Sur les traces de Pasolini
Sur les traces de Pasolini, par Laura Serani
Catalogue de l'exposition Italia, dopo la dolce vita, Bibliothèque de Lyon, Éditions deux-cent-cinq, Villeurbanne, 2011
À plus de trente ans de la mort de Pier Paolo Pasolini, les doutes sur les circonstances de son assassinat sont toujours là, mais, surtout, ce qui reste terriblement présent est le vide qu'il a laissé dans le panorama culturel et intellectuel.
Figure unique et irremplaçable, pas seulement sur la scène du cinéma ou de la littérature mais de la pensée, pour la puissance de sa réflexion, pour ce pouvoir dérangeant de provoquer des débats sur des questions tabous d'un point de vue politique, social ou éthique.
Personnalité complexe, tourmentée et troublante, toujours à contrecourant de tout conformisme et de ce qu'on définirait aujourd'hui le politiquement correct, Pasolini a été diabolisé par la droite et fut souvent très inconfortable pour la gauche. Son courage et ses prises de parole nous manquent encore plus aujourd'hui en ces temps de brouillard des repères et de passions tristes.
Revisiter les lieux de Pasolini est une façon de rompre l'oubli, de remémorer l'homme et l'œuvre, et surtout l'homme désœuvré, de rappeler sa place d'observateur et de dénonciateur. Ces lieux apparaissent alors comme des miradors d'où il appréhendait le monde.
Gilles Verneret s'est engagé dans une sorte de pèlerinage syncopé sur les traces de Pasolini, accompagné de son appareil photo. Et il a choisi une façon singulière, un parti pris extrémiste et radical de distanciation pour mener sa recherche, presque comme une enquête de police.
Un choix qui pourrait s'apparenter à une démarche ultra-conceptuelle un peu artificielle et forcée, mais le respect et l'admiration de Verneret envers Pier Paolo Pasolini et le renoncement à tout artifice, portent plutôt à croire en un choix d'une sincérité profonde.
Avec compassion et pitié, dans le sens latin de participation à la souffrance de l'autre et de dévotion, accompagnées de discrétion et méthodologie, Verneret a élaboré un inventaire des lieux chers à Pasolini, autour de Casarsa, le village maternel où, adolescent, Pasolini passait l'été - et où, aujourd'hui, la maison familiale accueille le Centro Studi Pier Paolo Pasolini - et de lieux symboliques à Rome.
Les images de Verneret dans la région du Friuli, la campagne ensoleillée, le lit du Tagliamento, les terrains de football que Pasolini aimait tant, la Chapelle de Versutta - qui lui doit la révélation de ses fresques - racontent la sérénité et la mélancolie de ces endroits de la première jeunesse où PPP découvrait les valeurs du monde rural et son intérêt pour le dialecte, rapidement au cœur de son œuvre poétique. 1
À ce propos est intéressante l'analyse d'Asor Rosa : "Il bilinguismo è la forma espressiva più giusta e adeguata di una scissione interiore, viva anche sul piano sessuale, tra etica e piacere, volontà intellettuale e pulsione passionale. Pasolini parla due tre o quattro lingue, alternativamente e confondendole nello stesso momento tra loro, perchè è il suo essere che non è risolto, non sa e non può risolversi (e identificarsi) in una sola voce. Pasolini anzichè rinchiudersi nella turris eburnea di un estetismo senza dubbi sceglie di sperimentare tutta la durezza del contatto, del confronto, del conflitto, dell'aspra contesa con il mondo." 2
Gilles Verneret ne se réfère jamais directement à l'œuvre, tout au plus il suggère, comme avec ce Rosada trônant en enseigne au milieu d'une des photos ; mot qui renvoie à la valorisation de Pasolini du dialecte, également acte d'opposition au fascisme qui prônait la langue nationale unique. Rome, au contraire, est avant tout la ville de l'exil, où il s'était installé en 1950 avec sa mère, après avoir dû abandonner précipitamment l'enseignement, les amis, l'activité politique, et où il devait vivre des périodes de solitude, dans la préoccupation de retrouver du travail et les inquiétudes pour sa mère, avant de commencer ses écrits romains tels que Ragazzi di vita ou Squarci di notti romane.
