En Parallèle
En Parallèle
Entretien avec Françoise Vergier par Céline Cadaureille
Pour l'exposition Le déesse d'en bas, L'Assaut de la menuiserie, Saint-Étienne, 2022
Entretien avec Françoise Vergier par Céline Cadaureille
Pour l'exposition Le déesse d'en bas, L'Assaut de la menuiserie, Saint-Étienne, 2022
Céline Cadaureille / Traverser le paysage à toute allure. Train grande vitesse... des champs, des bosquets, des bois, des étendus d'eau, des poteaux électriques, des lignes, des routes – des images qui défilent. Et me retrouver là, tout au bout du chemin qui mène à votre maison.
Vous retrouver au sein de votre atelier. J'avais déjà eu l'occasion de voir vos pièces, surtout des céramiques, mais sans vous connaître. Le travail d'un·e artiste prend toujours une autre dimension quand on connait l'artiste. C'est souvent vrai, c'est vraiment le cas pour vous Françoise. Vous qui avez nourri vos œuvres de votre vie, vous qui avez fait de votre vie un langage. Votre maison-atelier présente cette cohésion entre la vie et l'art : les déplacements, les gestes, les réflexions s'enchaînent d'une pièce à l'autre. Point de rupture, point de limite. Est-ce là le fondement de votre démarche ? Être à la croisée de ces différents espaces ? Être à la croisée entre le dedans et le dehors grâce à cette grande baie vitrée qui vous permet de plonger dans cette vue, dans le paysage. Être ainsi au contact du monde qui vous entoure ? Avec le chêne vert, le chêne blanc, le buis, le genévrier...
Françoise Vergier / Je suis « tombée en art » lorsque j'ai compris que la création se trouvait entre le monde et l'artiste. Qu'il était l'effet d'un « entre-deux ». Une conjugaison. Un point d'orgue. Une conjonction de coordination. Ne viendrait-on au monde pour se tenir, oui, parallèle à lui et le dire. Tout passe par les yeux et le corps. Nous sommes sensations et émotions. Devenir artiste c'est décider de leur faire confiance. D'entrer et de restituer l'empreinte de cet extérieur. Le plus difficile au départ est de trouver son langage et œuvrer dans ses limites.
C.C. / Est-ce le paysage qui vous inspire ou bien la nature qui vous aspire ? Vous qui avez fait le choix de vivre et de travailler dans les terres qui vous ont vu grandir. La garrigue vous encercle. Mais faudrait-il plutôt parler de maquis ? Selon l'École agronomique de Montpellier, la garrigue est au calcaire ce que le maquis est aux terrains siliceux. La silice dont vous faites du verre, dont vous faites des œuvres. Cette nature contribue à alimenter votre travail ainsi que votre imaginaire, elle forme des Horizons inépuisables – pour reprendre l'un de vos titres de 2012. Du verre soufflé, des cloches translucides qui enveloppent et protègent des microcosmes.
F.V. / Le paysage est né dans mon regard. Du coup je questionne la pensée qui voit. L'œil s'intériorise, l'imaginaire va créer « des phrases ». Devant, l'étendue devient espace, l'art est toujours une question d'espace non ? La campagne est une interrogation sur la nature. Aujourd'hui, qui prononce le mot Nature implique le mot Écologie et ses problèmes. L'art est forcément politique. Être face au beau paysage de mon atelier n'est aucunement une solitude abritée de tout. Au contraire le bruit du monde frappe à la vitre.
C.C. / Mais le maquis est aussi un espace de résistance, un espace dans lequel nous pouvons trouver une échappatoire pour défier les règles qui pèsent sur nous, en tant que femmes, en tant qu'artistes. Résister à l'occupation patriarcale, aux lois du marché, aux droits du plus fort. Comme vous le déclarez à travers ce titre : Oui c'est la guerre pour ce qui n'a pas de prix (2018). C'est une lutte ordinaire, dont on ne parle pas assez et que l'on voit peu. Et, bien qu'il nous arrive d'être isolées dans nos ateliers, dans nos campagnes, nous savons nous reconnaître. Nous formons malgré tout une communauté de femmes, des Guérillères pour citer Monique Wittig : « Elles affirment triomphant que / tout geste est renversement. »
F.V. / Votre citation me fait penser à la pensée de l'inversion des valeurs chez Nietzsche. Et si les valeurs dites masculines étaient renversées par des valeurs dites féminines. Le monde serait-il plus calme ? Les systèmes sociétaux moins conventionnels ? Plus libérateurs ? Où l'action ne serait pas la violence, la compétition, le pouvoir sur l'autre ? Où la différence serait un enrichissement ? L'Autre un élargissement qui ouvrirait les horizons ? J'ai décidé depuis longtemps d'agir et de ne pas obéir. Être selon soi, faire en dépit de tout ce qui entrave. Être artiste contient être guérisseuse.
