chasse comme quelque chose de naturel − voire d’un hommage aux animaux.

D. B. — Vous employez le mot « cruauté », cruauté que l’on lierait à la figure du chasseur, mais je ne pense pas que seul le chasseur soit empreint de cruauté. La cruauté est un sentiment humain. Antonin Artaud, dans Le Théâtre et son double (1958), que j’ai lu et relu, en parle remarquablement bien.
Il me fut difficile d’approcher les chasseurs au début de mon projet. Ils sont méfiants, car ils souffrent beaucoup de cette vision simpliste. Il est facile de les qualifier d’« hommes sanguinaires sans cœur ». Ils cristallisent ce que la société cherche à écarter du domaine des réalités : la mort, le sang.
En préparant Charivari, ce que je voulais montrer de la figure du chasseur, c’est précisément les sens mis en éveil pour pallier l’absence de l’animal. Les moments d’attente et de concentration. Nous avons fait des repérages dans ce sens avec des chasseurs, de manière assez documentaire.
Dans le film, c’est plutôt la question du rite sacrificiel que j’explore. Le sanglier est un animal qui, de manière symbolique, est lié à la fureur, au sang noir, à la mélancolie. Dans la hiérarchie des animaux, il est le dernier des animaux sauvages avant la catégorie des animaux non comestibles, appelés aussi « les puants ». J’ai choisi de filmer non pas un chasseur, mais un braconnier, qui est à mon sens proche de la figure du sanglier. C’est un homme qui chasse seul, à la marge du sauvage et du civilisé. Le Braconnier tue le sanglier, retire son couteau, laissant le sang couler. C’est le temps du sacrifice. Il n’est pas question de cruauté, mais de relation, même si cette relation entre l’homme (sauvage) et l’animal est à interroger. Elle appartient à notre histoire.

M. P. — Outre le Braconnier, d’autres personnages semblent vivre en marge de la société, comme ces deux filles, dont on ne voit que le visage, illuminé par une lumière hors scène. Quand le décor change pour ce qui semble être un château en pierre, on voit également des figurant·es faisant des pas très lents. Ce n’est pas un effet de ralenti technique, ce sont bien les figurant·es qui ralentissent. Ce mélange de registres – le surréalisme, le fantasme, le documentaire – crée une ambiguïté entre l’imaginaire et la réalité. Pourquoi avez-vous cherché à créer cette fusion ?

D. B. — Pour moi, le film fait dialoguer le passé et le présent, en mêlant des mondes et des temps différents, qui s’interpénètrent. Par exemple, je tenais à ce que ce film élude la question du décor, pour privilégier les visages. La volonté de filmer des visages en gros plan est un choix de mise en scène pour évoquer les masques de carnaval, mais en en ôtant le caractère folklorique. Ces visages-masques sont plongés dans un même non-lieu, dans un même temps – une sorte de nuit sans fin, percée par des éclats de lumière artificielle qui évoquent l’apparition. Le temps du film se situe au solstice d’hiver, lorsque la lune est pleine. Le froid, la neige, la brume plongent les protagonistes dans un crépuscule. C’est le temps du simulacre et des rituels de protection, du monde à l’envers.
J’ai cherché à organiser cette fusion dont vous parlez, surtout par le son. Le son est abordé comme un élément central, créateur d’images mentales, partition du charivari, qui débute par un rythme boiteux et métallique (celui du forgeron qui tape sur l’enclume) pour se complexifier et évoluer vers une musique métal contemporaine. Le charivari est un bruit assourdissant, un vacarme. Pendant le carnaval, on fait du bruit pour manifester sa colère, son mécontentement de l’ordre établi.
Dans toutes les sociétés, il y a des formes de carnaval, de mascarade et de déguisement ritualisés et organisés à des périodes calendaires précises, permettant aux populations de contrer l’obscurité et l’ordre établi en organisant une inversion complète des codes sociaux, jusqu’au langage.
Je voulais faire un film qui parlait de toutes ces influences. Ce que l’on voit n’est qu’une partie de ce que j’avais tourné. Au début, il y avait des dialogues entre les personnages. C’était très rabelaisien. Au cours du film, le dialogue devenait de plus en plus grossier. Dans la version finale, on a choisi de ne pas conserver les dialogues, sauf la chanson écrite par Valérie Sourdieux qui met en bouche des mots vulgaires, Des mots tordus. Supprimer les dialogues fut une décision douloureuse, ils étaient magnifiquement écrits par Valérie Sourdieux (qui joue aussi dans le film et qui devait les dire), des mots de charretier et drôles. Mais il aurait fallu transformer le film pour en faire un long métrage, car les mots engendraient un récit, une histoire qui n’avait pas le temps de se développer dans un film court.
Une fois le montage abouti, j’ai ressenti une forme de tristesse, n’ayant pas pu traiter l’ensemble des questions qui m’intéressaient au sujet du carnaval. J’avais du mal à le regarder, et puis trois ans plus tard – lors d’une exposition nommée Charivari, au centre d’art contemporain Le Vog, à Fontaine-sur-Saône, qui projetait mon film –, je l’ai redécouvert. Cela m’a confirmé que je devais poursuivre mon travail autour du carnaval, et que Charivari en était plutôt un prologue.

