Fabrice Lauterjung
Dossier mis à jour — 03/05/2018

Textes

RIEN QUE L'ENDROIT ET LE MOT

Portrait de Fabrice Lauterjung par Corinne Rondeau
In ZéroQuatre N°06, Printemps 2010

FIX CINÉMA

Par Jean-Pierre Rehm
In Fabrice Lauterjung, Éditions ADERA, 2007

Sept, dix, seize minutes et des secondes, c'est dans des durées ramassées que se déroulent jusqu'ici les films de Fabrice Lauterjung. Prudence des débuts, goût de la petite forme, fidélité métrée à la mesure des modestes bobines super-huit ? Peut-être. Encore faut-il le préciser, il ne s'agit pas de courts-métrages, si l'on entend par là ce genre qui se veut galop d'essai pour des longs à venir, à faire la preuve d'un savoir-faire narratif, photographique ou de direction d'acteur. Les films de Fabrice Lauterjung sont brefs mais pleins ; ils découpent leur format à l'aune de leur propre nécessité. Et tout en eux, par ailleurs, témoigne du sens rigoureux de l'économie : la distribution de la couleur et du noir et blanc, la balance des voix et des sous-titres, la présence ou l'absence de musique. Car, bien avant de dépenser le cinéma, d'user et de dérouler de la pellicule à corps perdu, il y va d'abord ici d'un étonnement. Du cinéma, pourrait-on dire, Fabrice Lauterjung n'en revient pas. Voilà, pour qui voudrait trouver une constante, ce qui s'imprime partout ici : la sidération.

Devant quoi ? Devant l'affinité entre le manège de la machine d'enregistrement et le tournis des choses. Ce qui est devenu, à proprement parler, notre lieu commun - les images mobiles du monde, au point qu'elles passent pour une nature, Fabrice Lauterjung persiste à s'en ébahir. C'est-à-dire à en exaspérer le discontinu, les saccades, les accidents. Comme si cela restait à conquérir. Comme si restait encore à apprendre ce que signifie habiter un tel flux. Quand même il s'agit de sa première réalisation, qu'il qualifie pudiquement d'"exercice formel nécessaire", Paris : 02/2003 en donne sous une forme presque brute la méthode. Le bleu d'un TGV entre d'abord lentement en gare, cadré de biais dans une œillade aux Lumière, puis nous voilà entraîné dans un remous d'agitations, de trépidations, de déplacements, etc., redoublées de mises en abîme du mouvement de tourniquet de la caméra (le vélo d'une fillette, le manège conclusif surveillé par les cheveux d'une mère vue de dos). Le parcours est clair : entrer dans la capitale, c'est aller à la rencontre du mouvement. Autrement dit, du passage. C'est-à-dire du temps. (À une passante s'intitule un autre film, reprenant le titre d'un poème de Baudelaire qui traite moins d'une quelconque flâneuse que de la presse du pas du temps lui-même). Faire glisser des images de la capitale les unes sur les autres, ce n'est jamais ici jouer les héros balzaciens, ce n'est pas surplomber une vue d'ensemble aperçue aujourd'hui pour s'en assurer la maîtrise demain, c'est, paradoxalement, revenir à hier : retourner enfant. À l'encontre du temps, la promesse est à rebours, le film va de l'avant, antiprophétique. Et s'il y a d'évidence une polarisation urbaine dans les films de Fabrice Lauterjung (Istanbul, Berlin, Zagreb ne se contentent pas d'être des décors exotiques, mais figurent tour à tour le sujet particulier qui titre chacun des films), ces villes entrent toutes dans le scénario d'un retour, d'une reprise, d'une "répétition". Le lieu public, c'est-à-dire le lieu de l'embrayage scénaristique, ne s'offre jamais entier, immédiat. A la manière de La Jetée de Marker, sans doute plus qu'une référence ici, c'est au contraire le déficit d'immédiateté qui enclenche lentement un lourd engrenage narratif, laissé de surcroît en panne au seuil de son rendement. S'impose au contraire, impérieuse, la nécessité de reprendre, de revoir, de suspendre la vision ou le photogramme, pour que le regard s'accorde enfin à un début de récit, c'est-à-dire à une amorce de visibilité, c'est-à-dire d'accoutumance aux lieux – si tardive en règle générale qu'elle est toujours refusée, suspendue.