C.C. / L'art est difficile mais il triomphera, dans l'équilibre fragile que l'on perçoit dans vos œuvres, comme dans La Vénus de la Place Tahrir (2013-2014). L'équilibriste est une figure que l'on retrouve fréquemment dans vos œuvres et elle m'apparait, non pas seulement en tant qu'acrobate de cirque, mais comme la métaphore de ce que toute femme, artiste, militante, mère, chercheuse, enseignante (et j'en passe) peut ressentir. C'est-à-dire, une mise en tension,
une mise en danger permanente de notre centre de gravité, de ce qui compte et que l'on porte en nous : nos idéaux, nos familles, nos enfants, nos terres... et bien sûr notre travail artistique.
F.V. / Je cherche à l'intérieur de chaque travail à établir « une tension ». Si le propre de l'art est la traversée du champ du réel, l'objet créé ne peut être que le résultat de cette corde tendue. Doit-elle l'être parce qu'il y a une traversée de l'espace-temps ? Parce que nos vies portent la charge des contraintes diverses et variées ? J'essaie de tenir l'œuvre sur le fil du rasoir. Ne pas tomber d'un côté ou de l'autre.
C.C. / Vous m'avez dit que votre rapport à la terre « c'est la mère ». Elle est à l'origine de tout, elle est l'origine du monde. Elle est d'ailleurs souvent citée dans votre travail, à travers sa ceinture dorsale, mais aussi peut-être en tant que déesse ? Une déesse régulièrement convoquée, ces dernières années, pour titrer vos œuvres. Comme une mère, elle semble vouloir prendre soin des siens, des êtres vivants, et elle tente par la grâce de préserver notre planète. Charme magique et art du fétiche. Vos œuvres nous rappellent que le fétiche vient du terme portugais feitiço. Vos œuvres paraissent tels des talismans contre le mauvais œil, des déesses guérisseuses. Et moi, je vous regarde faire, monter au colombin la prochaine déesse, une nouvelle sculpture pour qu'adviennent de nouveaux horizons.
F.V. / Avant 5000 ans de notre ère, la Déesse Terre, la Déesse Mère, était une déesse archaïque que les humains vénéraient. Elle était de puissance féminine évoquant la force énergétique de régénération de la nature. Elle appartenait tant aux hommes qu'aux femmes et était présente dans toutes les peuplades du monde. Mes « têtes » sont une réactivation de cette déesse très ancienne. La Déesse verdure, La Déesse de la lune, verte, La Déesse de la beauté sur terre, ou bien La Déesse de la clé des champs... sont parées pour affronter la nécessité d'une protection de la nature. Je dis un problème politique avec des armes esthétiques. Elles deviennent des objets intercesseurs. Le hiératisme particulièrement affirmé des « têtes » les classe du côté de l'objet magique et certainement aussi d'une mystique.
C.C. / Il faut savoir voir du Françoise Vergier, regarder les percées dans le paysage et comprendre pourquoi on retrouve tant de globes oculaires dans vos œuvres. À quoi ça sert ? (1990-1991) présente un cadre tel des paupières de manière à nous faire comprendre que le paysage nous regarde. Dans vos œuvres, les yeux paraissent presque autonomes, ils me rappellent les yeux de Sainte-Lucie se confondant avec des fleurs dans la peinture de Francesco de Cossa. Des yeux que l'on peut assimiler au monde végétal, qui s'enracinent directement dans votre environnement, dans vos œuvres. Votre atelier aurait la capacité de voir, il serait devenu cet organe utile à votre démarche... Serait-il devenu ainsi votre observatoire ? Il me paraît être le prolongement de votre regard sur le monde, il vous positionne là, comme vous avez su me le dire : en parallèle.
F.V. / L'importance du visage et la brillance de l'émail sont liées à l'œil. Il est un organe prépondérant de la perception du monde et de l'art. Je pense toujours un travail en fonction de la perception du regardeur, je veux que « ça » parle à tout le monde – sans confondre avec l'idée de plaire à tout le monde – et qu'il puisse être « vu » ou ressenti par n'importe qui. S'il est mal conçu, il ne peut être reçu. Il rassemble, convoque et se déploie, se donne à voir.
C.C. / Dans votre travail le paysage prend toute son importance, il se reflète à l'infini dans vos œuvres, tant dans vos dessins que dans vos sculptures : dans un revers de papier, dans le repli d'un bourrelet de terre, sous une couche de verre. Un reflet démultiplié qui semble être pris entre deux miroirs parallèles, dans votre psyché.
