Fabienne Ballandras
Dossier mis à jour — 04/12/2025

Rien d'original

Texte de Fabienne Ballandras
Pour l'exposition Rien d’original, L’usine, Poët-Laval, juillet 2025

L’exposition présente deux grandes séries de dessins de réalisées à environ dix ans d’intervalle.

La première est horizontale. Sur une série de grandes tables, un ensemble de dessins réalisés au papier carbone à partir d’images extraites du journal Le Monde propose une plongée dans l’actualité des années 2020 et 2021. Chaque dessin résulte d’un processus minutieux de transfert au papier carbone, matériau désuet et bureaucratique qui révèle toutefois la fragilité de la copie. Pour le même geste aveugle, deux dessins pas tout à fait similaires apparaissent, un positif et un négatif. Dans la superposition des couches graphiques, les images s’entremêlent dans une composition dense, presque labyrinthique où les motifs semblent à la fois apparaître et disparaître : Covid, invasion du Capitole, abandon de l’Afghanistan, explosions au port de Beyrouth… Sans hiérarchie de lecture, le sens se perd et le regard est invité à circuler.

À côté, sur des petits formats, des rectangles noirs, opaques. Aucune image, juste une légende : Un lieu, une date, parfois le détail d’une situation. Habituellement marginale dans l’ensemble des informations présentes sur les pages d’un journal, la légende est la seule rescapée du déplacement opéré ici entre l’espace médiatique et celui du dessin. Le texte de l’article a disparu, laissant la page devenir à nouveau un support et il ne reste de l’image que son espace rectangulaire. Dans le duo / duel qu’elle forme avec l’image manquante, la légende, par nature factuelle et minimale, devient d’une part le seul vecteur de compréhension de l’événement mais également le fil chronologique d’un récit remonté de l’actualité.

Enfin, à divers endroits sur les tables, plusieurs sphères compactes. Elles sont constituées du reste du journal, compressé jusqu’à former des volumes solides. Sur leur surface, à nouveau des formes graphiques, presque abstraites, des agrandissements de détails prélevés dans les dessins initiaux. Dans ce changement d’échelle, l’oeil passe du plan au volume, du détail à la masse, du motif à l’objet.

Le dispositif des tables évoque un laboratoire, un espace d’étude ou d’archive. L’ensemble donne à voir un monde saturé d’informations, où l’image circule, se transforme, se fragmente, puis se recompose selon une logique propre. Le travail nous invite à ralentir, à observer, à reconsidérer l’espace entre l’actualité et la trace qu’elle laisse, entre l’information brute et la pensée.

La seconde série est verticale, sur le mur. « Petits peuples » réunit environ 200 dessins réalisés entre 2013 et 2014 d’après des photographies diffusées sur Internet documentant les révoltes populaires survenues entre 2010 et 2012 en Syrie, Tunisie, Égypte, Libye, Yémen et Algérie. Ces soulèvements, souvent nommés Printemps arabe, ont été largement relayés par les médias du monde entier. À travers un assemblage précis et régulier, cet ensemble saisit le peuple réduit à l’anonymat, chaque foule se fondant dans un motif collectif qui neutralise les figures. Les scènes de masse, saisies dans l’urgence journalistique, sont ici transposées dans le temps long du dessin. La profusion des dessins incite d’abord à une mise à distance de l’événement historique avant qu’une forme d’intimité n’apparaisse dans la lecture rapprochée de chaque image.

Ces deux séries ont en commun la recherche d’un mouvement qui pourrait se résumer dans cette phrase de Daniel Arasse : « Que se passe-t-il dans ces moments privilégiés où un détail se voit ? De quelle surprise ces moments sont-ils porteurs ? Que fait celui qui regarde « de près » et quelle « récompense » imprévue cherche-t-il ? »