Texte de Patrick de Haas
Texte de Patrick de Haas
À propos du film La vache qui rumine de Georges Rey, 1969
Publié dans L'Art du Mouvement. Collection cinématographique du Musée national d'art moderne,
Direction Jean-Michel Bouhours, Éditions du Centre Pompidou, Paris, 1996
« Faut-il réagir contre la paresse des voies ferrées entre deux passages de train ? »
Marcel Duchamp
C'est une vache qu'il faudrait interroger pour avoir un avis d'expert sur la question. Avec La Vache qui rumine, Georges Rey verse une pièce originale au dossier de l'enquête.
Filmée en un unique plan fixe, une vache, face à la caméra (et donc à son spectateur), rumine. Rumine encore. Arrête inopinément sa rumination. Et rumine à nouveau. « À nouveau » ? Elle recommence à ruminer comme elle a toujours ruminé. Cela pendant deux minutes quarante-cinq secondes : longue durée par rapport aux autres films constituant l'histoire (encore inédite) de la représentation des ruminants au cinéma, mais durée d'une brièveté extrême au regard d'une vie de ruminant passée à ruminer. Car, comme le note laconiquement Georges Rey : Avant, elle ruminait ; après, elle ruminait.
Il s'agit en effet d'un bloc de temps, restitué tel quel, sans montage, dans son intégrité (intégralité), mais prélevé dans une durée plus vaste : il y a là un aspect qui le rapproche du ready-made et l'éloigne des films, aussi bien documentaires que de fiction, dont les ellipses produisent un temps diégétique qui diffère du « temps réel ». La sobre mise en scène de la mastication n'est pas non plus sans évoquer la noble figure du philosophe ou du poète méditant sur l'infini : « [...] il y a tant de choses qui finissent par le commencement que le commencement commence à finir par être la fin. [...] » (Tristan Corbière, Sagesse des Nations, Epitaphe, 1873)
Le film n'est pourtant pas tiré en boucle et l'absence délibérée de tout événement réserve cependant des surprises au spectateur. Car la vedette du film, sans se départir de son charme naturel, révèle un incomparable talent de comédienne. Comme s'il s'agissait d'un bout d'essai destiné à tester la palette de ses possibilités expressives, elle réalise une suite de mines avec un jeu particulièrement subtil : goguenarde, hautaine, l'air de celle-à-qui-on-ne-la-fait-pas, fausse-ment intéressée, vraiment indifférente, etc.
On comprend que ce film, réalisé en 1970, ait acquis une réputation légendaire dans le milieu du cinéma expérimental français. Car le face-à-face avec le spectateur ne peut manquer de provo-quer chez ce dernier de petits rires irrépressibles qui lui permettent enfin de libérer la posture bovine mal assumée qu'il occupe traditionnellement devant l'écran. À chaque projection du film répondent ainsi les « projections » inattendues de ses regardeurs toujours prêts à donner sens à la moindre modification du faciès.
Si La Vache qui rumine, grâce à son casting, occupe une place exceptionnelle dans l'histoire du cinéma, d'autres films de Georges Rey partagent certains paramètres techniques et esthétiques : plans fixes, noirs et blancs, silencieux, durée brève, qui concentrent l'attention sur un motif unique. « Mon cinéma ne veut rien, ne dit rien, il montre. » : cette attitude distante avec laquelle le cinéaste s'éclipse devant son objet qui doit apparaître nu et neutre, n'est pas sans parenté avec certains films d'Andy Warhol, sans qu'il faille pour autant parler d'influence.