Émilie Perotto
Dossier mis à jour — 08/09/2025

Certains travaux doivent être accomplis, 2006

Certains travaux doivent être accomplis à la surface du sol, mais ils peuvent l'être par des machines supervisées de l'interieur sombre de bars terrestres, 2006
Exposition, La Station, Nice

Wood World, condensé de pratique, 2006
Palettes et bois stratifié récupérés, bois médium, pin, métal, 380 x 220 x 170 cm

Il faut être relativement têtu pour s'affronter aujourd'hui aux échardes et aux-serres-joints « à la papa » dans une mabiance de scirier poussièreuse, alors qu'on peut aussi monter des vidéos sur un iMac dans sa chambre.

Assisterait-on à une accélération du retour du refoulé en matière de fait main dans l’art actuel, en France ? Différentes expositions ont montré cette année de jeunes artistes, en galeries ou en centres d’art, ayant recours à des techniques et matériaux « traditionnels ». C’était le cas, par exemple, lors de l’exposition organisée par Stéphane Thidet à la Générale (voir l’article d’Alain Berland page 2), où l’on pouvait notamment apprécier les sculptures de Sarah Fauguet & David Cousinard en panneaux de bois aggloméré. En matière de bois (et dans la même veine bien sûr), La Station présentait jusqu’au 1er octobre une exposition intitulée « Certains travaux doivent être accomplis à la surface du sol, mais ils peuvent l’être par des machines supervisées de l’intérieur sombre de bars terrestres. » (!) Parmi les quatre jeunes artistes présentés, Emilie Perotto et Sarah Tritz (toutes deux nées en 1980), ont retenu mon attention pour leur usage tout à fait décomplexé du bois, travaillé à l’aide de scies sauteuses, de fraiseuses, de marteaux et de papier de verre. Il faut être relativement têtu pour s’affronter aujourd’hui aux échardes et aux serre-joints « à la papa » dans une ambiance de scierie poussiéreuse, alors qu’on peut aussi monter des vidéos sur un iMac dans sa chambre. Emilie Perotto, Sarah Tritz, auxquelles je pourrais ajouter par exemple Elsa Sahal (et son immense univers de céramiques) ne travaillent pas « sur la question de l’attraction / répulsion » ou « sur les intervalles et les interstices de notre quotidien » ou « sur notre rapport au montré / caché »… Elles affrontent un médium dans la durée, avec ce que cela implique en termes d’échec, de déception, de remise en question, où la réponse éventuelle intervient après ou pendant le travail et non avant. Si notre monde tolère encore les artistes, c’est bien pour qu’ils produisent des objets que ni eux, ni nous n’attendions, et dont on ne sait à priori pas quoi faire. Les pièces produites sont en effet de taille respectable, donc encombrantes. L’année dernière, c’était Ingrid-Maria Sinibaldi qui envahissait la galerie des Cyprès de la villa Arson avec 80 sculptures blanches en contreplaqué d’1 mètre 70 (Cf : Particules N°11, p.11).

Sans titre (Flashpoint n°2), Émilie Perotto, 2005, est une pièce qui doit bien mesurer 10 mètres de long. Elle occupait le couloir vitré de la Station au fond de l’espace d’exposition. Son déploiement au sol nous invitait à la parcourir ou à la traverser. L’œuvre représente une flamme stylisée reliée par une très longue chaîne à un boulet de bagnard. Le lien entre les deux objets est difficile à établir, mais prend du sens lorsque l’artiste explique son impuissance chronique à « représenter le mouvement » dans ses sculptures. Émilie Perotto a d’abord travaillé sur la transposition en volume d’une image d’explosion, jusqu’à obtenir la flamme, dont elle a découpé et assemblé les contours avec des morceaux de médium. Constatant la « fixité » de cette flamme qui n’était plus qu’un écho statique au document initial, elle a choisi d’en exagérer l’effet, en la reliant par une longue chaîne à un boulet. L’unité de la sculpture est assurée par l’usage du médium — un type de bois aggloméré dont les teintes varient du marron clair au marron foncé — qui donne ici une forme de parité intrigante aux deux extrémités boulet / flamme. D’un côté le boulet tellurique, de l’autre la flamme aérienne et le passage de l’un à l’autre par la longue chaîne. Mais surtout une logique interne un peu clandestine qui donne beaucoup d’impact et de charme à la pièce. A l’entrée de la Station était présentée Wood World, 2006, une œuvre imposante montant à près de 4 mètres de haut et reposant sur une palette de livraison. Il s’agit d’un assemblage complexe de différents objets, certains fabriqués et d’autres partiellement « récupérés ». Quelques parties fonctionnent par « écho » : une planche percée d’une multitude de trous à la base de la sculpture répond au grand mât qui occupe la partie supérieure de l’œuvre. Le mât est composé par les « rondins » prélevés sur cette planche. Trois fragments de meubles à tiroirs en formica occupent le tiers inférieur de la sculpture, dont un est flanqué d’un faux cadenas en médium. Un éléphant, réalisé dans une technique quasi « hyperréaliste », surplombe l’ensemble. Devant l’animal surgit le mât qui fait grimper la sculpture à 4 mètres. Là encore, l’interprétation est délicate et tout à fait ouverte. L’artiste se donne en effet des contraintes, des exercices, qui provoquent des collisions visuelles et sémantiques. Bien qu’Émilie Perotto soit une « jeune artiste », on peut admirer sa prédisposition à stopper l’œuvre avant qu’elle ne devienne trop bavarde, dans un jeu subtil entre la présence immédiate de la sculpture dans l’espace et la complexité de ses logiques internes. D’un côté l’évidence immédiate des œuvres de Tony Cragg, et de l’autre, l’héritage du collage surréaliste.
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— Gaël Charbau
Particules n°16, octobre-novembre 2006