Texte de Julie Portier
Pour l'exposition L'effet de Réel, Le 19 Crac Montbéliard, 2016
Dans un texte intitulé "l'invention du sens dans la photographie", l'artiste, théoricien et auteur de grandes œuvres documentaires, Allan Sekula, affirme que l'image photographique est un énoncé "incomplet", ne pouvant communiquer à l'extérieur d'un cadre de discours, un texte, qu'il soit implicite ou caché. C'est avec insistance que ses écrits défont l'idée, communément admise depuis la découverte fascinée du procédé de reproduction mécanique, qui attribue à la photographie le pouvoir de se substituer à tous les langages et de donner un accès au réel et à sa vérité sans intermédiaire.
Fabienne Ballandras est convaincue de cette insuffisance. Les images qu'elle re-produit sont des images sans textes et décadrées, absentées de leur contexte – parfois réduit à un mot indiciel dans un titre. Muettes, pourtant elles nous parlent : la rencontre d'un des grands dessins noirs de la récente série 67P/T-G suffit à éprouver leur éloquence. Aussi, cette méthode d'appropriation, qui consiste à ne créer aucune image qui ne soit préexistante, s'inscrit-elle dans une lignée critique des artistes que Douglas Crimp identifie à partir de la fin des années 1970 sous le terme de "Picture Generation", quand la reproduction d'une reproduction est un moyen d'interroger le régime d'existence des images à l'ère de leur diffusion de masse, autant que de mettre en crise le mythe de l'auteur.
Aujourd'hui, il ne fait pas de doute qu'aucune image n'est originale, tandis que leur vacuité n'est plus à démontrer par un redoublement du phénomène de répétition. C'est alors que Fabienne Ballandras réengage le travail de la main dans la maquette ou le dessin, qui contiennent chacun le fantôme d'une photographie (ou peut-être de toutes les photographies) ainsi recouvert d'une matérialité troublante. C'est dans cette épaisseur aberrante que s'apprivoise une émotion nouvelle à la surface de l'image frappée du sentiment de déjà vu et que se pose in fine l'inépuisable question de son pouvoir. Mais ici l'image ne livre heureusement aucune solution, elle est pur espace d'ambiguïté ; et c'est dans la fragilité d'une reconstitution et la douceur d'un dégradé de gris qu'elle manifeste un état de crise.
La crise est le dénominateur commun de l'iconographie développée dans le travail de Fabienne Ballandras, crise sociale, politique, économique, écologique, crise du logement. Ces dix dernières années, l'œuvre a balayé les sujets alarmants – du moins ceux traités par les médias – qui concernent le quotidien de la société, si bien que l'apparition du motif cosmique avec 67P/T-G advient comme un zoom arrière. C'est par ce vertige que commence l'exposition, dans cette antichambre qui semble proposer toutes les portes d'entrées possibles dans l'image. Par la variété des formats et des échelles, la multiplication des angles de vue, le va et vient de l'intérieur à l'extérieur, paraît s'y rejouer une tactique d'approche, comme s'il s'agissait de domestiquer l'inconcevable scientifique et par delà peut-être, apprivoiser une autre abstraction : le réel dont l'image photographique se prétend être le vecteur. Mais l'investissement de la main et du corps, jusqu'à épuisement physique et consumation du motif, fait délibérément échouer la tentative d'absorption par l'image et suspend son pouvoir magnétique sur un seuil, une zone infranchissable où le regard (en apesanteur) laisse s'éloigner le sujet, dans un espace-temps dilaté.
Les dessins et les mises en scènes photographiées de Fabienne Ballandras nous mettent en présence d'images d'une actualité passée, où elles agissent comme un choc transmis en différé, dans un moment ralenti qui n'est pas encore celui de l'Histoire. Ainsi des clichés de la mission Rosetta – aventure spatiale qui ressemble au futur tandis qu'elle devait éclairer un fait remontant à 4,5 milliards d'années – qui s'achèvera demain par un silence radio. Il en est de même pour ces images de foules (Petits peuples, 2013-2014), qui paraissent prolonger les paysages minéraux et irréels, où la lumière et le relief se confondent dans un même traitement graphique. Si le sujet se précise au regard dans un deuxième temps, que contiennent encore ces images de l'élan révolutionnaire qu'elles témoignaient au monde ? Miniaturisés, énumérés par deux cent (et grisés), ces peuples soulevés de Syrie, de Tunisie, d'Egypte, de Libye, du Yémen et d'Algérie – dont les visages et les revendications se sont effacés sous l'effet d'une surexposition – composent, à peine quelques années après les évènements, un motif ordinaire, uniforme et interchangeable. Cependant éloignées de leur source comme du souci de réalisme, ces images génériques de champs de bataille amnésiques parviennent à déclencher un mince frisson collectif. Il vérifie l'apprentissage des codes et l'action par filtre des images antérieures (de presse ou de fiction) sur celles que l'on nous présente. Les photographies personnelles dont est tirée la série Coucou les enfants (2012)– où s'opère le passage de la maquette au dessin chez Fabienne Ballandras – laissent aisément apparaître ces filtres qui héroïsent la guerre dans l'imaginaire d'un jeune soldat parti en Afghanistan. Mais dans cette transparence et la torpeur de l'attente d'un événement point une énigme, un secret aux contours flous que peut-être le dessin retient quand la photographie prétend ne rien cacher : il concernerait la raison d'être des images, dont certaines sont interdites quand d'autres circulent en grande quantité.
De retour de Tchouri, ces images exemptes de fonctions géopolitiques, sans auteur, enregistrement robotique sans intention, se pourrait-il qu'elles soient rendues visibles en vertu de leur simple beauté ? Alors la recherche du sens poussée à l'extrémité du dessin le ramène, par une sorte d'accélération gravitationnelle, à son statut de vanité.