Dans l'ombre et la lumière apparaissent des champs, des bosquets, des bois, des étendues d'eau, des lignes, des routes. Dans la couleur noire de vos céramiques, vous me faites remarquer le tressaillage de vos émaux, ce réseau de fissures qui apparaît au niveau de la glaçure. Cette chimie me pousse à rêver, à imaginer que vos déesses peuvent elles aussi tressaillir, trembler face au monde, face à nous et sous le coup de l'émotion !
Vous retrouver au sein de votre atelier. J'avais déjà eu l'occasion de voir vos pièces, surtout des céramiques, mais sans vous connaître. Le travail d'un·e artiste prend toujours une autre dimension quand on connait l'artiste. C'est souvent vrai, c'est vraiment le cas pour vous Françoise. Vous qui avez nourri vos œuvres de votre vie, vous qui avez fait de votre vie un langage. Votre maison-atelier présente cette cohésion entre la vie et l'art : les déplacements, les gestes, les réflexions s'enchaînent d'une pièce à l'autre. Point de rupture, point de limite. Est-ce là le fondement de votre démarche ? Être à la croisée de ces différents espaces ? Être à la croisée entre le dedans et le dehors grâce à cette grande baie vitrée qui vous permet de plonger dans cette vue, dans le paysage. Être ainsi au contact du monde qui vous entoure ? Avec le chêne vert, le chêne blanc, le buis, le genévrier...
Françoise Vergier / Je suis « tombée en art » lorsque j'ai compris que la création se trouvait entre le monde et l'artiste. Qu'il était l'effet d'un « entre-deux ». Une conjugaison. Un point d'orgue. Une conjonction de coordination. Ne viendrait-on au monde pour se tenir, oui, parallèle à lui et le dire. Tout passe par les yeux et le corps. Nous sommes sensations et émotions. Devenir artiste c'est décider de leur faire confiance. D'entrer et de restituer l'empreinte de cet extérieur. Le plus difficile au départ est de trouver son langage et œuvrer dans ses limites.
C.C. / Est-ce le paysage qui vous inspire ou bien la nature qui vous aspire ? Vous qui avez fait le choix de vivre et de travailler dans les terres qui vous ont vu grandir. La garrigue vous encercle. Mais faudrait-il plutôt parler de maquis ? Selon l'École agronomique de Montpellier, la garrigue est au calcaire ce que le maquis est aux terrains siliceux. La silice dont vous faites du verre, dont vous faites des œuvres. Cette nature contribue à alimenter votre travail ainsi que votre imaginaire, elle forme des Horizons inépuisables – pour reprendre l'un de vos titres de 2012. Du verre soufflé, des cloches translucides qui enveloppent et protègent des microcosmes.
F.V. / Le paysage est né dans mon regard. Du coup je questionne la pensée qui voit. L'œil s'intériorise, l'imaginaire va créer « des phrases ». Devant, l'étendue devient espace, l'art est toujours une question d'espace non ? La campagne est une interrogation sur la nature. Aujourd'hui, qui prononce le mot Nature implique le mot Écologie et ses problèmes. L'art est forcément politique. Être face au beau paysage de mon atelier n'est aucunement une solitude abritée de tout. Au contraire le bruit du monde frappe à la vitre.
C.C. / Mais le maquis est aussi un espace de résistance, un espace dans lequel nous pouvons trouver une échappatoire pour défier les règles qui pèsent sur nous, en tant que femmes, en tant qu'artistes. Résister à l'occupation patriarcale, aux lois du marché, aux droits du plus fort. Comme vous le déclarez à travers ce titre : Oui c'est la guerre pour ce qui n'a pas de prix (2018). C'est une lutte ordinaire, dont on ne parle pas assez et que l'on voit peu. Et, bien qu'il nous arrive d'être isolées dans nos ateliers, dans nos campagnes, nous savons nous reconnaître. Nous formons malgré tout une communauté de femmes, des Guérillères pour citer Monique Wittig : « Elles affirment triomphant que / tout geste est renversement. »
F.V. / Votre citation me fait penser à la pensée de l'inversion des valeurs chez Nietzsche. Et si les valeurs dites masculines étaient renversées par des valeurs dites féminines. Le monde serait-il plus calme ? Les systèmes sociétaux moins conventionnels ? Plus libérateurs ? Où l'action ne serait pas la violence, la compétition, le pouvoir sur l'autre ? Où la différence serait un enrichissement ? L'Autre un élargissement qui ouvrirait les horizons ? J'ai décidé depuis longtemps d'agir et de ne pas obéir. Être selon soi, faire en dépit de tout ce qui entrave. Être artiste contient être guérisseuse.
