Textes
L'abstraction dure endure
Texte de Rachel Stella
Publié dans Franck Chalendard, Peintures 2016-2023, Ceysson Éditions d'Art, Saint-Étienne, 2023
L'abstraction dure endure
Texte de Rachel Stella
Publié dans Franck Chalendard, Peintures 2016-2023, Ceysson Éditions d'Art, Saint-Étienne, 2023
Depuis le début des années 1990, Franck Chalendard s’est appliqué à démontrer qu’on peut peindre quelque chose de plus universel et de bien plus intéressant que les images provenant du quotidien ou mises en circulation par les médias. Ses formes ne symbolisent ni ne représentent rien de particulier, car l’artiste n’est pas éditorialiste. Aucune hiérarchie d’importance n’est établie entre les éléments constituants, et c’est reposant. Chromiste attentionné, Chalendard refuse néanmoins toute sentimentalité dans son utilisation de la couleur, qui pour lui ne véhicule aucune émotion ou humeur. C’est un sens graphique de la couleur qui opère : la couleur est maîtrisée, domptée pour être au service d’une sensualité plastique, intellectuelle. Les formes prennent leur place dans une composition qui n’est pas chargée d’une signification objective, mais demeure ouverte à l’interprétation du regardeur, obligé donc de réfléchir par lui-même.
Au début de sa carrière, Chalendard exécute une série nommée Fenêtres, puis celle des damiers appelée Ichromes. À la différence d’Ellsworth Kelly, dont les fenêtres et damiers peints pendant ses années de formation sont inspirés par son propre vécu, Chalendard a alimenté ses premières œuvres en s’instruisant et en puisant dans sa culture visuelle. Kelly fait-il partie de cette culture ? Si l’on perçoit une étonnante ressemblance entre des œuvres de jeunesse peintes à quarante ans d’écart, les mêmes effets ne sont pas créés par les mêmes causes.
Ce sont les pans lumineux des fenêtres du musée d’Art moderne de la Ville de Paris qui ont attiré l’attention de Kelly, lui suggérant le motif pour Window (1949). L’Américain à Paris raconte : « Le haut laissait voir le ciel et était très blanc, le bas reflétait le paysage et était très gris. J’ai décidé que j’aimais mieux ça que les peintures sur les murs qui étaient très petites. » Pareillement, le damier polyptyque Red Yellow Blue White (1952) est né dans le monde ici-bas, traduit par la finesse d’un esprit paresseux : « Sur le quai du port, j’ai aperçu des rouleaux de coton coloré. Quand j’ai vu ça, j’ai pensé que c’était la solution, que je n’aurais plus à peindre mais plus qu’à recouvrir le châssis de coton. » 1
La démarche de Chalendard se fonde sur cette idée qui imprègne le discours sur l’art depuis le début du XXe siècle, selon laquelle la représentation, ayant pour but l’objectivité, n’a rien à voir avec l’art, même si l’utilisation de formes objectives dans une œuvre d’art n’exclut pas la possibilité qu’elle ait une haute valeur artistique. Sa peinture, qu’elle manie des formes géométriques ou organiques, est obstinément dans la lignée de ceux qui affirment qu’un artiste n’est un créateur que s’il réalise avec ses moyens picturaux des formes ne provenant pas du monde réel mais de son imaginaire.
Dans les Plates-bandes, une série au titre presque sarcastique dans son évocation de l’élément constitutif de l’art minimal, les formes de Chalendard s’enchevêtrent ou se superposent, mais le résultat reste toujours dynamique. On retrouve les mêmes formes ainsi que la même vanne remises en jeu dans la série Bandes à part. Cette stratégie évoque la notion de « push-pull » énoncée par Hans Hofmann dans son enseignement et son recueil posthume, Search for the Real and Other Essays (1967). Selon Hofmann, « La profondeur, au sens pictural et plastique, n’est pas créée par l’agencement d’objets les uns après les autres vers un point de fuite, au sens de la perspective de la Renaissance, mais au contraire (et en déni absolu de cette doctrine) par la création de forces dans le sens de pousser et de tirer. La profondeur n’est pas non plus créée par la gradation tonale (une autre doctrine de l’académicien qui, à son apogée, a dégradé l’utilisation de la couleur à une simple fonction d’expression de l’obscurité et de la lumière) ». Basée sur des théories postimpressionnistes et cubistes de la couleur, cette pratique permet de travailler la lumière et la forme de façon que la tension entre les éléments contrastés conduise à une expérience visuelle assimilée au mouvement ou à la profondeur de champ. Les couleurs sont vues comme se repoussant (push) ou s’attirant (pull) dans le plan du tableau.