Mais revenons à Paris. Semblable usage du montage haché pour rendre l'éclaté de "la vie moderne" n'est pas neuf. Le cinéma de l'avant-garde soviétique a montré la voie il y a plus d'un siècle, et Jonas Mekas plus récemment a fait, parmi d'autres, du tourné-monté sa signature. La question n'est pas tant ici l'originalité que celle de la relecture d'un tel geste. Car il y a méprise. Le primat donné au montage n'est qu'en apparence la solution destinée à servir de reflet à une réalité elle-même aux prises avec la vitesse ou le fordisme au quotidien. En fait le montage soviétique reproduit moins l'actualité de la fébrilité moderne d'alors qu'il ne dessine un projet, appelé communiste, de liaison commune, de "ligne générale", à venir. Il s'agit de produire la fiction, le modèle d'une utopie du montage social qui reste à effectuer et que le cinéma indique, dicte bien davantage qu'il ne copie. Différemment, chez Mekas, le tourné-monté ne traduit pas en images une réalité magnifiquement à portée de main dans son éclatement bariolé. À l'inverse : ses coupes, ses heurtés, ses lacunes signalent que cette beauté est sous le signe de l'exil, c'est-à-dire qu'elle signe elle-même l'exil. Les parcs enneigés de New York évoquent la Lituanie délaissée, et, pour finir, l'enfance perdue. Autrement dit, le lyrisme du montage de Mékas s'avère in fine élégiaque. La contradiction de ces deux élans est la dynamique propre à son montage et à son emploi si caractéristique de la bande son.

C'est un tel tempo à contretemps, joie de seul horizon, liesse hoquetée ou douleur en charpies sans sujet propriétaire, qu'a bien saisi Fabrice Lauterjung. Car si le montage à l'emporte-pièce de Paris : 02/2003 cède aussitôt la place par la suite à des séquences bien plus stables, demeure que le montage se révèle la priorité de son travail. Montage entendu cette fois en un sens élargi : matière filmique, qui veut qu'à la couture des plans entre eux s'ajoutent d'autres boutures délicates. Celles des raccords du son, de la musique, du commentaire, des dialogues, des sous-titres ; entre eux, entretissés, et avec les images. Les films de Fabrice Lauterjung jouent de multiples variations de ces infinies possibilités. Au tournis affolé des images mobiles du monde se superpose et se substitue le ralenti cruel du démontage de la machine cinéma, où voir et entendre se trouvent décomposés, défaits : déposés. Et c'est ici que la dette, heureuse, à Jean Eustache est la plus manifeste. Accorder l'ébahissement devant le monde à celui de ses images, qui était le programme souvent mal compris d'Eustache (Une sale histoire aurait dû pourtant servir d'avertissement), et qui se trouve intact dans son ambition, comme rarement, chez Fabrice Lauterjung, c'est opérer à l'inverse d'une synthèse, c'est œuvrer à la dynamique d'un oxymore.

L'ombre d'un écho, ainsi se titre le dernier film en date. Redoublement de perte, insistance de doubles inconsistants, tel paraît le cadre, typique d'une scénographie platonicienne de la déploration. Ce qu'offre le film ? Tout autre chose : une suite d'aventures de la perception, traductions glissando successives d'affects où l'on passe des doigts aux ongles peints d'une aveugle au beau déboulé d'amples nuages, où la nuit de l'écran côtoie le souffle de danseuses passé dans leurs poings ouverts, où le relief d'instruments de musique vient transiter dans des corps de femmes en même temps qu'à l'intérieur du chuintement d'un saxophone, etc. Et il faudrait commenter longuement l'enchaînement patient de la reconstruction des lieux de mémoire à partir de l'aveu de leur perte dans Zagreb ; de la résurrection comique de la mythologie pittoresque narrative dans Istanbul ou dans Berlin : traversée. Quelle qu'en soit, à chaque reprise, et au contraire, la gravité en jeu.

Avant que ne se fixe est le fruit d'une collaboration avec l'écrivain Eric Suchère. Ce film souligne bien que la question de ce qu'on appelle "littérature" n'est pas étrangère à Fabrice Lauterjung. Entendre que la question du film comme texte (non seulement son existence physique, typographique, ponctuée, mais aussi son complexe code évocatoire), et, inversement, du texte comme logique consécutive de montage d'images, comme film, donc, est au cœur de ses réalisations. Pourtant, à bien dire son animation propre, faudrait-il nuancer. Et traduire : pendant que ne se fixent... poèmes, images, récits, sons, etc., Fabrice Lauterjung les dessaisit, les retarde, les profile (comme le carré de l'écran de biais dans Zagreb ; comme le témoignage invraisemblable de potentiel d'invisibilité de Berlin : traversée ; comme les nuances des enjeux de la lecture du braille dans L'ombre d'un écho). S'il y a fix ici, puissances de fait hallucinatoires, ce sont celles que fournit, et lui seulement, l'instrument sec du cinéma. Cinéma des origines, certes. Primitif, naïf, élémentaire ; mais augmenté du savoir de toutes ses images et ses sons en gestation. Et que cette gestation ne guette que son retour apaisé, noir et coi, n'empêche, même démunie, l'épopée de son immense détour. Dont actes.