C.C. / L'art est difficile mais il triomphera, dans l'équilibre fragile que l'on perçoit dans vos œuvres, comme dans La Vénus de la Place Tahrir (2013-2014). L'équilibriste est une figure que l'on retrouve fréquemment dans vos œuvres et elle m'apparait, non pas seulement en tant qu'acrobate de cirque, mais comme la métaphore de ce que toute femme, artiste, militante, mère, chercheuse, enseignante (et j'en passe) peut ressentir. C'est-à-dire, une mise en tension,
une mise en danger permanente de notre centre de gravité, de ce qui compte et que l'on porte en nous : nos idéaux, nos familles, nos enfants, nos terres... et bien sûr notre travail artistique.
F.V. / Je cherche à l'intérieur de chaque travail à établir « une tension ». Si le propre de l'art est la traversée du champ du réel, l'objet créé ne peut être que le résultat de cette corde tendue. Doit-elle l'être parce qu'il y a une traversée de l'espace-temps ? Parce que nos vies portent la charge des contraintes diverses et variées ? J'essaie de tenir l'œuvre sur le fil du rasoir. Ne pas tomber d'un côté ou de l'autre.
C.C. / Vous m'avez dit que votre rapport à la terre « c'est la mère ». Elle est à l'origine de tout, elle est l'origine du monde. Elle est d'ailleurs souvent citée dans votre travail, à travers sa ceinture dorsale, mais aussi peut-être en tant que déesse ? Une déesse régulièrement convoquée, ces dernières années, pour titrer vos œuvres. Comme une mère, elle semble vouloir prendre soin des siens, des êtres vivants, et elle tente par la grâce de préserver notre planète. Charme magique et art du fétiche. Vos œuvres nous rappellent que le fétiche vient du terme portugais feitiço. Vos œuvres paraissent tels des talismans contre le mauvais œil, des déesses guérisseuses. Et moi, je vous regarde faire, monter au colombin la prochaine déesse, une nouvelle sculpture pour qu'adviennent de nouveaux horizons.
F.V. / Avant 5000 ans de notre ère, la Déesse Terre, la Déesse Mère, était une déesse archaïque que les humains vénéraient. Elle était de puissance féminine évoquant la force énergétique de régénération de la nature. Elle appartenait tant aux hommes qu'aux femmes et était présente dans toutes les peuplades du monde. Mes « têtes » sont une réactivation de cette déesse très ancienne. La Déesse verdure, La Déesse de la lune, verte, La Déesse de la beauté sur terre, ou bien La Déesse de la clé des champs... sont parées pour affronter la nécessité d'une protection de la nature. Je dis un problème politique avec des armes esthétiques. Elles deviennent des objets intercesseurs. Le hiératisme particulièrement affirmé des « têtes » les classe du côté de l'objet magique et certainement aussi d'une mystique.
C.C. / Il faut savoir voir du Françoise Vergier, regarder les percées dans le paysage et comprendre pourquoi on retrouve tant de globes oculaires dans vos œuvres. À quoi ça sert ? (1990-1991) présente un cadre tel des paupières de manière à nous faire comprendre que le paysage nous regarde. Dans vos œuvres, les yeux paraissent presque autonomes, ils me rappellent les yeux de Sainte-Lucie se confondant avec des fleurs dans la peinture de Francesco de Cossa. Des yeux que l'on peut assimiler au monde végétal, qui s'enracinent directement dans votre environnement, dans vos œuvres. Votre atelier aurait la capacité de voir, il serait devenu cet organe utile à votre démarche... Serait-il devenu ainsi votre observatoire ? Il me paraît être le prolongement de votre regard sur le monde, il vous positionne là, comme vous avez su me le dire : en parallèle.
F.V. / L'importance du visage et la brillance de l'émail sont liées à l'œil. Il est un organe prépondérant de la perception du monde et de l'art. Je pense toujours un travail en fonction de la perception du regardeur, je veux que « ça » parle à tout le monde – sans confondre avec l'idée de plaire à tout le monde – et qu'il puisse être « vu » ou ressenti par n'importe qui. S'il est mal conçu, il ne peut être reçu. Il rassemble, convoque et se déploie, se donne à voir.
C.C. / Dans votre travail le paysage prend toute son importance, il se reflète à l'infini dans vos œuvres, tant dans vos dessins que dans vos sculptures : dans un revers de papier, dans le repli d'un bourrelet de terre, sous une couche de verre. Un reflet démultiplié qui semble être pris entre deux miroirs parallèles, dans votre psyché.
Dans l'ombre et la lumière apparaissent des champs, des bosquets, des bois, des étendues d'eau, des lignes, des routes. Dans la couleur noire de vos céramiques, vous me faites remarquer le tressaillage de vos émaux, ce réseau de fissures qui apparaît au niveau de la glaçure. Cette chimie me pousse à rêver, à imaginer que vos déesses peuvent elles aussi tressaillir, trembler face au monde, face à nous et sous le coup de l'émotion !