M. P. — Je trouve que les relations entre les personnages reflètent aussi ce mélange de registres. Il me semble qu’il y a des tensions intéressantes – entre l’individu et le groupe, l’introspection et le rapport au social, par exemple. Quelquefois, les personnages ont l’air d’être dans leur propre monde : comme s’ils·elles participaient aux rites par obligation.

D. B. — C’est vrai qu’il y a une forme de solitude chez chacun des personnages, même s’ils·elles se réunissent autour de rituels collectifs. Quand je donnais des directives aux figurant·es, c’était pour leur demander la plus grande neutralité possible. Comme leurs visages étaient essentiellement l’enjeu du cadre, je souhaitais, excepté à des moments précis, qu’ils·elles deviennent des masques figés, afin de me concentrer davantage sur leurs gestes, comme un rite théâtral. Je pense, avec du recul, que j’ai choisi les personnages de ce film précisément pour la force qui se dégageait naturellement de leurs visages, de leur présence. Aller vers la neutralité (et je pense encore, ici, au travail de Robert Bresson ou de Maurice Pialat) est une manière de m’approcher au plus près de leur force naturelle et d’éviter d’être du côté du jeu. Même si le carnaval représente justement le jeu et l’interprétation de personnages forts et caricaturaux, j’en ai pris le contre-pied, pour tenter d’en dégager la substance. Là encore, ce sont des choix de mise en scène.

M. P. — Je me demande si c’est une autre conception du social. Comme si les personnages se sentaient ensemble dans leur solitude.

D. B. — Oui, vous avez raison. Ce qui m’intéressait, c’était surtout les tensions entre les corps et leurs connexions, même muettes. Comment une main posée sur l’épaule de l’autre va imposer une relation entre deux corps pourtant individualisés. Ce sont des gestes (des mains) qui se trouvent beaucoup dans mes photos et qui participent à la mise en scène du corps social dans sa représentation. Dans une photographie qui est posée, ce n’est pas vraiment l’individu que l’on cherche à montrer dans l’image, mais plutôt sa position sociale, son rang. À l’origine, c’est-à-dire dans les portraits photographiques du xixe siècle, les détails racontent tout cela : le choix précis des vêtements, du mobilier, les décisions prises dans l’organisation des postures, de la hiérarchie des corps. Il s’agissait de portraits à lire, comme on lisait une peinture. Dans ce sens-là, l’image ne reflète pas seulement la société mais elle l’organise, la conditionne et l’illustre. La photo « prise sur le vif », développée dans les années 1970, était vraiment une révolution dans le genre du portrait. Cette idée du portrait non posé raconte tout autre chose. Elle a engendré d’autres codes, comme le sourire, par exemple, s’opposant à la neutralité des visages dans l’art du portrait aux XIXe et XXe siècles. On s’abandonne devant l’appareil, on est « au naturel », mais ce naturel a aussi engendré des codes et des motifs de représentation.
J’utilise la photographie dans ce sens. Elle est un outil qui organise le réel, avec une forme d’autorité et de pouvoir. Comme la peinture, elle est un moyen de raconter l’histoire, notre histoire traversée par des questions d’esthétique. Mes photos abritent des personnages récurrents, qui traversent un récit universel dont ils·elles sont les protagonistes, accomplissant des rites qui marquent le temps qui passe et qui le hiérarchisent. Ce sont des moments collectifs où l’on est ensemble, mais chacun·e assigné·e à un rôle précis.