Dans Passione e ideologia, dédié à Alberto Moravia, PPP écrivait :
"Roma è una nazione dentro la nazione, nata con forza naturale quasi negli scatti e le pause irrazionali della storia, stratificandosi intorno a quel perno spiegabile, logico, che è il suo esser sede del Papato e "capitale" per definizione, con una grandiosità la cui natura ha i lineamenti del barocco. Ma mentre la sua storia entrava nella coscienza degli strati più elevati della popolazione, da una generazione all'altra, in quelli più bassi - l'aristocratico "sottoproletariato" romano - si ripresentava nuova in ogni nuova generazione, e inattiva se non in un comune Inconscio, ma proprio per questo più fertile, più vera, più inconfondibile. Ridotti i grandi periodi storici alla testimonianza di un rudero, di una strada, di un quartiere, la Roma vera -popolare- ricominciava e ricomincia daccapo, uguale e assolutamente nuova, nelle sue folle dialettali, le sue plebi faziose e servili, allegre e inaridite, interessate, come forse soltanto le napoletane, ai casi di una vita condotta capricciosamente e fantasiosamente, tutta all'esterno, in una disperata sete di allegra esibizione. (...) questa città così violentemente colorita, e non tanto per essere centro della Chiesa Cattolica e della nazione italiana, quanto proprio per una specie di ironico rifiuto ad esserla si presenta nella sua più poetica incoscienza : un misto di scetticismo e di violenza nel mettersi in rapporto con la vita del proprio tempo, dalla più quotidiana alla più solenne". 3
Mais c'est moins cette Rome exubérante que celle, scène d'un exil intérieur, dont il s'agit dans les photographies de Gilles Verneret. Où un sentiment de solitude et de désarroi traverse autant les rues désertes d'une ville méconnaissable, que les images de son récit. Opération des plus difficiles, car il ne s'agit pas de la Rome classique que l'on visite et photographie habituellement, de vestiges anciens ou de splendeurs baroques ni même de la ville vernaculaire. Il s'agit souvent de "non lieux", de banlieues à l'architecture anonyme et ennuyeuse, victimes de la spéculation immobilière et oubliées des plans urbanistiques, de terrains vagues, ponctués de signes, symboles, plaques commémoratives, anachroniques dans le contexte.
Verneret recherche, remonte le temps et arpente la ville, enregistre. Aucun emprunt "abusif" à l'écriture de Pasolini en référence à ses lieux de vie et de travail ou de son inspiration, juste des didascalies informatives, encore une fois sans pathos, des adresses et des dates. Ce recueil ressemble à un rapport de police, précis, méticuleux, sans concession.
Verneret semble avoir choisi de s'effacer en tant que photographe, encore une opération difficile. Il ne joue d'aucune dramatisation, ne trahit jamais l'émotion, évite les lyrismes, il choisit la couleur, bien plus neutre parfois que le noir et blanc, pour restituer le lieux de la façon la plus objective. Paradoxalement ce dispositif nous met plus brutalement en face d'une réalité qui en ressort encore plus douloureuse.
Via Carini, un immeuble années 60 dans la banlieue sud de Rome, au-dessus d'un parking et d'un bar, probablement déjà là quand Pasolini y habitait, au milieu des odeurs de pneus, de gazole et de toasts réchauffés.
Via Eufrate 9, quartier Ostiense, dernier domicile de PPP, un immeuble en petites briques du début des années 70, grilles aux fenêtres et portail en fer derrière lequel s'articule une copropriété aux cours parsemées de cactus et de buissons, dans une rue tranquille d'une banlieue résidentielle, habitat typique de la classe moyenne.
Les déménagements fréquents témoignent de l'amélioration des conditions économiques de Pasolini, tout en semblant indiquer sa préférence pour les quartiers anonymes, loin de ceux huppés plus au nord, ou de Trastevere et Campo de Fiori, fiefs de l'intelligentsia et des artistes. Jamais très loin des bourgades populaires de l'aristocratico "sottoproletariato" romano, qu'il aimait autant fréquenter que ses fidèles amis poètes.
Dans cette Rome qu'on a du mal à reconnaître, on est vite perdu, on a envie de quitter ce décor à la modernité anodine, de retrouver le centre et ses repères. Mais le voyage-enquête de Verneret suit son plan et nous amène ailleurs. Il survole l'expérience cinématographique de Pasolini avec une seule allusion à Teorema, délaisse ses lieux de prédilection nocturne comme les quais du Tevere ou les alentours de la Stazione Termine et nous précipite dans la désolation des plages d'Ostia et baraquements de l'Idroscalo, à l'étrange magnétisme.
La présence de voitures en ces lieux perdus, les traces de roues entre les flaques d'eau, ravivent le souvenir des chroniques hallucinées de la presse qui suivirent la mort incompréhensible et inacceptable de Pasolini. Et puis, on découvre qu'à l'endroit précis du meurtre, il y a aujourd'hui un jardin, des barrières et des grillages délimitent l'espace où une herbe trop verte a poussé, une plaque commémorative a été posée et, pas loin, Padre Pio et la Vierge en surveillent l'entrée.
Cette étrange oasis surréaliste, au milieu de nulle part, plus qu'à un hommage fait penser à une tentative d'exorciser et d'effacer la violence qui s'y est déchaînée l'espace d'une nuit. Pas seulement contre Pasolini, mais contre un symbole de ce que la société craignait et était incapable d'entendre, et qui, tel un oracle, annonçait la crise profonde dans laquelle nous faisions notre entrée. Avec sa mort, il devait, sans le vouloir, en ouvrir grand les portes.
Asor Rosa dans la préface de Passione e ideologia, disait encore : "Se una formula potesse chiarire saremmo tentati di definire Pasolini un "illuminista carnale" tanto è forte e pesante la pulsione che gli proviene dai recessi più segreti dell'essere, quanto lucida, rigorosa, brillante, perfino in certi momenti sofistica, la forza della sua argomentazione". 4