Images cherchent modèles
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Entretien avec Florence Meyssonnier, 2010
In Sentimentale Intellektuelle, édition de l'Institut français de Stuttgart, en partenariat avec art3 Valence
Florence Meyssonnier : Vos deux dernières séries dépassent clairement la question de la représentation en introduisant celle de l'acte de communication. En trouvant leur origine dans des faits qui appartiennent à l'Histoire, elles exploitent le dispositif de transfert du fait réel en une information.
Fabienne Ballandras : En travaillant à partir d'images d'entreprises et de revendications sociales qui ont marqué l'actualité depuis quelques années, les codes liés à la communication (marques, enseignes, pancartes...) se sont assez naturellement infiltrés dans les images que je produisais. Progressivement, les repères qui ancrent ces images dans l'actualité ont été évacués par un mécanisme de modélisation. Si la lecture de ces dernières images s'opère davantage que les précédentes dans "l'historique", c'est surtout le "devenir image" de l'histoire qui m'intéresse. Je me suis particulièrement attachée aux scènes de revendications en ce qu'elles développent une complexité, un dispositif qui expose le langage.
F.M : Un des plus évidents signes de ce "devenir image" et de cette scénarisation est le slogan, élément que l'on retrouve dans les images de la série Du fric ou boum.
F.B : C'est le processus de transfert du fait réel dans sa mise en scène qui est en jeu dans cette série. Dans le flux continu du visuel, pour qu'une image actualise un fait, elle doit le jouer, lui donner une forme qui influence sa lecture. L'image médiatique qui rend public le slogan entremêle langage et image dans un même espace.
Le slogan a un rôle bien défini dans une situation de conflit, il énonce la revendication, il exprime l'état d'esprit. Il peut être violent, drôle, désespéré... Mais extrait de son contexte, il a un pouvoir d'évocation qui dépasse sa fonction originelle. Il peut devenir un référent historique comme Il est interdit d'interdire, ou une phrase étrange, interprétable à souhait par le spectateur comme Tiens t'es radié.
F.M : Du slogan à l'appréhension personnelle d'un espace dans Sentimentale Intellektuelle, il est question d'occupation, c'est à dire d'inscription d'histoires individuelles dans le temps présent.
F.B : Le slogan est une forme libre d'inscription d'un individu ou d'un groupe dans l'espace collectif. Plus qu'objet de transmission ou de médiation, il est désormais une médiatisation. Du fric ou boum explore surtout l'image de l'alerte comme dispositif grossier de communication, la scénarisation de la menace plutôt que la menace réelle. Dans cette logique, On veut la prime est la photographie la plus aboutie.
Aussi, réinjecter ces images dans l'appareil publicitaire me semblait une perversion supplémentaire intéressante à utiliser. Dans la série des photographies de cellules de Sentimentale intellektuelle, mon approche a été différente. Le carcéral est l'absorption d'un individu dans un espace décidé par le collectif. C'est le décor de la contrainte, de l'usage quotidien, de l'autorité. L'individuel s'y manifeste par sa quasi-absence.
F.M : Dans Sentimentale intellektuelle, le référent historique semble un point de départ nécessaire également très vite distancié par cette question de la média(tisa)tion.
F.B :En prenant l'histoire des années 70 comme amorce de réflexion, il est toujours question de mettre en perspective la transmission de l'engagement politique. En France, c'est Mai 68 et les relations particulières que nous entretenons avec la manifestation... En Allemagne, il m'a semblé plus juste de me pencher sur une forme différente de contestation à travers le parcours de la RAF et de ses figures majeures (Andreas Baader, Ulrike Meinhof, Gudrun Enslin...). Au-delà de l'affrontement entre l'état et le groupe armé, le plus intéressant était la guerre médiatique qu'ils se sont livrés, et notamment au sein de la prison de Stamheimm. Ce lieu est devenu, durant plusieurs années un centre de débats ou de manipulations mutuelles prenant l'opinion publique à témoin. Clos sur lui-même, il a été investi par les fantasmes collectifs. J'en ai fait le point central sur lequel s'est progressivement construit le projet.