M. P. — On est devant des individus qui se définissent en relation avec d’autres. Il faut aussi se rappeler que les personnages, dans vos photographies et dans vos films, sont nommés d’après des archétypes, à l’instar du Braconnier. Ce sont presque des œuvres entièrement construites autour de symboles.

D. B. — Complètement. Ce qui me fascinait, dans la peinture, quand j’ai commencé mes études en histoire de l’art, c’est la lecture que nous faisions d’un tableau. Nous avancions dans sa compréhension par étapes successives, le décryptant − selon la méthode de Panofsky6. La peinture avait son propre vocabulaire, un monde à côté du monde. J’ai alors mesuré la toute-puissance de l’image et de son vocabulaire. L’image servait le pouvoir et les puissants, mais il y avait toujours un espace de liberté à conquérir par les artistes.

M. P. — La capacité de « lire » ces schémas se perd aussi, au fil des générations.

D. B. — Oui, sans doute, on perd certains outils, on connaît peut-être moins la peinture ancienne, mais les jeunes générations lisent toujours l’image. Elle est même le support privilégié de leur manière de communiquer. L’image dit autre chose, elle est de nature différente, mais elle nous raconte toujours notre monde, qu’il soit ancré dans le réel ou dans les croyances. La représentation est toujours au cœur de notre compréhension du monde.

M. P. — Pourtant, il y a des moments, dans vos films – et des indices visuels, dans vos photographies –, où la personne semble échapper à son personnage et à ces schémas. Par exemple, lorsqu’on entend la chanson, dans Charivari, ou lorsque résonne une parole inattendue et drôle, ou bien au moment où les personnages commencent à casser des objets en céramique, dans Le Temps de l’oiseau.

D. B. — Briser la vaisselle fait souvent partie des rites – du mariage, par exemple. Dans mes films, ce fracas coupe le son. Dans Charivari, la chanson était essentielle. Comme renoncer complètement au mot était impensable, la chanson concentre en elle la nature des dialogues, le mot qui dysfonctionne, l’argot et les grossièretés remplacent le langage policé. Comme vous le précisez, cela fait baisser une tension qui s’accumule par ailleurs dans le film.
Ce que vous avez relevé sur la posture sociale d’un individu qui joue des rôles est intéressant, parce que dans cette chanson, tout se passe comme si la singularité arrivait par la voix d’une femme. La chanson a cette vertu de permettre d’exprimer des choses profondes de manière légère. La chanson – le texte allié à la musique – est un lieu de résistance possible.

M. P. — Les trois films présentés dans l’exposition laissent voir des motifs récurrents – la chasse, ou encore le mariage. Votre premier film, Le Pays d’en haut aborde lui aussi cette thématique, explorée dans vos photographies.

D. B. — Le Pays d’en haut peint l’histoire de deux femmes dont les destins se croisent en filigrane : l’Enfant transparent, qui passe de l’enfance à l’adolescence, et la Fausse fille, qui vit en marge de la société (en tant que fille illégitime). Pour prendre place dans la communauté, elle doit se conformer aux rites de passage : le baptême, le mariage et l’enterrement. Naître, vivre, mourir. Le propos du film est de comprendre comment la société prend en charge ce récit commun et l’organise. Naître, vivre, mourir, pour passer de l’enfance à l’adolescence, de l’adolescence à l’âge adulte, et d’adulte à défunte.
Dans Charivari, il s’agit de la naissance du monde et de sa fin, du combat entre l’obscurité et la lumière, et de la façon dont l’humain prend place dans ces incertitudes.
Dans Le Temps de l’oiseau, sont mis en scène des rites croisés entre la vie et la mort, l’enterrement et le mariage. Dans leur organisation, ces rites sont très proches les uns des autres. Il y a des processions, des échanges de cadeaux et de fleurs, des larmes. Dans la procession, on éprouve ce temps.

M. P. — Ce dernier film qu’est Le Temps de l’oiseau réunit des techniques et des thématiques communes aux deux autres films. On y retrouve une organisation globale de la société, à travers la métaphore de la famille et la préparation du mariage d’une jeune fille. Il commence par une procession, comme dans Charivari. Il comprend aussi, vous l’avez dit, des références à la mort. Le tout fait penser à une boucle qui se boucle.