Engagé dans l’abstraction pure et dure, Chalendard n’y a jamais dérogé. De décennie en décennie, son travail continue à se renouveler. C’est sa persévérance dans l’expérimentation qui lui confère cette grâce, ou peut-être l’impertinence de sa pertinence. Chalendard réussit la prouesse d’exploiter impitoyablement le régime ornemental – répétition, variation, coloris – sans que ses compositions constituent des motifs décoratifs. Au contraire, pendant toute une période, quand il a utilisé comme support les tissus d’ameublement édités par la maison Thévenon, il s’est donné à cœur joie de détruire le motif. Imprimés chics, jacquards sophistiqués, toiles de Jouy revisitées, c’est dans ce luxueux répertoire que Chalendard s’en prend à la joliesse et aux conventions du plaisir des yeux. On compte parmi ses expériences les plus réussies quelques tableaux peints sur une étoffe jacquard nommée « Baby ». Pas du tout destiné à la puériculture, ce tissage bouclette à haut relief sur fond toilé aux allures tweed accueille et assume un peu discret motif de labyrinthe noir.
C’est avec hardiesse que l’artiste rend inopérant le projet décoratif de ce motif et tous les autres supports détournés de leur vocation de textile d’ameublement. Pour contrecarrer tout potentiel ornemental du tissu « Baby », Chalendard emploie une facture presque langoureuse de taches de couleur et de lignes pas tout à fait droites. La toile est ainsi transformée en tableau.
Parmi les séries récentes, Wax et Batik portent des titres qui évoquent aussi le textile, ceux venant d’autres continents, comme déjà les Madras de 2011. Les tissus batiks indonésiens et les wax africains utilisent tous deux une technique de teinture à la cire pour créer leurs motifs et dessins complexes. Le batik présente souvent des motifs javanais traditionnels composés de formes géométriques telles que des losanges, des triangles et des étoiles, ainsi que des motifs végétaux et animaux stylisés. Le wax africain va des symboles et motifs africains traditionnels à des motifs plus modernes et abstraits.
En fait, les Wax de dimension ambitieuse n’entretiennent qu’une relation distante avec les textiles africains. Il faudrait une culture de connaisseur et non de touriste pour discerner les points communs entre les formes de Chalendard et les motifs de pagne. En ce qui concerne les Batiks, la distance est encore plus grande : pas de congruence de formes et aucune comparaison possible entre les couleurs vives et contrastés de Chalendard et la tendance monochromatique des tissus javanais. Avec toutes ces évocations culturelles et géographiques, on court le danger d’être étoffé par ce genre d’inspiration décorative. Mais ce n’est pas le cas : car les titres de Chalendard sont un prétexte, voire une bonne blague. Il ne connaît rien à la chaîne ni à la trame, au bogolan ni au kente. Pour lui, les titres ne sont pas des indices pour guider le regard ; ils fonctionnent simplement comme des classeurs. Hanté par l’ambiguïté de l’espace du tableau, glouton des expériences visuelles, sensualiste dans sa facture, Chalendard n’est pas un beau parleur, mais un peintre.
Entretien avec Henri-François Debailleux
Entretien avec Henri-François Debailleux
Publié dans Franck Chalendard, Peintures 2016-2023, Ceysson Éditions d'Art, Saint-Étienne, 2023
Entretien avec Henri-François Debailleux
Entretien avec Henri-François Debailleux
Publié dans Franck Chalendard, Peintures 2016-2023, Ceysson Éditions d'Art, Saint-Étienne, 2023
Vers l'ordre des choses
Texte de Colin Lemoine
Pour l'exposition Peindre, Cheminer, Peindre, Galerie Ceysson & Bénétière, Koerich, 2020
Vers l'ordre des choses
Texte de Colin Lemoine
Pour l'exposition Peindre, Cheminer, Peindre, Galerie Ceysson & Bénétière, Koerich, 2020
Elles ne parlent que de ça
Entretien avec Anne Favier
Publié dans Franck Chalendard, Collection Modernes, Ceysson Éditions d'Art, Saint-Étienne, 2016
Elles ne parlent que de ça
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Publié dans Franck Chalendard, Collection Modernes, Ceysson Éditions d'Art, Saint-Étienne, 2016