F.M : Comment intervient l'introduction de l'expérience individuelle des détenus dans ce processus neutralisant ?
F.B : Je suis entrée en contact avec les responsables de la prison, et je leur ai proposé de transmettre un questionnaire à des détenus. Sous une forme très protocolaire, je demandais à chacun de décrire de manière simple l'espace qui les entourait ainsi que les éléments qui le constituaient : quelles sont les dimensions de la pièce ? La couleur du sol ? Qu'y a-t-il au mur ?... Six détenus m'ont répondu et j'ai utilisé leurs descriptions écrites comme base de travail pour l'élaboration des maquettes qui ont ensuite été prises en photos.
C'est un dispositif qui abstrait la place de l'individu, il rend la présence du détenu indispensable à la mise en œuvre du travail, son point de vue soumet celui du spectateur, mais il le rend aussi invisible par la position qu'il lui assigne. Dans son mécanisme, cette série ne cherche pas à traiter de l'aspect privé de la vie des détenus. Au contraire, il s'agit d'entrer dans le domaine de l'intime, au sens où le définit Mickaël Foessel, c'est-à-dire dans un lien avec l'extériorité 1. La prison prive par nature l'individu de l'intime, pourtant, dans la mesure du possible, il en réinjecte sur les murs, il en imprègne le quotidien. C'est en cela que la prison est un espace politique.
F.M : Davantage axé sur la circulation des images que sur leurs origines, votre travail s'est emparé de ce contexte comme d'un nouveau mobile de modélisation (qui a dans votre travail un statut tant méthodologique que conceptuel). Vos premières approches sous forme de dessins et peintures de détails très précis ont alors mis en œuvre un story-board sans acteurs et ont donné forme à une réalité absente.
F.B : Sans acteurs et sans narration... Disons que ce lieu est devenu un générateur d'images d'origines diverses, puisées dans l'archive ou la fiction. En redessinant des décors du film Baader Meinhof Complex d'Uli Edel, en recadrant au plus près des photographies d'objets liés au quotidien et à l'usage de l'espace carcéral, je constituais un ensemble d'éléments neutres qui ne décrivait plus le contexte d'un récit, mais qui composait un corpus à entrées multiples de plus en plus autonome.
F.M : Dans les transferts qui s'opèrent au sein de ce projet et dans les relations qui agissent d'un support à un autre, la question de la représentation, du simulacre est dépassée car c'est le format de l'image contemporaine qui est plus généralement questionné. Aussi, sans être vraiment habitables, ces différentes œuvres restent une forte incitation pour le spectateur dont elles troublent le regard.
F.B : Il m'a effectivement semblé important d'entretenir un croisement de lectures entre les différents supports qui constituent Sentimentale intellektuelle. Mais le centre de ce travail reste pour moi la restitution photographique des maquettes, tout d'abord parce que la photographie crée une continuité avec l'ensemble de mon travail, mais surtout parce qu'elle traduit avec plus de justesse l'ambiguïté entre le fantasme et le réel. Toutes ces images véhiculent le même référent, mais la photographie cette fois fait « acte ». Elle trouve une autonomie qu'elle n'avait encore jamais eue. Les autres éléments sont en quelque sorte des satellites dont les rôles diffèrent : les dessins et peintures tissent une trame d'images qui viennent troubler et épaissir la relation au lieu de référence. Les deux sculptures «cellules», espaces dépliables et manipulables, traduisent toujours cette volonté de modélisation en reprenant les proportions des deux types de cellules de la prison. À travers le rapport intérieur/extérieur, elles transmettent l'expérience de l'usage, du geste et du bruit. Enfin, dans la même logique que Du fric ou boum, la vidéo Everybody talks about the weather... we don't, en donnant une nouvelle existence à ce slogan déjà plusieurs fois récupéré, manifeste la portée et l'autonomie du langage.