D. B. — Oui, dans ce film, on peut voir la fin d’un cycle. Un cycle de la vie, mais aussi un cycle du travail qui se déploie à travers l’exposition. Il est question de naissance, de vie et de mort, et de la façon dont nous nous emparons de ces questions. Comment nous mettons en scène ces moments clefs de la vie. Comment la représentation et la mise en scène sont les moyens que nous avons trouvés pour les figurer et les transcender. C’est un travail pensé en trois temps, en trois actes, où, comme dans les rites du carnaval, tout doit se consumer pour renaître à nouveau.

M. P. — Comment imaginez-vous l’expérience du public par rapport aux thématiques et aux images récurrentes dans l’exposition ?

D. B. — À l’entrée de l’exposition est présentée une photographie, Le Petit Deuil, où l’on voit deux jambes en cire posées sur une surface miroitante. Elles marquent la présence d’un corps morcelé et artificialisé, agissant comme à la manière d’un ex-voto. Ensuite, est présenté Le Pays d’en haut. Avec Agnès Violeau, la commissaire de l’exposition, nous avons rapidement pensé l’exposition à l’image d’une une procession avec un début et une fin, en miroir de celles que l’on retrouve dans les films. Se succèdent photographies et films tout au long de l’exposition.
Je voulais travailler avec des rideaux, afin de structurer l’espace non seulement pour des raisons sonores, c’est-à-dire pour atténuer les sons, mais aussi pour resserrer l’espace. Le rideau de velours doit à sa lourdeur, son drapé et son tombé d’être un élément de décor que l’on retrouve dans les lieux du pouvoir et de l’artifice, et jusque dans les lieux de croyances. C’est un élément scénique important et puissant.

M. P. — Cette présence des rideaux dans l’exposition est particulièrement intéressante. Vous avez une certaine sensibilité pour le tissu, tant dans vos films que dans vos photographies. Je pense notamment à l’importance de la symbolique du rideau dans l’histoire de l’art. La scénographie de l’exposition est d’ailleurs marquée par un jeu d’ombre et de lumière, accentué par la présence de ces rideaux.

D. B. — Quand je travaille dans la chambre photographique, il n’y a pas de fenêtre. Je commence par obstruer les fenêtres avec des rideaux pour me plonger dans le noir et ainsi travailler avec une lumière artificielle. Dans les dernières photographies réalisées pour l’exposition, la présence du rideau est très forte. Je viens d’une famille de tisseur·euses et je pense que cela m’a rendue sensible aux étoffes, et plus particulièrement à leur grain, leur toucher. J’habitais juste à côté de l’usine de textile familiale. Il y avait du tissu partout : je voyais mon père travailler avec un compte-fil, toucher les étoffes pour en apprécier la qualité, tandis que ma mère choisissait les coloris et les imprimés et réalisait des panneaux de tendances pour montrer les collections.
Au-delà de ça, j’y vois un rapport à la peinture et à la photographie du xixe siècle. On souligne souvent les qualités de la finesse du grain de certaines photographies, l’extrême netteté des objets à l’arrière-plan, la transparence du verre, le détail du brocart, par exemple. Je me demandais souvent : « Qui est le personnage principal de la photographie ? Est-ce le modèle, le col amidonné, ou le rebord de cheminée ? » Le tissu fait aussi partie de la photographie ancienne, que ce soit par la présence de rideaux dans le studio du photographe, ou parce que ce dernier se recouvre d’un voile noir pour regarder dans le dépoli et enfin voir l’image.

M. P. — Quelle influence pensez-vous qu’auront les films sur l’interprétation de vos photographies ?

D. B. — Pour moi, les photographies se concentrent sur les rites funéraires, elles sont le prolongement du dernier film Le Temps de l’oiseau. Certains personnages et objets circulent des films aux photographies. C’est un même monde qui oscille entre fixité et mouvement.
Passer de la photographie au cinéma me permet d’approfondir et de pousser plus loin mes questionnements. Chaque médium a sa singularité. L’image fixe concentre le temps autour d’un moment singulier où l’image, au préalable construite, apparaît dans le dépoli de la chambre. C’est proche d’une révélation.
Le temps d’un film est un temps qui se dilate, se métamorphose, s’additionne, c’est comme traverser une énigme, un mystère tant le processus par couches repousse le temps de l’apparition.

M. P. — On remarque, dans certaines de vos photographies les plus récentes, l’absence de la figure ; c’est le cas dans Paysage de pierre, sel et ombres (2021). Pourquoi cette absence ?

D. B. — L’exposition est pensée comme un rite, un voyage dans le temps. La figure humaine se délite peu à peu, les objets remplacent et incarnent une présence passée. C’est comme une forme de processus de réification inversé.Comme des natures mortes, les objets sont là pour parler de nous, en un sens. Les matières des objets vibrent, elles entrent en écho, brillent, reflètent, produisent des ombres, et organisent le visible en le composant. Le fait d’aller vers ces équivalences visuelles me semble être un prolongement du travail que je réalisais en mettant en scène des corps dans des espaces et des décors. L’objet a toujours été très présent dans mon travail. Sa force d’incarnation me semblait juste, dans ce contexte. Plus largement, il est une direction nouvelle. J’ai récemment vu deux peintures de Rembrandt : Portrait de Maerten Soolmans et Portrait de Oopjen Coppit, toutes deux peintes en 1634 et exposées au Rijksmuseum, à Amsterdam. Dans ces portraits, ce ne sont pas tant les visages qui nous regardent, qui me fascinent, mais le gant fantomatique porté par l’homme, le mouvement de la main qui froisse l’étoffe dans le portrait de la femme, et les détails des tissus, des broderies, des souliers. Tous ces détails, ces morceaux de bravoure, confèrent une forme d’éternité aux peintures, c’est le sujet à côté du sujet.

M. P. — En plus des films et des photographies, vous avez choisi de présenter quelques objets, tel que Contrepoids (2021), une sculpture en cire d’abeille, et Socle (2021), un socle en marbre. Ces œuvres sont l’écho des objets de vos films et de vos photographies. Avec ce geste, voulez-vous rendre le public plus sensible aux qualités matérielles et sensuelles de ces objets, qui restent intangibles dans les films et les photographies ?

D. B. — En discutant avec Agnès Violeau, je souhaitais apporter une forme de matérialité, de présence visible dans l’espace d’exposition à laquelle le spectateur et la spectatrice pourraient confronter leur propre « physicalité ». Les salles d’exposition deviennent, par ce geste, un espace de composition possible, un décor. Mais un décor qui serait presque déjà démonté, la sculpture de cire ne reposant pas sur le socle. Le socle devient donc un espace de projection possible et ouvert.

M. P. — En effet, quelques objets donnent l’impression d’être « vivants », telles les fleurs. Une qualité qui nous rappelle la fugacité du temps saisi dans vos films et vos photographies.

D. B. — Le bouquet dans l’exposition, comme ceux présents dans les photographies ou les films, est un bouquet de fleurs artificielles que « j’embaume » dans de la cire. Les fleurs sont ainsi figées dans une sorte d’éternité artificielle. Elles sont l’écho des pratiques funéraires, où l’artifice est le moyen de garder vivant ce qui ne l’est plus.

  • — 1.

    Delphine Balley, Histoires de familles, Paris, éditions Lienart, 2010.

  • — 2.

    Andrée Corvol, Histoire de la chasse. L’homme et la bête, Paris, Perrin, 2010.

  • — 3.

    Bertrand Hell, Sang noir. Chasse et mythe du sauvage en Europe, Paris, Flammarion, « Champs », 1993.

  • — 4.

    José Ortega y Gasset, Méditations sur la chasse, trad. Charles-A. Drolet, Québec, Les Éditions du Septentrion, 2017.

  • — 5.

    Le Carnaval. Essais de mythologie populaire, Paris, Payot, 1974.

  • — 6.

    L’historien de l’art Erwin Panofsky (1892-1968) reprend la méthode d’analyse d’Aby Warburg et distingue trois niveaux d’interprétation d’une œuvre d’art : l’analyse pré-iconographique, recensant toutes les données relatives à l’œuvre ; la description de l’œuvre, ou analyse iconographique ; et enfin l’analyse iconologique, permettant de contextualiser l’œuvre et d’étudier sa portée dans une époque, un courant ou une tendance artistique.

À propos d’une (ou de la) femme qui tremble

Par Chantal Pontbriand
Publié dans Delphine Balley, Figures de cire, catalogue de l'exposition monographique au musée d'art contemporain de Lyon, coédition macLYON et Bernard Chauveau, 2022

Texte de Karine Mathieu

Directrice artistique de Mémento, Auch et commissaire d'exposition indépendante, 2020

Une métamorphose picturale

Par Gwilherm Perthuis
Publié dans le catalogue monographique de Delphine Balley, Éditions Lienart, 2010